En France, il est recommandé aux mères vivant avec le VIH de ne pas allaiter leur bébé. Une recommandation contraire à celle de l’OMS, qui préconise l’allaitement maternel, notamment dans les pays du Sud où l’accès à l’eau potable est difficile et les risques d’infections élevés. Les recommandations françaises seront actualisées cette année, l’occasion de faire le point sur les pistes envisagées et envisageables alors que les traitements antirétroviraux ont fait leurs preuves.
Dès 2009, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) arecommandé l’allaitement exclusif jusqu’aux douze mois du bébé quand la mère était sous traitement antirétroviral (ARV) [i] : « L’OMS recommande désormais de poursuivre l’allaitement jusqu’à l’âge d’un an, à condition que la mère VIH-positive ou l’enfant prenne des ARV pendant cette période, ce qui réduira le risque de transmission et améliorera les chances de survie de l’enfant. » Cette recommandation, formulée il y a treize ans, a été confortée en 2016 et 2021[ii].
Pourtant, en France, dans le rapport sur la prise en charge du VIH [iii], les experts préconisent : « L’allaitement artificiel reste toujours en 2017 la seule prévention totalement efficace de la transmission postnatale et ne pose pas de risque pour la santé de l’enfant dans les pays du Nord contrairement à ce qui est observé dans les pays aux ressources limitées. L’allaitement maternel reste donc contre-indiqué en France. » La raison ? « Malgré l’accumulation de données en Afrique sur le faible risque de transmission de l’allaitement sécurisé par les antirétroviraux, le risque résiduel de transmission n’est pas nul. En effet, on ne peut exclure la persistance d’un risque résiduel de transmission à partir des cellules infectées qui sont présentes dans le lait des mères traitées, même dans les cas où la trithérapie permet un contrôle optimal de la virémie maternelle. » Ces experts ont ainsi jugé qu’en France le bénéfice-risque penchait en faveur de l’allaitement artificiel, les conditions d’hygiène étant optimales et la prévalence du VIH largement inférieure aux pays d’Afrique subsaharienne.
Des cellules infectées dans le lait maternel
Chaque année, dans le monde, 160 000 nourrissons sont infectés par le VIH lors de la grossesse, de l’accouchement ou de l’allaitement. « Pour des mères qui ne sont pas sous ARV, le risque de transmission de la mère à l’enfant s’élève à 30 %, la période de l’allaitement concerne en moyenne la moitié de ce risque », note Philippe Van de Perre, virologue au CHU de Montpellier. Depuis plus de trente ans, il dirige des recherches sur le sujet, notamment via les différentes études Promise [iv] menées en Afrique (la première a été lancée en 2009). L’objectif de ces études est d’acquérir de solides données sur l’allaitement et d’optimiser la stratégie de prévention de l’OMS.
Le virologue est le premier à avoir démontré, en 1991, que le VIH pouvait se transmettre de la mère à l’enfant lors de l’allaitement maternel. « Deux formes virales sont en cause. Les particules virales libres et les cellules infectées présentes dans le lait. Il semblerait que celles-ci soient beaucoup moins sensibles aux effets des ARV pris par la maman et soient responsables d’une transmission résiduelle du VIH aux bébés », développe-t-il.
À combien s’élève le risque lorsque la mère est sous ARV ? « Deux études de méta-analyses ont calculé le risque en combinant les résultats de plusieurs études, dont ceux de Promise. Selon ces résultats, le risque de contamination est de 0,2 % par mois d’allaitement, ce qui correspond à un taux de 2,4 % de risque à un an », précise Philippe Van de Perre.
Pour une adéquation entre recommandations et désirs des mères
Courant 2022, les recommandations françaises seront actualisées par le groupe d’experts qui rendra ses conclusions dans les prochains mois. Des associations ont émis des propositions afin d’obtenir une évolution. L’objectif est de donner aux mères vivant avec le VIH sous traitement et avec une charge virale indétectable le choix d’allaiter ou non.
En première ligne, le Comité des familles, membre du collectif TRT-5-CHV qui réunit des associations de lutte contre le VIH et milite pour les droits des personnes concernées. « La situation en France ne colle pas à la réalité du terrain. Concrètement, les médecins disent à ces femmes, en une phrase, qu’il ne leur sera pas possible d’allaiter, explique Eva Sommerlatte, directrice du Comité des familles. On se retrouve alors face à plusieurs cas de figure : des femmes qui allaitent leur bébé dans le secret, sans être accompagnées par des professionnels de santé ; d’autres qui n’allaitent pas, mais souffrent de ne pas avoir le choix et d’autres encore, plus autonomes, qui ont contacté les médecins suisses et ont décidé d’allaiter ouvertement malgré la forte résistance, souvent très présente, du corps médical. » Avec Actions Traitements et Dessine-moi un mouton, l’association est à l’origine d’un manifeste qui liste les pistes de réflexion pour ces nouvelles recommandations [v].
Eva Sommerlatte déplore un sujet encore tabou et plaide pour « un dispositif d’accompagnement complet, précis, qui soutienne un allaitement dans les meilleures conditions. Il est aujourd’hui important que les femmes mais aussi les soignants puissent se référer à des recommandations claires et que les professionnels partagent leurs informations avec les mères et respectent leur choix ».
Un allaitement accompagné au Nord
En Suisse, depuis 2019, les mères séropositives désireuses d’allaiter peuvent le faire dans le cadre de « l’allaitement maternel sécurisé ». En Grande-Bretagne, l’allaitement est déconseillé, mais si elles souhaitent allaiter, elles sont accompagnées par des professionnels. La situation est similaire aux États-Unis, tandis que l’Allemagne accompagne et conseille ces mères. Enfin, l’Australie est très en avance sur ces sujets. « En France, on ne peut plus occulter l’allaitement maternel caché ni le désir d’allaitement, commente Hélène Pollard, administratrice de l’association Sol en Si. Nous militons pour le choix, mais un choix raisonné, éclairé, accompagné et suivi, pas un choix épisodique ou pris sans information. »
Le droit de choisir d’allaiter ou non, dans « un contexte optimal », insistent les associations. « Le contexte optimal, c’est une maman observante quant à son traitement, c’est mesurer régulièrement sa charge virale et vérifier que celle-ci reste indétectable, c’est assurer un suivi strict et rapproché de la maman et de l’enfant durant toute la période de l’allaitement, détaille Hélène Pollard. La question du traitement de l’enfant doit aussi pouvoir se poser. »
À titre de comparaison, la communauté scientifique estime qu’une personne sous ARV avec une charge virale indétectable ne peut pas transmettre le VIH lors d’un rapport sexuel ; « indétectable = intransmissible ». Concernant l’allaitement maternel, il n’y a pas le même consensus. Mais alors que plusieurs pays accompagnent les femmes séropositives dans leur désir d’allaitement, mettre en place une surveillance stratégique commune à l’ensemble de ces pays semble désormais incontournable afin d’obtenir des données fiables.
« En finir avec les recommandations à double vitesse »
Pour Serawit Bruck-Landais, directrice du pôle Qualité et recherche en santé de Sidaction, « il faut arrêter de faire des recommandations à double vitesse et se baser sur des données précises pour établir ces recommandations, et ce, peu importe dans quel pays elles ont été récoltées, tant qu’elles ont répondu à la rigueur scientifique ». Vers quelles recommandations pourrait ainsi se diriger la France ? « De mon point de vue, il n’est pas acceptable de proposer moins en termes de prévention aux femmes, en France, que ce que fait l’OMS », résume Philippe Van de Perre. Et de proposer : « À une femme désireuse d’allaiter ou qui subit une pression importante à le faire, il pourrait être recommandé de mesurer sa charge virale plasmatique régulièrement et, en cas de charge virale détectable, d’adapter son traitement. Il conviendra soit de stopper l’allaitement soit d’administrer au bébé une prophylaxie antirétrovirale jusqu’à ce que la charge virale de la mère soit indétectable. » Le virologue confirme notamment que, selon les résultats des différentes études, aucun effet secondaire à moyen ou à long terme n’est à déplorer chez les enfants via le traitement ARV de la mère ou un traitement prophylactique recommandé par l’OMS depuis 2021 pour les bébés exposés. En outre, l’institution mondiale propose d’arrêter ce traitement dès lors que la charge virale de la mère est à nouveau indétectable.
Autre point important soulevé par l’ensemble de nos interlocuteurs, la diffusion d’une information complète auprès des professionnels de santé, voire une formation poussée sur ce sujet souvent épineux. « Il est nécessaire que les soignants soient informés et outillés afin que le narratif sur l’allaitement change. Il y a vingt ans, les femmes ne pouvaient pas allaiter. Aujourd’hui, on sait que c’est possible, il faut des professionnels capables d’accompagner les mamans qui le souhaitent », plaide Serawit Bruck-Landais, tandis que le Pr Van de Perre juge cette formation « cruciale ».
Que les recommandations évoluent ou non, le virologue met en garde contre une contamination de la maman lors de l’allaitement. « Le virus circule encore et les femmes doivent être informées : si elles sont contaminées alors qu’elles allaitent, le risque de transmettre le VIH est très important, explique Philippe Van de Perre. Une femme sur trois transmettra le virus à leur enfant dans les trois mois qui suivent l’infection. Il est donc primordial de renforcer la prévention primaire, même dans nos pays où la prévalence du VIH est moindre. »
[ii] https://www.who.int/publications/i/item/9789240022232
[iii] Prise en charge médicale des personnes vivant avec le VIH, CNS, ANRS, 2018 : https://cns.sante.fr/wp-content/uploads/2017/11/experts-vih_grossesse.pdf
[iv] https://promise.w.uib.no/
[v] https://www.mesopinions.com/petition/sante/vih-allaiter-permettre-aux-femmes-choisir/179655