Comment assurer l’accès des populations aux produits de santé ? Coauteure du livre Combien coûtent nos vies ? et cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, Pauline Londeix explique en quoi les pouvoirs publics doivent reprendre la main sur le monopole des multinationales pharmaceutiques.
Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Autour de ces questions d’accès aux médicaments et de politiques pharmaceutiques, il existe une profonde opacité et une volonté de la part des géants pharmaceutiques de noyer la population dans un discours extrêmement technique. Selon nous, derrière cette apparente complexité, se trouvent en réalité des enjeux assez simples à comprendre. Avec ce livre, nous voulons qu’une personne éloignée de ces thématiques puisse se poser les bonnes questions sur les modèles de recherche, les prix – de plus en plus exorbitants –, la disponibilité des médicaments et les causes des pénuries. Nous avons aussi souhaité montrer que les États ont la possibilité de reprendre la main sur les politiques de médicaments, dont dépendent nos vies.
Vous déplorez notamment une recherche orientée vers les profits et non vers les besoins réels des populations.
La recherche et développement (R&D) du secteur pharmaceutique est tournée vers la maximisation des profits à court terme : développer des médicaments qui seront vendus massivement à des populations riches. Par exemple, la recherche sur les antirétroviraux pour les enfants vivant avec le VIH est totalement délaissée parce que ces enfants vivent en grande majorité dans des pays à bas et moyens revenus. Les populations considérées comme moins rentables n’intéressent pas les industries pharmaceutiques.
S’agit-il de la financiarisation de la recherche que vous dénoncez dans le livre ?
La financiarisation de la recherche est plutôt l’étape finale de ce processus de maximisation des profits. Dans ce secteur, les multinationales mènent des opérations financières plutôt que des recherches. Elles identifient des start-up qui ont développé des traitements et/ou des technologies prometteurs, elles parient dessus en Bourse afin de récupérer de l’argent. Il s’agit d’une externalisation de la recherche et du développement via le rachat de start-up. En 2011, Gilead Sciences a ainsi racheté pour plus de 11 milliards de dollars la start-up Pharmasset, qui avait développé le sofosbuvir, une molécule efficace contre l’hépatite C. La simple annonce de ce rachat a permis un retour sur investissement avant même d’avoir vendu le moindre comprimé.
Et on parle d’opérations boursières auxquelles contribue indirectement l’argent public.
Il s’agit de milliards donnés en aides directes pour la R&D, en exonérations fiscales, en divers dons… Un élément central qu’on omet et qui est pourtant essentiel est que les États sont les premiers investisseurs des firmes par les remboursements des différents systèmes de sécurité sociale. Pour reprendre l’exemple du sofosbuvir, on n’y aurait probablement pas accès en France sans l’Assurance maladie puisque le prix accepté par nos pouvoirs publics a été de 41 000 euros le traitement.
Comment est-ce possible pour un traitement produit pour moins de 1 00 euros ?
Le problème majeur est que le Comité économique des produits de santé, en charge de négocier les prix des médicaments pour la France, n’a pas toutes les cartes en main pour pouvoir juger de façon rationnelle du bien-fondé des prix demandés par les industriels. Ils sont tout puissants parce que si les États n’acceptent pas ces prix, les firmes ne commercialisent pas le médicament dans le pays, même si ce dernier peut sauver des vies. Les autorités sanitaires n’ont donc pas d’autre choix que d’accepter le tarif puisqu’elles savent que des malades attendent un traitement.
Et depuis ces 41 000 euros accordés par la France, les prix des traitements continuent de grimper.
En 2019, on a vu une thérapie génique contre une maladie rare commercialisée aux États-Unis à plus de 2 millions de dollars ! Si on ne pose pas des critères rationnels afin d’établir les prix des médicaments, l’augmentation risque de contraindre les autorités à faire des choix : qui pourra bénéficier ou non des traitements. Le Conseil consultatif national d’éthique a également tiré la sonnette d’alarme dans un avis rendu le 24 novembre 2020.
On évoque la libre concurrence, mais elle n’existe pas. Ce sont les monopoles qui permettent d’appliquer ces prix extrêmement élevés. Le secteur pharmaceutique est régi par des concentrations de marchés énormes.
Pourquoi se retrouve-t-on confronté à de telles situations ?
C’est le grand paradoxe du système. On évoque la libre concurrence, mais elle n’existe pas. Ce sont les monopoles qui permettent d’appliquer ces prix extrêmement élevés. Le secteur pharmaceutique est régi par des concentrations de marchés énormes. Prenons l’exemple de l’insuline, 80 % de sa production est entre les mains de trois producteurs, qui dominent le marché et fixent les prix. Ils ne connaissent pas de concurrence. Concernant les produits de santé – qui ne sont pas des produits comme les autres –, il faudrait réfléchir à les sortir de la brevetabilité et de la propriété intellectuelle pour un modèle plus équitable.
Pour ce qui est des brevets, l’exemple de Sanofi et de son traitement contre la tuberculose est très parlant. Racontez-nous.
Il s’agit de deux molécules, la rifapentine et l’isoniazide, utilisées contre la tuberculose. La première a été mise sur le marché en 1952, la seconde en 1988 ; aucune n’a été découverte par Sanofi, ni même leur utilisation en combinaison, dont l’efficacité a été prouvée par de l’argent public. En 2013, Sanofi a néanmoins déposé plus d’une centaine de brevets, les justifiant par une amélioration apportée à la formule. À l’époque, je travaillais pour l’ONG Treatment Action Group (TAG). On a publié un rapport qui s’appuyait sur des analyses pharmacologiques et juridiques, et démontrait que les demandes de brevet étaient abusives au regard des lois sur la propriété intellectuelle de nombreux pays. Pourtant, certains d’entre eux, comme la Chine et l’Afrique du Sud, durement touchés par la tuberculose, avaient accordé le brevet, empêchant ainsi la commercialisation de génériques. À la suite d’une mobilisation internationale, Sanofi a finalement retiré ses demandes de brevet.
Alors que Sanofi n’avait rien inventé ni découvert.
Absolument. Des brevets sont accordés, par opacité, par manque d’analyse, de moyens, etc. Et ce, alors que les critères de brevetabilité, propres à chaque pays, ne sont même pas respectés ! Les firmes pharmaceutiques utilisent ces disparités entre les pays afin d’obtenir des monopoles partout dans le monde.
Que faut-il faire pour reprendre la main ?
Avant tout, mettre en place la transparence. Matières premières, essais cliniques, recherche fondamentale, etc. Il s’agit de critères rationnels auxquels les États doivent avoir accès. Les pouvoirs publics en ont besoin pour mener les arbitrages nécessaires. Les politiques publiques en matière de médicaments ne peuvent plus être menées à l’aveugle.
D’autant plus qu’il y a urgence. Résistance aux antibiotiques, pandémies, explosion des maladies liées à nos modes de vie…
Oui, on peut aussi y ajouter le vieillissement de la population mondiale. L’augmentation des besoins de santé continuera à s’accélérer. Dans ce livre, nous posons une série de questions, simples, avec des exemples, afin que tout le monde puisse s’emparer de ce débat, qui n’a malheureusement pas eu lieu lors des dernières élections présidentielles et législatives.
[i] Pauline Londeix et Jérôme Martin, Combien coûtent nos vies ? Enquête sur les politiques du médicament, Paris, éd. 10/18, sept. 2022, 112 pages, 6 euros.