Début avril s’est tenu à l’ANRS-MIE un séminaire dédié à la place des associations dans la lutte contre le Covid-19. Quels enseignements peut-on tirer de cet événement ? Comment la lutte contre le VIH peut-elle aider à gérer les crises épidémiques à venir ? Entretien avec Olivier Borraz, sociologue, spécialiste des risques et des crises en santé, qui a codirigé cette réunion.
Transversal : Quels étaient les objectifs de ce séminaire ?
Olivier Borraz* : Organisée dans le cadre d’une action concertée, lancée dès octobre 2020 par l’ANRS-Maladies infectieuses émergentes (MIE) [i], cette réunion visait à réfléchir sur le rôle joué par les associations lors de la crise liée à la pandémie de Covid-19 ; le but étant d’identifier de futurs axes de recherche qui pourraient être financés par l’ANRS-MIE. Notre travail a porté sur l’action de différents types d’associations : celles travaillant dans le domaine du VIH et d’autres œuvrant contre le Covid ou l’exclusion et la précarité. Il a impliqué – en distanciel – deux sociologues et six représentants associatifs.
T. : Pourquoi cette réflexion sur le rôle des associations lors de la crise sanitaire était-elle nécessaire ?
O.B. : Dans le but de produire un récit de la gestion de cette crise plus complet que celui mis en avant dans les médias et par certains experts. En effet, ce dernier laisse penser que la pandémie de Covid a été gérée uniquement par l’État, lequel est présenté comme l’instance qui a confiné et déconfiné, organisé la distribution des masques, la vaccination, etc. Or d’autres acteurs ont été décisifs pendant cette période, notamment des associations.
T. : En quoi les associations ont-elles pesé lors de cette crise sanitaire ?
O.B. : Comme l’a montré notre séminaire, ces structures ont contribué, à leur échelle, dans leur domaine et avec leurs propres moyens, à atténuer les impacts de cette pandémie et des mesures mises en œuvre pour la circonscrire (confinement, fermeture des écoles, arrêt des hospitalisations, etc.) sur leurs publics. En effet, malgré les restrictions sanitaires, elles ont poursuivi leur travail consistant à « aller vers » les publics marginaux, isolés, abandonnés, afin de les ramener vers les dispositifs de prise en charge sanitaire et sociale. Par exemple, les associations de lutte contre le VIH ont continué à remplir leurs missions de prévention et de réduction des risques, en utilisant les réseaux sociaux et d’autres moyens d’échange à distance, pour informer et répondre aux questions de leurs publics isolés (migrants, travailleuses du sexe, usagers de drogues, etc.). Ces associations ont également aidé à combattre le Covid-19 même, notamment en faisant la promotion des gestes barrières et de la vaccination auprès de leurs publics.
T. : Les pouvoirs publics se sont-ils appuyés sur ce qui a été réalisé au début de la pandémie de VIH pour gérer la crise du Covid-19 ?
O.B. : Hélas, pas du tout ! L’État n’en a tiré aucune leçon. En particulier, il n’a pas intégré les malades et les associations de patients et, plus globalement, la société civile aux réflexions sur les mesures à adopter pour lutter contre le Covid. Or cette approche civique et démocratique a fait ses preuves lors de la pandémie de sida dans les années 1980 : elle a permis d’aboutir à des mesures de prévention et de prise en charge ciblant spécifiquement les personnes les plus à risque. Dans le cas de l’épidémie de Covid – qui a été présentée dès le début comme « une guerre » –, l’État a, au contraire, pris le monopole de sa gestion. Il a adopté une approche très autoritaire, où il prenait seul les décisions. Cela, en s’appuyant plus ou moins sur des conseils d’experts, souvent des infectiologues hospitaliers. Lesquels avaient une approche purement médicale, qui visait à éviter une saturation de l’hôpital, et non de santé publique, destinée à protéger les personnes à risque.
T. : Cette gestion « autoritaire » de la crise a-t-elle été délétère, selon vous ?
O.B. : Oui. Et ce, à double titre. Tout d’abord, dès mars 2020, elle a conduit l’État à créer de nombreuses nouvelles organisations pour répondre à l’incertitude : conseil scientifique, conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, etc. Or, comme cela est expliqué dans un ouvrage que j’ai copublié fin 2020 [ii], cette démarche a mené à une « crise organisationnelle, avec de nouvelles structures faiblement coordonnées entre elles, qui ont contribué à compliquer la gestion de la crise… Mais, surtout, la gestion unilatérale de la crise par l’État a abouti à des mesures de police – et non de santé publique –, qui ciblaient toute la population et pas uniquement les groupes à risque, et qui imposaient au lieu de chercher à convaincre. Or ce type de réponse a soulevé une question éthique et politique majeure : la protection de certains groupes à risque (les personnes âgées, notamment) justifiait-elle le coût social et sanitaire qu’elle a eu au niveau des autres populations (confinement généralisé, fermeture des écoles et des hôpitaux, etc.) ?
T. : Comment les associations, en particulier celles de lutte contre le VIH, pourraient-elles aider à mieux gérer de possibles futures crises épidémiques ?
O.B. : Si un pareil cas se représentait, il faudrait que l’État s’appuie sur ces associations dès le début de la gestion de la crise, afin de bénéficier de leurs connaissances concernant leurs publics, de leurs ressources et de leurs savoir-faire. De fait, la pandémie de Covid-19 a montré à quel point l’État ne peut pas et n’a pas les moyens de gérer seul une telle crise. Intégrer d’emblée les associations à la gestion de la crise permettrait de toucher plus rapidement différentes populations et de mesurer les impacts des décisions prises sur ces populations, de manière à pouvoir les rectifier si besoin. In fine, cela aiderait à développer des mesures plus fines et éviterait la problématique approche de masse décrite plus haut.
T. : Votre séminaire a-t-il permis d’identifier des axes de recherche qui aident à aller dans ce sens ?
O.B. : Oui. Il est apparu important de lancer des projets qui visent à mieux documenter l’action des associations lors de la crise de Covid et leur rôle dans la production de connaissances concernant leurs publics, et d’étudier la façon dont elles ont su se réinventer afin de continuer leurs actions, souvent sans aides des pouvoirs publics. En savoir plus aiderait à valoriser davantage le travail de ces structures auprès de l’État et, ainsi, à inciter celui-ci à intégrer d’emblée ces acteurs dans la gestion des futures crises, épidémiques ou non. Progresser ici sera déterminant. Car, à ce jour, il n’existe pas encore de réelle volonté de la part des pouvoirs publics de tirer des leçons de cette crise sanitaire… Or, après avoir déjà fait fi de l’expérience acquise lors de la pandémie de VIH pour gérer la pandémie de Covid-19, il serait dommage que l’histoire se répète.
* Directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre de sociologie des organisations (Paris).
[i] Agence chargée de fédérer, coordonner, animer et financer toute la recherche publique sur le VIH/sida, les hépatites virales, les infections sexuellement transmissibles, la tuberculose et les maladies infectieuses émergentes et ré-émergentes (Covid-19, les fièvres hémorragiques virales, arboviroses, etc.).
[ii] Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisationnelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.