L’actuel débat sur l’accès aux traitements et aux vaccins anti-Covid 19 dans le monde offre un aperçu des questions plus générales relatives à la santé mondiale, faisant écho au débat d’il y a 25 ans autour de l’accès aux antirétroviraux contre le VIH et des brevets détenus par l’industrie pharmaceutique. La crise sanitaire actuelle a le mérite de remettre ces sujets au premier plan.
Il y a comme un air de déjà-vu dans les débats qui entourent la crise sanitaire liée au Covid-19. Alors que les pays riches se vaccinent à un rythme effréné pour tenter d’endiguer le virus et ses variants, avec près de la moitié de ses populations immunisées, le contraste est caricatural. En Afrique, moins de 2 % de la population a été vaccinée. Seules 1 % des doses administrées dans le monde l’ont été en Afrique, sur près de 3,3 milliards de doses au total début juillet. Frappés par la pandémie, les pays du continent n’auront vacciné, à ce rythme, qu’un dixième de leur population d’ici septembre, a prévenu l’OMS en juin dernier. La couverture de la population demeure beaucoup trop faible en Asie du sud-est et en Amérique du Sud.
Avant même que les vaccins ne soient disponibles, la communauté internationale avait pourtant anticipé ce risque avec la création de Covax, le pilier « vaccins” de l’accélérateur d’accès aux outils anti-Covid (ACT-A), dont l’objectif est de mutualiser l’achat de doses pour en permettre l’accès aux pays à revenu faible ou moyen. L’objectif de Covax était de permettre la vaccination de 20 % des populations de ces pays, à charge pour ces derniers d’acquérir le complément, via la plateforme Avatt (Africa Vaccine Acquisition Task Team) pour ce qui concerne l’Afrique. Un an après sa création, le bilan est pour le moins contrasté. Début juillet, Covax, dont le principal fournisseur restait AstraZeneca, n’avait expédié que 100 millions de doses à 133 pays participants, alors que le mécanisme doit en principe fournir près de 2 milliards de doses sur l’ensemble de l’année.
Au total, le programme a anticipé l’achat de 3,2 milliards de doses, mais une bonne part ne sera livrée qu’en 2022. Livraisons au compte-goutte, retards d’approvisionnement, manque d’usines in situ : comme si se reproduisait le scénario de la crise du H1N1 de 2009 – des pays riches raflant toute la production – ce que les initiateurs de Covax voulaient absolument éviter. La communauté internationale devra fournir bien davantage pour éviter que la pandémie explose dans les pays sous dotés, et par conséquent que de nouveaux variants surgissent avec la circulation accrue du virus.
La question des brevets à nouveau soulevée
L’inégale répartition des traitements et des vaccins a rapidement fait ressurgir un débat bien connu des acteurs de la lutte contre le VIH : la question d’une levée, au moins temporaire, des brevets pour accélérer la production locale et, si possible, faire baisser des prix qui restent prohibitifs – jusqu’à 20 euros la dose pour le vaccin ARNm de Pfizer. Si bon nombre de pays riches s’y opposaient au départ, privilégiant, à l’instar de la France, le mécanisme Covax, les déclarations du président américain Joe Biden en mai dernier en faveur d’une dérogation aux Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Adpic), demandée depuis octobre 2020 par l’Inde et l’Afrique du sud, a changé un peu la donne. La Commission européenne, à l’instar de l’Allemagne, y reste réticente, mais son Parlement s’y est dit favorable. La France en soutient désormais le principe du bout des lèvres. Des négociations compliquées se tiennent à ce titre au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Une telle levée de brevets est-elle envisageable aujourd’hui ? Suffirait-elle à combler le retard ? “Il y a eu des déclarations fortes, mais ce sont pour l’heure des déclarations d’intention”, relativise Matthieu Dhenne, avocat spécialisé en contentieux des brevets d’inventions, notamment dans le domaine pharmaceutique. “Une telle suspension des brevets paraît possible, mais la question soulève des difficultés pratiques. Il faut savoir de quels brevets l’on parle : il y a à ce jour des brevets sur les procédés de fabrication, mais pas sur les vaccins. En outre, une levée des brevets ne ferait pas du vaccin un bien commun. Seul le bien immatériel qu’est l’invention serait un bien commun. Pour en faire un bien commun, il faut produire, il faut des usines. Le brevet n’est que le début de la chaîne.”
Depuis le début de la campagne vaccinale, le président de la Fédération internationale de l’industrie pharmaceutique, Thomas Cueni, répète d’ailleurs à l’envi que la levée des brevets n’est pas la solution. “Les droits de propriété intellectuelle ne sont pas le problème”, assurait-il en mars dernier devant l’OMS. “Les goulets d’étranglement sont la capacité, le manque de matières premières, le manque d’ingrédients.”
Ce n’est pas l’avis des ONG impliquées dans la distribution des vaccins dans les pays à faible revenu, ni celui des associations en pointe dans la lutte contre le VIH, familières de longue date avec la problématique de l’accès aux traitements. Le 5 juillet, plusieurs associations, dont Sidaction, ainsi que des personnalités scientifiques comme l’infectiologue Karine Lacombe et l’ancien directeur du Fonds mondial de lutte contre le sida Michel Kazatchkine, ont demandé, dans une déclaration commune, la levée immédiate des brevets sur les traitements et vaccins anti-Covid, sous la forme “d’une dérogation au droit de propriété intellectuelle qui dispenserait les États de leur obligation en matière de propriété intellectuelle sur les outils de diagnostic, traitements, vaccins, composants nécessaires à leur fabrication et dispositifs médicaux indispensables à la lutte contre le Covid”. Cette dérogation, qui aurait pour objectif de faciliter les transferts de technologie, se fonderait sur le droit international existant et l’accord de Marrakech (1994) qui régit l’OMC.
“La levée des brevets est le préalable, à travers une dérogation ou une licence obligatoire” (lorsque les pouvoirs publics autorisent un tiers à fabriquer un produit breveté sans le consentement du titulaire, NDLR), abonde la chercheuse en sciences sociales Gaëlle Krikorian, spécialiste du sujet. “Les États ont décidé de donner la propriété intellectuelle aux laboratoires. La production a été limitée à ceux qui possèdent les molécules, alors qu’on aurait pu imaginer – ce que l’on ferait dans n’importe quel autre univers industriel – multiplier les lieux de production sur tous les continents. On est resté entre les mains de quelques compagnies qui, sous pression, trouvent des sous-traitants, mais cela va trop lentement.” Courant juillet, Pfizer-BioNTech s’est ainsi associé à une entreprise sud-africaine pour produire 100 millions de doses par an… D’ici à 2023, un horizon qui paraît très lointain à l’échelle de cette pandémie.
Quel rapport de force avec les laboratoires ?
L’un des arguments avancés par les laboratoires est le manque de savoir-faire dans les pays concernés, qui rendrait le transfert de compétences compliqué. “Une levée des brevets faciliterait sans doute l’accès, mais sans le savoir-faire et les capacités de production liées, on ne peut rien faire”, observe Matthieu Lhenne. “Les principaux centres se trouvent en Inde, en Chine. Il y a aussi des usines en Afrique du Nord. Pour faire de l’ARNm notamment, il faut une mise à niveau.”
Pour Gaëlle Krikorian, une telle mise à niveau est cependant loin d’être insurmontable. Une fois les brevets suspendus, “il faut organiser la production”. “Il se trouve que les vaccins ARNm sont une technologie qui n’est pas compliquée à mettre en œuvre rapidement. L’Inde est un pays pauvre, mais elle possède une énorme capacité technologique et scientifique. On pourrait également produire en Tunisie, ou au Maroc. Bien sûr, il est nécessaire d’avoir un transfert de technologie et les firmes rechignent à donner la recette. Mais on pourrait utiliser les moyens légaux pour les contraindre. Les investissements publics massifs mobilisés pour la recherche constituent aussi un levier.” Selon la chercheuse, de nombreux pays pourraient en réalité produire les vaccins à court terme, le préalable étant la levée des brevets.
Vingt ans après la Déclaration de Doha, qui affirmait la prééminence des enjeux de santé publique sur les règles commerciales, faisant de l’innovation en santé un “bien public global”, la crise du Covid-19 semble démontrer que beaucoup, voir tout reste à faire dans ce domaine. La bataille pour la production de génériques contre le VIH s’était alors traduite par “une prise de conscience internationale sur l’accès aux médicaments”, relève Gaëlle Krikorian. “On avait réalisé qu’il existait des dispositions dans les accords internationaux qui donnaient la possibilité aux États de recourir aux licences obligatoires. Mais dans les faits, les licences obligatoires ont été utilisées de façon très marginale, et essentiellement dans le contexte du VIH.”
La bataille pour l’accès aux traitements et vaccins anti-Covid serait, à ce titre, annonciatrice des tensions à venir autour de nouvelles molécules ou vaccins, dans le domaine du VIH et des grandes pandémies. Pour les défenseurs d’une levée de brevet, c’est la stricte application des règles internationales, et donc une volonté politique, qui prévaut. Les laboratoires, eux, craignent par-dessus tout qu’un tel dispositif ne se généralise. “Le risque de la levée des brevets, c’est de se retrouver avec une industrie qui n’a plus intérêt à investir dans la recherche”, avance Matthieu Dhenne. “C’est, à terme, un défaut d’innovation pour d’autres médicaments à venir, mais aussi le risque d’une industrie pharmaceutique qui refuse de coopérer.”
La piste intermédiaire de la “licence d’office”
Pour maintenir le dialogue entre les pouvoirs publics et l’industrie, l’avocat plaide pour un recours aux licences d’office, un dispositif prévu par le code de la propriété intellectuelle qui permet à l’État d’obtenir, à tout moment, pour répondre à un impératif notamment sanitaire, une licence pour l’exploitation d’une invention. Une voie moyenne entre la levée des brevets, forme d’expropriation, et le statu quo actuel. La licence d’office a d’ailleurs été peu évoquée depuis le début de la crise sanitaire, exception faite de deux propositions de lois émises, l’une par les députés de La France insoumise, l’autre, en avril 2021, par le sénateur LR Ronan Le Gleut.
Ce dernier suggérait ainsi, dans l’exposé des motifs, “d’assouplir l’accès aux inventions brevetées dans une perspective d’intérêt général en permettant à des entreprises de fabriquer des vaccins et traitements mis au point par d’autres”, moyennant le versement d’une redevance au titulaire du brevet par le fabricant. Le texte proposait d’assouplir le dispositif encore trop lourd de la licence d’office, jamais utilisé en France, et de le restreindre au motif “d’extrême urgence sanitaire”.
“Avec la licence d’office, les brevetés continueraient de toucher des redevances, mais ils n’auraient plus tout le contrôle de la production. Le fait que l’État puisse prendre la main faciliterait la production, la recherche et permettrait de baisser les prix en donnant une fenêtre de tir aux génériqueurs,” estime l’avocat spécialiste des brevets, avançant aussi cette solution pour les thérapies d’avenir.
Le partage des brevets est possible, veulent croire en tout cas de nombreux acteurs de la santé mondiale. “Ce n’est pas un mirage, Unitaid l’a réussi en créant et en finançant à 90 % le Medicines Patent Pool qui a su négocier le partage volontaire des brevets face au sida, à l’hépatite C et à la tuberculose”, plaidait ainsi l’ancienne ministre Marisol Touraine, présidente d’Unitaid, dans une tribune publiée en juin dernier dans Le Monde. “Cela ne remet pas en question la nécessaire rémunération de l’innovation, soutenue par des investissements publics et garantie par des prix suffisamment élevés dans les pays riches.”
Lutter contre l’opacité, gagner en compétence
La crise sanitaire semble toutefois montrer que la question, à plus long terme, de l’accès mondial aux innovations de santé, est loin d’être réglée. “Les problèmes avec le système pharmaceutique persistent, au-delà de la crise actuelle”, analyse Gaëlle Krikorian. “On a, d’un côté, des vieux antibiotiques qui n’intéressent personne, car ils ne coûtent pas assez cher. De l’autre, des technologies largement financées par le public, mais qui coûtent très cher, et dont la production est contrôlée par quelques-uns. En outre, même dans les pays riches, les multinationales ne parviennent pas à maintenir les niveaux de profits qu’elles espèrent.” La nouveauté, avec la crise du Covid, est que la pénurie ne concerne pas seulement les pays les plus démunis.
La réponse est donc politique, estime la chercheuse, à l’instar des ONG. Elle touche d’abord à “la transparence” autour des contrats qui lient la puissance publique et les laboratoires, comme l’a illustré la grande opacité autour des négociations menées par l’Union européenne dans la crise du Covid. Une résolution, à ce titre, avait été portée en 2019 au niveau de l’OMS. La crise actuelle met aussi en lumière la nécessaire reprise en main par l’autorité politique, qui pourrait, selon la spécialiste, négocier directement avec les sous-traitants des grandes firmes, aux avant-postes de la recherche et de l’innovation, plutôt que de se cantonner à des discussions avec les patrons des grandes firmes. Enfin, la situation actuelle démontrerait la nécessité de “réinternaliser les compétences” au sein des institutions politiques, dont le manque d’expertise autour de la propriété intellectuelle a été montrée du doigt à de nombreuses reprises ces derniers mois.