Après les monuments construits en hommage aux victimes du SIDA à New York et à Durban, Transversal invite ses lecteurs à découvrir celui qui a été inauguré à Munich, au début des années 2000. Il compte parmi la vingtaine de monuments en Allemagne qui commémorent les vies des personnes mortes de la pandémie.
Riche et cosmopolite, Munich est la capitale du land de Bavière. Le monument est situé au sud-est de la ville, dans le quartier deGlockenbachviertel, appelé aussi le quartier rose (Rosa Viertel). Quartier des bars et des boîtes de nuit auxquels accèdent les noctambules par la station de métro de la Porte de Sendlinger.
Erigé en juillet 2001 et inauguré le 17 Juillet 2002, le monument est une colonne de 4 mètres de haut et de 80 centimètres de diamètre. Primé lors de la compétition lancée par la municipalité, le projet de Wolfgang Tillmans reproduit, à l’échelle 1, une colonne en céramique bleue de la station de métro voisine.
En tout point semblable aux piliers du quai de la station de la Porte de Sendlinger, le monument en diffère pourtant radicalement par une inscription qui donne à lire en langue allemande :
AIDS SIDA
den Toten les morts
den Infizierten les contaminés
ihren Freunden leurs amis
ihren Familien leurs familles
1981 bis heute de 1981 à aujourd’hui
Apparu relativement tôt dans l’histoire de la mémoire du sida, le Aids monument se réfère – directement ou indirectement – aux anti-monuments du plasticien, Jochen Gerz, notamment au Monument contre le fascisme – Monument invisible (Hambourg, 1986). Une colonne d’un mètre de large et de douze mètres de haut, recouverte d’une fine couche de plomb, s’enfonce dans le sol au fur et à mesure que les passants inscrivent un nom, un mot, un dessin, devenant ainsi les coauteurs et co-responsables anonymes du monument. Depuis novembre 1993, ce monument est totalement enfoui. En 1997, Jochen Gerz déclarait : « Les lieux de mémoire sont les hommes, pas les monuments ».
Inscrit dans l’histoire de l’art tout autant que dans celles des idées et de sa propre vie, le monument de Wolfgang Tillmans montre qu’il est possible de s’approprier et de partager certaines des références fondatrices de la modernité en les confrontant au réel. A la manière d’un dj postmoderne, l’artiste mixe et rejoue ici le ready made de Marcel Duchamp (1913), le « less is more » de Ludwig Mies van der Rohe, (« moins, c’est plus »), l’art minimal des années 1960 et l’art in situ (Daniel Buren, 1967), tout en questionnant le « high and low » et la place de l’art dans l’espace public.
L’amour laisse des images
Renversement total de perspective pour l’artiste qui prend ici le contre-pied d’une oeuvre dans laquelle le corps occupe une place centrale. Que ce soit dans les portraits qui explorent ses relations amoureuses ou celles de ses amis. Par exemple : Lutz & Alex (1992), Corinne (1993), Anders (2005), Richard (2005), Dan (2008), Philip (2011), Karl (2012), Simon (2013), Dimitri & Ivan (2014), Eleanor (2016).
Ou dans les scènes de rue et de clubbing. Ainsi : The Cock (Kiss) (2002), Panorama Bar, Berlin (2004), Shangai night (2009), Addis Abeba afternoon (2012), London Olympics (2012), The Spectrum, (2014), The Blue Oyster Bar, Saint-Petersburg (2014).
Ou bien, dans les photos en noir et blanc de la série Chemistry (1992). Gros plans d’une nuque, d’un cou, d’un profil, d’un torse, d’une aisselle, d’une oreille, saisis, au rythme des pulsations, sur le dance floor du célèbre club londonien. Photos de corps désirables couverts de gouttelettes de sueur, photos du corps de l’Autre qui disent que le réel ne surgit que sous la figure du ratage… même quand la photo est réussie.
Ou encore, dans les séries prises dans le métro londonien – Piccadily line, Waterloo line, Jubilee line, etc. (2001) – lieu d’expériences sensuelles et observatoire privilégié de la comédie sociale. Pour Tillmans, le métro est le lieu d’« une incroyable intimité entre les hommes et les femmes qui sont là si près les uns des autres et se regardent ».
Dans le flot d’une pensée qui pense en image : les nuances de bleu de la colonne convoquent les photos-souvenirs de chacun des regardeurs, comme elles appellent toutes celles prises par Wolfgang Tillmans. Parmi elles, une, en couleur, éclaire encore différemment le monument. Elle montre des boîtes de médicaments anti-rétroviraux. 17 years’ supply (Stock de 17 ans, 2014).
En contrepoint à tous ces clichés qui racontent une génération, en même temps que la vie de l’artiste, le monument donne à penser, en creux, aux femmes et aux hommes des années sida. Corps glorieux. Corps malades. Corps absents. La présence de deux bancs de granit est une invitation à s’asseoir pour dialoguer – de jour comme de nuit – avec l’un ou l’une des disparus, tout aussi bien qu’avec un passant, l’œuvre ou soi même.
L’invention de soi
Alors que le dj d’un club alentour sample Station to Station de David Bowie : « I’m thinking that it must be love / It’s too late – to be gratefull / It’s too late – to be late / It’s too late – to be hateful… », les night clubbers, dans la lumière stroboscopique, s’interrogent : « Que faire de sa vie ? ». Lointain écho à saint Augustin, que Wolfgang Tillmans aime citer : « Je ne suis pas ma vie. Je vis mal de moi. J’ai été ma mort ». L’artiste laisse, lui, advenir sa vie sous la forme d’un récit photographique qui s’avoue et s’invente comme une altérité en mouvement. C’est une des leçons, exemplaire et paradoxale, de la colonne qui se dresse, seule et immobile, non loin de la Porte de Sendlinger.