Après le Mucem, à Marseille, en 2021 et le Palais de Tokyo, à Paris, en 2023, c’est au tour du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg de nous convier à une exposition consacrée à la pandémie de sida.
Quarante ans après la découverte du VIH à l’Institut Pasteur (Paris), l’approche pluridisciplinaire proposée par cette nouvelle exposition du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) offre aux visiteurs la possibilité d’appréhender le VIH-sida comme « un fait social total ». Ce dont rend compte le mot « entrelacs » [i], retenu par la commissaire de l’exposition, Estelle Pietrzyk, l’équipe du musée et les associations locales engagées dans la lutte contre le sida, pour le sous-titre de l’exposition.
Cette exposition est constituée d’une succession d’espaces thématiques, aux titres évocateurs : « Je sors ce soir », « Prolifération », « Sangs », « Traverser ce monde en courant », « Protocoles et luttes », « Danser-vivre ». Elle est complétée par un lieu dédié à la rencontre et au dialogue, « la Permanence », et par une programmation « hors les murs » dans différents quartiers de la ville.
Voyager dans le temps
Auseuil du parcours, « le Couloir du temps »est une autre façon de prendre en compte la dimension sociohistorique de l’épidémie, de la mettre en perspective avec les réalités contemporaines (applis de rencontre, PrEP, transidentité) et de questionner le futur (utérus artificiel, embryons génétiquement modifiés…). En juxtaposant, sans souci d’exhaustivité, des références savantes et populaires, artistiques, scientifiques et militantes, cette frise antichronologique, qui mêle pochettes de disques, affiches de cinéma, tracts, couvertures de livres, unes de journaux et de magazines, etc., évite le risque de surplomb inhérent à ce type de présentation. Et l’ambiance sonore installée par la voix ondoyante de Prince sur la rythmique funky de Sign o’ the times (1987) met chacun et chacune en situation d’être un voyageur, une voyageuse du temps.
“Oh yeah/In France a skinny man/died of a big disease with a little name”
« Oh ouais/En France un homme amaigri/est mort d’une terrible maladie au nom si petit »
Au cours de l’exposition, chacun·e, seul·e ou accompagné·e, cheminera parmi les œuvres pour compléter les récits et interroger les entrelacs qu’elles construisent. Parmi ces dernières, les références, citations, clins d’œil et autres hommages à Félix González-Torres (1957-1996) forment un ensemble remarquable. Ainsi, à différents endroits de l’exposition, on peut réfléchir avec celles et ceux qui, depuis la mort de l’artiste, ont à cœur de faire vivre, dans la durée, une des œuvres les plus influentes de sa génération.
On prendra aussi le temps de regarder Le Collier cicatrice (1997) de Jean-Michel Othoniel et les photos prises au moment de sa distribution pendant l’Europride 1997. On s’autorisera à pénétrer dans l’obscurité de The Milwaukee room (1997) de Dominique Gonzalez-Foerster en prêtant attention aux deux radios-réveils disposés de part et d’autre du matelas, et à la guirlande électrique déposée à la tête du lit. Puis on s’interrogera devant l’ingénieuse mise en abyme de Perfect lovers (Amoureux parfaits, 2008) imaginée par Yann Sérandour.
Reproduites, appropriées, actualisées, détournées, les œuvres d’art, lorsqu’elles sont fortes, appellent la dissémination, comme l’explique Yann Sérandour :
« En 2007, j’avais participé à une exposition au CGAC [Centre galicien d’art contemporain, ndlr] en Espagne et dans la boutique du musée, il restait quelques affiches de cette exposition de Félix González-Torres qui fut aussi sa dernière (il est décédé pendant l’exposition). J’ai eu envie de la réanimer. Le directeur du musée, Manuel Oliveira, m’avait alors donné les exemplaires restants. J’avais envie de lui donner une seconde vie et de l’inscrire dans un présent toujours actuel. Le mécanisme fixé par-dessus la photo de l’horloge de droite affiche l’heure qu’il est. Une fois toutes les douze heures et durant une seconde, les aiguilles se superposent à celles photographiées sur l’affiche. »
On s’arrêtera ensuite devant deux petites photos – des instantanés pris sur un coin de table de restaurant sur lequel Félix González-Torres avait disposé quelques-unes des figurines qu’il affectionnait : Donald Duck, Mickey, Minnie. On écoutera Felix’s toys (Les jouets de Félix, 1992), la pièce sonore de Roni Horn dans laquelle elle énumère certains des jouets que l’artiste aimait. Cette succession de moments converge vers la dernière salle de l’exposition, où est accrochée une des œuvres emblématiques de Félix González-Torres : Sans-titre (Arène, [1993]), invitation à danser en couple, muni d’un walkman et de deux casques audio, sous une guirlande d’ampoules électriques.
Refléter la complexité du vécu face au VIH
Autres entrelacs dans lesquels l’exposition donne la possibilité de s’immerger, quelques fragments du travail de Bruno Pélassy (1966-2002), dont l’œuvre Sans titre (Viva la muerte, [1995]) ouvre l’exposition et Gracia a la vida (1996), la referme. Ces deux œuvres sont en perles de verre. Chemin faisant, plusieurs dessins de Jean-Luc Verna conduisent les visiteurs au rideau de scène Past knight (Chevalier du passé, 2015), c’est-à-dire à deux grands pans de velour, javellisés, brodés, emperlés… évocation de l’installation réalisée, vingt ans plus tôt, par les deux artistes : Half past knight (Moitié de chevalier du passé, 1995). Autant d’œuvres « polydisciplinaires » en quête d’un art total. Autrement dit, d’un art qui pose la question des frontières, et, entre autres, des identités, individuelles et collectives. D’où la dimension politique de ces travaux que les récents propos de Jean-Luc Verna au journal Le Monde confirment :
« Moi qui suis une vieille pédale maquillée, qui leur ai pavé le chemin, j’ai senti du flottement quand j’ai dit qu’avant d’être homosexuel, j’étais un homme et avant d’être un homme, un artiste. Que je n’étais pas fier d’être homosexuel : je ne l’ai pas choisi, comme je n’ai pas choisi d’être blanc. Et que j’accepterai de porter le drapeau arc-en-ciel lorsqu’il comprendra une couleur pour les hétérosexuels. »
Les œuvres d’art reflètent la complexité du vécu des artistes qui les ont créées, leurs identités éparses. À cent lieues de la communication, elles ne sont pas réductibles à un message univoque. D’où la singularité des propositions d’Absalon (1964-1993) qui, dans la vidéo présentée ici, Bruits (1993), crie jusqu’à perdre haleine ; de Richard Baquié (1952-1996) qui, en assemblant des plaques d’imprimerie sur un châssis métallique, essaie de dire Le Temps de rien (1989) ou encore de Michel Journiac (1935-1995) qui, en vendant les Billets de sang (1995), souhaitait construire un mur de verre transparent.
Autres récits, autres entrelacs, du côté cette fois de la littérature, de la bande dessinée et du théâtre. Des œuvres de Guillaume Dustan (1965-2005) (Je sors ce soir, 1997), Copi (1939-1987) (La Femme assise, 1980 et Une Visite inopportune, 1988), Cyril Collard (1957-1993) (Les Nuits fauves, 1989, adapté au cinéma en 1992), Hervé Guibert (1955-1991), jalonnent l’exposition. Autant d’invitations à lire ou à relire ces textes.
De l’auteur de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) [Hervé Guibert, ndlr], on peut visionner un extrait de son passage à l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot (1991), regarder de belles pages manuscrites, des photos de l’île d’Elbe et de son appartement parisien, un des portraits qu’a peint de lui Miquel Barceló (Le Chinois, 1990) et l’Affiche drap (1993) de Sophie Calle, qui reproduit le drap brodé dans lequel elle invitait l’écrivain à venir dormir. Autant d’œuvres qui disent la diversité des amours, des pratiques et des goûts sexuels, qu’ils soient bis, hétéros, homos, trans…
Interroger l’histoire collective de l’épidémie
Changement d’ambiance. Moquette rouge au sol. Aux murs, en regard des photographies d’Andres Serrano, tirées de la série Blood and Semen (Sang et Sperme) (1990), qui donnent à voir des agrandissements de sang, de sang menstruel et de sperme… se déploie la peinture de Fabrice Hyber, Les Sangs (2022). Cette toile actualise L’Artère-le jardin des dessins (2006), une œuvre monumentale qui raconte en dessin l’histoire du sida [ii].
La peinture présentée ici joue avec la métaphore du fleuve, symbole de l’écoulement du temps et des mutations qui l’accompagnent. Elle figure deux fleuves enchevêtrés courant sur plus de 6 mètres de long. L’un est rouge, l’autre noir. Dans les ramifications de leurs entrelacs figurent quelques repères de l’histoire collective de la pandémie : l’apparition du VIH (1904), la transmission du singe à l’homme (1940), la découverte du virus (1983), l’AZT, la trithérapie, la PrEP, etc. Propriété de Sidaction et actuellement en dépôt au Campus Condorcet (Aubervilliers), au verso de l’œuvre figurent 150 dessins réalisés lors des ateliers collaboratifs organisés à la Villette, au printemps 2021. Fabrice Hyber précise :
« Depuis 2003, les traitements ont beaucoup progressé. Le sida est soigné, mais on ne guérit toujours pas de l’infection par le VIH. Un traitement efficace et suivi stoppe le développement du virus, mais sans le tuer. La PrEP, traitement préventif, protège les personnes de l’infection. Ces avancées majeures ont permis une nouvelle prise de conscience qui s’est révélée dans les dessins des ateliers proposés en 2021 dans le parc de la Villette. Les formes masculines, dominantes dans les représentations du sida au XXe siècle, ont été remplacées par des images féminines et polygenrées. »
L’exposition du MAMCS se prolonge « hors les murs ». C’est un autre de ses points forts. Avec la complicité de professionnels et de volontaires de l’association Aides, L’Artère itinérante (2009), réduction de l’œuvre du parc de la Villette, a été déployée au centre commercial Rivetoile et sur le campus de l’université de Strasbourg. En deux jours, plus de 100 personnes – aux profils très diversifiés – ont ainsi pu parler du VIH-sida en prenant appui sur les dessins de Fabrice Hyber : les bonhommes cellulaires, le voleur de cellules, les amours, la digestion… La bâche plastifiée de 1,5 x 5 m permettant de questionner – entre autres – le sens du logo de la lutte contre le sida ou le rôle des muqueuses dans la transmission du VIH. C’est une certitude, la programmation « hors les murs » renforce les liens entre le musée et les acteurs de la cité.
Retour à l’exposition. Derrière un rideau noir, un court extrait de Mauvais sang (1986) est projeté. Le film de Léos Carax, à l’esthétique résolument impure, entremêle science-fiction, film de gangsters et histoire d’amour. Dans un long traveling qui relève du clip, la voix off de David Bowie chante Modern Love (1983) et Alex (interprété par Denis Lavant) se tient le ventre, le frappe, court, saute, danse, pirouette, fait la roue, glisse… et s’arrête. La chanson interrompue brutalement, il revient sur ses pas pour demander à Anna (Juliette Binoche) : « Anna ! Tu crois qu’il existe, l’amour qui va vite ? Qui va vite, mais qui dure toujours ? »
Plus loin, les pièces du collectif General idea, Blue (cobalt) PLACEBO (1992) et de Wolfgang Tillmans,17 Years’ Supply (2014), renvoient à la réalité des traitements, des médicaments, des protocoles, etc.
La réussite de l’exposition tient à la présence, dans l’enceinte du musée, de l’espace de rencontre « la Permanence », animé par les acteurs locaux engagés dans la lutte contre le sida. Cet espace est un pari. Pari qui repose sur la capacité des visiteurs, des militants, des professionnels de la santé et de la culture à dépasser leurs a priori afin de débattre des nombreuses questions qui se posent, aujourd’hui encore, sur VIH-sida.
Et, surtout, l’exposition offre, à chacune et à chacun, le temps de nouer et de dénouer – en fonction de sa sensibilité et de son histoire personnelle – les entrelacs que chacune des œuvres donne à penser. En faisant appel à tous nos sens, l’exposition réussi exemplairement à nous faire ressentir tout ce que l’art et l’amour ont en commun. Cette prise de conscience, éminemment salutaire, permet sans doute de mieux comprendre ce que le psychanalyste Jacques Lacan désigne sous le terme de « j’ouïs sens ».
Exposition ouverte jusqu’au 4 février 2024 au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.
Il y a 40 ans était découvert le virus de l’immunodéficience humaine à l’origine du sida. Son émergence et ses premiers ravages ont inspiré de nombreuses mises en mots et en images, au point que la maladie paraît appartenir au passé. 40 millions de morts plus tard, où en est la recherche médicale ? Quelles formes revêt la stigmatisation des personnes séropositives ? Comment remédier à la méconnaissance croissante d’une pandémie qui continue de sévir ?
En écho à l’exposition « Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs » au Musée d’Art Moderne et contemporain de Strasbourg, d’octobre 2023 à février 2024, l’université de Strasbourg propose un temps fort pour mieux comprendre les enjeux liés à la maladie, recueillir les paroles de protagonistes, visibiliser l’invisible pour ne plus taire l’indicible. Au programme : rencontres, ciné-débats, plateau radio, œuvre monumentale au cœur du campus universitaire ou encore don de sang rythmeront ce mois de novembre 2023.
Tous les événements sont gratuits et sans réservation, sauf mention contraire, et sont organisés par le Jardin des sciences de l’Université de Strasbourg et le service universitaire de l’action culturelle, en partenariat avec le dispositif Carte Culture, le Service de santé étudiante, le département d’Histoire des sciences de la Vie et de la Santé – Faculté de médecine Maïeutique et Sciences de la Santé, en collaboration avec La Pokop et la faculté des Arts et avec le soutien financier de Sidaction.
« (in)visible, (in)dicible : 40 ans de VIH » : un temps fort pour mieux comprendre les enjeux liés à la maladie
« Au temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs »
« Aux murs, en regard des photographies d’Andres Serrano, tirées de la série Blood and Semen (Sang et Sperme) (1990), qui donnent à voir des agrandissements de sang, de sang menstruel et de sperme… se déploie la peinture de Fabrice Hyber, Les Sangs (2022). Cette toile actualise L’Artère-le jardin des dessins (2006), une œuvre monumentale qui raconte en dessin l’histoire du sida. »
[i] Comme le note Pierre Bourdieu, « le monde social, dès qu’on l’analyse, apparaît bien comme une sorte d’entrelacs, d’écheveau, de frontières en pointillés plus ou moins épaisses, qui sont partiellement superposables et hétérogènes ». Pierre Bourdieu, Sociologie générale (vol. 1). Cours au Collège de France, Raisons d’agir-Seuil, 2015, p. 129.
[ii] Installée dans le parc de la Villette, l’œuvre L’Artère-le jardin des dessins a été inaugurée le 1er décembre 2006 par le président de la République, Jacques Chirac. Elle prend la forme d’un parterre de céramique de 1 001 m2.