Demandée de longue date par les associations, la ‘déconjugalisation’ de l’AAH, qui consiste à découpler son montant des revenus du conjoint, va de nouveau être débattue au Parlement en octobre. Se réfugiant derrière la « solidarité familiale », le gouvernement s’y montre très opposé
Pour les bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé (AAH), s’installer en couple signifie souvent renoncer à son indépendance financière. En cause, le fait que le montant de cette aide sociale, d’un maximum de 903,60 euros/mois, est calculé selon les revenus du partenaire. Dès que ce dernier gagne plus de 1.020 euros nets par mois, l’AAH diminue. Au-delà de 2.270 euros, elle n’est plus versée.
Conséquence : les personnes souffrant d’un handicap, très souvent privées de travail, s’enfoncent dans une dépendance financière vis-à-vis de leur conjoint. Ce qui fait réfléchir à deux fois avant de s’installer en couple, alors que vivre avec ses parents n’influe pas sur le montant de l’AAH.
Selon Carole Salères, conseillère nationale emploi, ressources et formation de l’association APF France handicap, « le fait de ne pas avoir de ressources propres peut ouvrir la voie à une forme de maltraitance au sein du couple ». Cette dépendance financière peut nourrir des violences morales, voire physiques, fréquentes chez les personnes en situation de handicap.
Une année houleuse au Parlement
D’où la demande des associations d’une ‘déconjugalisation’ de l’AAH, également prônée par le Défenseur des droits et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Le combat a été relancé en début d’année par une proposition de « loi portant diverses mesures de justice sociale », déposée par la députée Jeanine Dubié (Parti radical de gauche, Hautes-Pyrénées). Une pétition de soutien à ce texte, adressée au Sénat, a dépassé les 108.000 signataires.
Contre toute attente, l’Assemblée nationale, à majorité LReM, a approuvé la proposition de loi en première lecture, bien que le gouvernement soit opposé à la déconjugalisation. En cause, un fort taux d’absentéisme des députés de la majorité lors du vote. La bourde sera rattrapée le 17 juin : en deuxième lecture à l’Assemblée, le gouvernement fait barrage, effaçant la déconjugalisation du texte. « Le débat a été pour le moins antidémocratique : le gouvernement est passé en force, en recourant au vote bloqué [qui oblige les députés à se prononcer sur sa propre version du texte, ndlr]. Sans cela, certains députés de la majorité se seraient probablement abstenus, et le texte aurait pu passer », observe Carole Salères.
Sonnés par cette gifle, les partisans de la déconjugalisation ne désarment pas : une vingtaine d’associations, dont APF France handicap, la Ligue des droits de l’homme, Sidaction, Aides et Solidarité Sida, se sont mobilisées le 16 septembre en soutien de la déconjugalisation. Le texte fera prochainement son retour au Sénat, le 6 octobre en commission des affaires sociales, le 12 octobre en séance publique.
Interrogée par Transversal, Jeanine Dubié se montre confiante quant à cette étape. Très engagé sur le handicap, le sénateur Philippe Mouiller (Les Républicains, Deux-Sèvres), rapporteur de la proposition de loi au Sénat, « a tout à fait adhéré à notre démarche. Il a décidé de reprendre la proposition de loi telle qu’elle était [avant la deuxième lecture de l’Assemblée nationale], avec l’accord de Gérard Larcher », président du Sénat.
La solidarité familiale, au détriment de l’AAH
Les choses devraient ensuite se corser : après l’examen en commission mixte paritaire (six députés, six sénateurs), viendra la lecture finale à l’Assemblée nationale, où le pire n’est pas exclu. Selon Carole Salères, un reniement final aurait « un effet désastreux pour le gouvernement ». D’autant qu’Emmanuel Macron a fait du handicap l’une des grandes causes de son quinquennat. A quelques mois de l’élection présidentielle, « le coût politique sera très élevé. Mais si la déconjugalisation n’est pas adoptée cette fois-ci, elle le sera lors de la prochaine législature. Le débat est mûr », ajoute-t-elle.
Pourquoi le gouvernement s’oppose-t-il à l’individualisation de l’AAH ? S’exprimant mi-février au Sénat, la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, Sophie Cluzel, estimait que l’AAH relevait certes de la solidarité nationale, mais qu’elle devait « s’articuler avec les solidarités familiales (…) Il est légitime de tenir compte de l’ensemble des ressources du foyer des bénéficiaires ». Ce qui est le cas pour d’autres minima sociaux, dont le RSA, pour lequel les revenus des parents sont également pris en compte.
« Je suis en total désaccord avec cette vision : le RSA relève du code de l’action sociale, l’AAH du code de la sécurité sociale », corrige Jeanine Dubié. L’AAH obéit au principe de « l’universalité de la solidarité », qui s’applique par exemple au remboursement des soins et des médicaments. Délivrée sur avis médical, cette allocation « est liée à l’état de santé d’une personne, il n’est pas juste que les ressources du conjoint soient prises en compte », estime la députée.
Carole Salères perçoit quant à elle des motifs plus prosaïques derrière le niet du gouvernement, dont « la peur d’ouvrir la porte à une déconjugalisation d’autres minima sociaux ». A elle seule, l’AAH disposait d’un budget de 11,1 milliards d’euros en 2021, avec une augmentation annuelle moyenne de 400 millions d’euros. Or la déconjugalisation pourrait coûter 730 millions d’euros de plus. « Le gouvernement veut contenir la dépense, mais ne peut pas le dire de manière aussi brutale », avance la conseillère nationale d’APF France handicap.
Un nouveau calcul pour couper au débat
Pour faire passer la pilule, le gouvernement a introduit dans la loi un nouveau barème de calcul de l’AAH selon les revenus du conjoint. Au lieu d’un abattement de 20% sur ceux-ci, il deviendrait forfaitaire, fixé à 5.000 euros. Ce qui équivaudrait à un gain moyen de 110 euros/mois pour les bénéficiaires de l’AAH en couple, tandis que 60% conserveraient leur allocation à taux plein, contre 45% actuellement. « Cela ne répond pas à la question, celle de la dépendance financière des bénéficiaires de l’AAH », note Carole Salères.
Qu’en est-il des personnes vivant avec le VIH ? Parmi celles qu’elle accompagne à l’Association de lutte contre le sida (ALS) à Lyon, l’assistante sociale Magali Chignier estime qu’« environ 10% » d’entre elles touchent l’AAH, proportion qui a nettement diminué en 20 ans. La diminution de l’AAH lors d’une installation en couple engendre des situations « difficilement vécues. Il est compliqué de se dire que l’autre va devoir tout assumer. C’est non seulement un coût financier, mais aussi moral ». Ce problème se retrouve surtout chez les couples homosexuels, note Magali Chignier, car « les hommes ont en général des salaires plus élevés ». Une inégalité peut en cacher une autre.