Avec une activité d’aquagym spécialement dédiée aux personnes trans vivant avec le VIH, l’association Acceptess-T est parvenue à leur rouvrir les portes d’un espace jusqu’ici excluant, malgré ses nombreux bienfaits. Reportage.
Vivi ajuste son bonnet de bain. Sur le tissu noir, des strass dessinent une fleur dont on ne sait s’il s’agit d’une rose ou d’une orchidée. Elle emplit ses poumons d’air et fait la planche, indifférente au match de water-polo qui débute dans le grand bassin d’à côté. Avec trois autres femmes trans séropositives, Vivi s’apprête à profiter, comme chaque semaine, du créneau d’aquagym qui leur est dédié à la piscine Hébert (Paris 18e). De l’aveu de Giovanna Rincon, directrice d’Acceptess-T, « le projet n’a pas été évident à mettre en place ». Promouvoir l’activité physique pour les personnes transgenres vivant avec le VIH était pourtant « la première chose [qu’elle avait] en tête » lorsqu’elle a créé l’association en 2010 (1). Elle-même séropositive depuis vingt-cinq ans, elle a conscience de ses vertus thérapeutiques chez des femmes ou des hommes sur qui les traitements combinés (de transition et d’antirétroviraux) peuvent avoir des effets dévastateurs. « Le sport est l’unique médicament qui n’a pas d’effet secondaire ! » clame-t-elle en souriant.
Le sport est l’unique médicament qui n’a pas d’effet secondaire !
Après avoir démarché en vain de nombreux partenaires potentiels, Giovanna Rincon a fini par rencontrer Stéphane Lusgarten, cofondateur de l’association Viacti. Ce dernier ne connaît alors pas du tout le milieu trans, mais œuvre pour l’aide aux personnes en situation de handicap à travers l’activité physique adaptée (APA). Avec le Réseau de santé Paris-Nord (2) et le Dr Jean-Pierre Aubert, spécialiste du VIH, il a ainsi participé à l’élaboration d’un certificat d’aptitude spécifique. En short au bord du petit bain – mais le plus souvent à l’eau avec les participant(e)s –, c’est lui qui mène l’atelier. « Ça va, pas trop fatiguées ? Alors on y retourne pour une série de dix abdos ! » lance-t-il d’une voix enjouée, entre deux conseils sur la position à tenir pour ne pas avoir mal au dos. Ici, pas de « Allez les filles » : Stéphane les appelle chacune par leur prénom, glissant même quelques mots d’encouragement en espagnol à celles dont le français n’est pas la langue maternelle.
Yuri, 42 ans, n’avait pas trempé le bout d’un orteil dans une piscine publique depuis son enfance dans son Pérou natal. Si elle n’était pas en train de faire des longueurs ce soir-là, elle serait restée tranquillement à la maison. Ou bien, comme trois jours par semaine, elle serait « allée au bois de Boulogne ». Pour Alexandra[3], une Colombienne de 50 ans au visage constellé de taches de rousseur, c’est aussi « la seule sortie » d’un quotidien ponctué par les soirées télé. « Cette activité leur permet de se rendre compte que l’espace public leur appartient autant qu’aux autres », commente Giovanna Rincon. L’idée séduit Hélène, séropositive depuis vingt ans, qui a connu « les sales regards dans les vestiaires », du temps où les trithérapies entraînaient encore d’importants effets indésirables sur le physique. « Il règne ici une sorte de gentlemen agreement : ils font leur truc, nous, on fait le nôtre ! » se réjouit-elle.
Se réappropier l’espace public
Cette activité leur permet de se rendre compte que l’espace public leur appartient autant qu’aux autres
« La piscine est un lieu excluant », renchérit Stéphane Lusgarten. Giovanna et lui ont longuement discuté avec le personnel de l’établissement afin de créer le cadre le plus rassurant possible à cette activité. « Ce n’était pas simple au début, admet l’intervenant, à cause des préjugés. Mais, finalement, ils ont été sensibles au fait de rendre accessible cet endroit à des personnes qui ne pourraient pas venir autrement. » Les participant(e)s ont donc un accès réservé aux cabines individuelles et peuvent se doucher et se changer à l’abri d’éventuels regards indiscrets. Surtout, elles sont autorisées à porter dans l’eau, en plus d’un maillot de bain, un collant court ou long pour couvrir le bas du corps. Comme l’explique la directrice d’Acceptess-T, « s’exposer est très compliqué pour ces personnes, car certaines souffrent de lipodystrophies et d’autres ont des séquelles importantes de chirurgies de féminisation qui se sont mal passées. Elles peuvent aussi avoir hélas intériorisé la transphobie. Il ne fallait pas que ce soit un frein à la pratique ».
Si Alexandra revêt un bas, c’est davantage pour « cacher son derrière » : « Depuis que je fais du sport, j’ai perdu 5 kilos et mon poids s’est stabilisé. Mais je me trouve toujours vieille et grosse. » Plus que de se réapproprier un lieu, il est question de se réapproprier son image. À chaque exercice, Stéphane s’enquiert : « Et là, quels muscles travaillent ? Où est-ce que ça tire ? » Une façon de s’assurer que personne ne force au-delà de ses capacités, mais aussi de les aider à réapprivoiser ce corps trop longtemps malmené. L’aquagym n’a pas été choisi par hasard. « En plus d’être un sport complet et très doux, analyse Giovanna Rincon, il permet de renforcer les muscles profonds et d’adoucir un corps qui n’est pas biologiquement féminin. » Ce point est particulièrement important pour les personnes transgenres qui vivent avec le VIH, selon Hélène :
« La lipodystrophie, par exemple, attaque ta féminité, te masculinise. C’est donc un retour en arrière : tu ne te reconnais plus quand tu te regardes dans la glace. Et, en plus d’être discriminée au sein de la société, tu es discriminée au sein de ta propre communauté, parce que ta transition n’est pas assez réussie. »
Après une série de longueurs, il est l’heure de former des duos. Tandis que l’une se laisse flotter, les yeux clos, l’autre, placée derrière elle, la guide doucement, les mains posées sur ses épaules. Un temps calme où seuls quelques éclats de rire résonnent parfois lorsqu’une sirène boit la tasse. « Le milieu aquatique permet de travailler sur différents niveaux, souligne Stéphane. Le renforcement, mais aussi la relaxation, le relâchement, l’abandon de soi, la peur du vide ou même la confiance en l’autre. » Cette dernière règne parmi les baigneuses, dont les liens se resserrent au fil des séances. Pendant l’effort, elles échangent un regard, un sourire ou un soupir. Dans la douche collective, Vivi se fait prêter du shampooing pour savonner ses longs cheveux bruns. « On se connaissait déjà via Acceptess-T, mais on se fréquente plus avec l’aquagym vu qu’on partage le cours et que souvent on va manger ensemble après », confirme Alexandra.
Et réapprivoiser son corps
Le milieu aquatique permet de travailler sur différents niveaux. Le renforcement, mais aussi la relaxation, le relâchement, l’abandon de soi, la peur du vide ou même la confiance en l’autre.
Plus d’infos
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Le week-end, Acceptess-T dispose d’un autre créneau, dans une piscine du 20e arrondissement. Obtenu avec l’aide de Ian Brossat, adjoint à la maire de Paris, il fait la fierté de Giovanna : « C’est la première fois qu’une association de personnes transgenres gère seule un créneau d’équipement sportif ! » Pour cette séance, famille ou ami(e)s sont invité(e)s à se jeter également à l’eau. « On leur fait signer une charte qui stipule notamment l’interdiction de toute réflexion transphobe ou en rapport avec la dictature de l’apparence. L’idée est d’inciter les personnes transgenres à interagir avec les autres, sans peur du jugement, et non pas de leur offrir seulement un lieu protégé et fermé. » Pour Giovanna, le but de l’association est clair : « Il faut promouvoir le vivre ensemble. » Espérons que l’argument fasse mouche auprès des institutions publiques qui décideront d’allouer des fonds à ce programme afin de le rendre pérenne (4).
- La structure compte 405 personnes dans sa file active, dont 76 % vivant avec le VIH.
- Aujourd’hui fermé pour raisons budgétaires.
- Le prénom a été changé.
- Le programme d’Acceptess-T est financé depuis 2012 par Sidaction, laquelle n’a pas vocation à soutenir des actions de façon pérenne.