Dans plus de 90 pays, des personnes vivant avec le VIH ont été poursuivies en justice sur la base de leur statut sérologique. En France aussi, des affaires sont régulièrement jugées, principalement en cas de transmission avérée. Quelles sont les conséquences de ces lois ? Comment agir pour les faire évoluer ? Cécile Kazatchkine, juriste pour le HIV Legal Network, et Sylvie Beaumont, consultante pour le HIV Justice Network, nous éclairent sur ces enjeux.
Transversal : De quoi parle-t-on quand on parle de criminalisation ou de pénalisation du VIH ?
Cécile Kazatchkine : Ce qu’on entend par criminalisation ou pénalisation du VIH, c’est le fait que le droit pénal s’applique contre des personnes vivant avec le VIH sur la base de leur statut sérologique. Le plus souvent, cela concerne la transmission du virus, la simple exposition au virus même en l’absence de transmission, ou encore l’absence de divulgation du statut sérologique à un partenaire sexuel. On a aussi vu des cas de pénalisation du VIH dans le monde dans d’autres situations. Par exemple, pour avoir craché sur un policier ou mordu quelqu’un. En Angleterre, une femme a même été poursuivie pour avoir jeté sa serviette hygiénique sur un garde en prison.
Sylvie Beaumont : La définition la plus courante de la criminalisation du VIH, c’est l’application inappropriée du droit pénal pour réglementer et punir les personnes vivant avec le VIH. En gros, cela recouvre plusieurs aspects. D’abord, la non-divulgation du VIH : lorsqu’une personne a des rapports sexuels sans informer son partenaire de son statut. Ensuite, il y a l’exposition au VIH, réelle ou présumée. La justice ne tient pas toujours compte des véritables risques de transmission. On parle aussi de transmission délibérée, mais ce terme est souvent mal utilisé. Ce n’est pas parce qu’une personne a eu des rapports sexuels non protégés qu’elle a cherché à transmettre le VIH. Pourtant, dans certains pays, cela suffit pour parler de transmission délibérée, même si aucune transmission n’a eu lieu.
T. : Justement, dans le monde, quels sont les pays qui pénalisent le plus le VIH ?
S.B. : Les pays où la criminalisation du VIH est la plus forte sont les États-Unis, l’Ouzbékistan et la Russie. Ces trois pays sont vraiment au-dessus des autres. Aux États-Unis, chaque État a ses propres lois, donc les règles varient, mais on trouve des cas de condamnation pour des expositions qui ne présentent absolument aucun risque. Mais les États-Unis sont en tête en matière de poursuites.
C.K. : Aujourd’hui, au moins 79 pays ont des dispositions législatives spécifiques au VIH. D’autres ont recours à des lois pénales générales pour sanctionner la non-divulgation du VIH. Au Canada, par exemple, ne pas divulguer son statut avant un rapport sexuel peut être assimilé à une agression sexuelle. C’est un raccourci très dangereux ! Aux États-Unis, plusieurs États appliquent encore des lois datant des années 80-90, basées sur des connaissances dépassées du VIH.
On sait également que la Russie utilise largement le droit pénal pour poursuivre des personnes vivant avec le VIH. En Europe centrale et en Asie centrale, les poursuites sont également fréquentes, notamment en Ouzbékistan, où 300 cas ont été recensés récemment. Du côté de l’Afrique, de nombreux pays ont adopté des lois spécifiques criminalisant le VIH, parfois intégrées dans des textes censés protéger les droits des personnes séropositives. Ces dispositions s’ajoutent à d’autres formes de pénalisation contre les populations vulnérables et ont été utilisées contre des travailleuses du sexe ou des homosexuels. Selon les pays et les systèmes judiciaires, les lois et les profils des personnes poursuivies varient, mais certaines tendances globales se dessinent.
T. : Et qu’en est-il de la criminalisation du VIH en France ?
C.K. : En France, la pénalisation du VIH repose sur l’infraction d’administration de substances nuisibles. Entre 2019 et 2024, on a documenté au moins 16 affaires, celles qui ont été relayées par la presse. À l’échelle du pays, cela peut sembler marginal, mais au niveau mondial, la France figure parmi les 10 pays qui engagent le plus de poursuites. L’une des différences majeures avec d’autres pays, c’est qu’en principe, il faut prouver qu’il y a eu transmission. Cela limite les cas, contrairement à d’autres législations où une simple exposition potentielle suffit. En France, l’infraction exige un résultat, ce qui constitue une barrière à certaines poursuites.
Mais il faut rester vigilant : les acteurs de la justice, comme tout le monde, ont des préjugés et une connaissance parfois limitée du VIH. Et lorsqu’aucune réaction n’accompagne certaines décisions de justice, on risque de laisser des précédents s’installer. L’affaire des viols de Mazan en est un exemple : bien que l’un des accusés ait une charge virale indétectable et qu’aucune transmission n’ait eu lieu, le VIH est devenu un élément central de son dossier, alors que scientifiquement, il n’aurait pas dû l’être. La directrice générale de Sidaction [Florence Thune, ndlr] était intervenue dans la presse pour rappeler qu’avec une charge virale indétectable, le VIH est intransmissible. Cette affaire montre que la criminalisation du VIH repose sur une stigmatisation forte.
S.B : Depuis la première affaire en 1998, il y a eu au moins 40 cas de criminalisation en France, dont 19 ces dix dernières années. Contrairement à d’autres pays, ici, il ne s’agit que de poursuites pour transmission avérée, pas pour simple non-divulgation. La non-divulgation est souvent impliquée, car les transmissions concernées sont généralement celles où la personne n’a pas révélé son statut, mais en France, seule la transmission est poursuivie.
Un point important, c’est que le port du préservatif est pris en compte par la justice française, ce qui n’est pas le cas partout. Et surtout, une avancée majeure a eu lieu en 2019 : une décision de la Cour de cassation a reconnu qu’une personne avec une charge virale indétectable ne pouvait pas être poursuivie, car ses fluides corporels ne pouvaient être considérés comme nuisibles. Cela a créé un précédent qui protège désormais les personnes sous traitement efficace.
« C’est la pire forme de discrimination et de stigmatisation systémique », Cécile Kazatchkine
D’après les données du Conseil national du Sida (CNS), plus de 2 000 plaintes ont été déposées en France depuis le début de l’épidémie, mais très peu ont donné lieu à des poursuites. Cela montre que les affaires jugées concernent les cas les plus lourds. Fréquemment, ce sont des cas de transmissions multiples, et les personnes poursuivies sont majoritairement des hommes, souvent dans le déni de leur propre statut. Ils ne sont pas nécessairement dans une démarche de nuire, mais pensent parfois à tort qu’ils ne peuvent pas transmettre le virus.
T. : Aujourd’hui, quels sont les combats à mener pour lever la criminalisation du VIH ?
C.K : Selon les contextes juridiques, une pluralité de leviers d’action existe. Plusieurs agences des Nations unies, organes de traités sur les droits humains, et acteurs au niveau international de la santé recommandent d’éviter toute loi criminalisant spécifiquement le VIH. Cela est discriminant et contre-productif en termes de santé publique. Si le droit pénal est utilisé, il devrait être réservé aux cas de transmission avérée avec une réelle intention de nuire. Il ne devrait jamais y avoir de poursuites contre une personne qui ne peut pas transmettre. Aujourd’hui, en France, la transmission seule suffit pour être poursuivi, sans qu’il soit nécessaire de prouver une intention. Introduire cette distinction éviterait bien des injustices. De plus, le manque d’information des acteurs judiciaires est un vrai problème. Il faut améliorer leur connaissance scientifique et les inciter à mieux comprendre le vécu des personnes concernées.
La criminalisation entraîne aussi un effet dissuasif sur le dépistage : au Canada, une fois dépisté, on découvre qu’on peut être poursuivi, en Russie, il faut signer un document reconnaissant son statut de potentiel criminel. Ces mesures éloignent les personnes des soins et renforcent la stigmatisation.
L’un des moyens d’action est la réforme des lois existantes, pour qu’elles intègrent les avancées scientifiques et soient le plus restrictives possible. Là où il n’existe pas de loi spécifique, il faut sensibiliser les juges et procureurs. Des directives pour les procureurs, comme celles mises en place en Angleterre ou au Canada, permettent d’éviter des poursuites injustes. Enfin, il est essentiel d’informer les personnes vivant avec le VIH sur leurs droits, pour qu’elles puissent se protéger et éviter des poursuites basées sur de fausses interprétations de la loi. La criminalisation du VIH est la pire forme de discrimination et de stigmatisation systémique.
S.B. : L’action doit se mener à plusieurs niveaux. Il faut d’abord travailler avec les médias, réagir dès qu’un article véhicule des stéréotypes et encourager un langage non stigmatisant. Informer les personnes séropositives sur leurs droits est aussi essentiel, car beaucoup ne connaissent pas la loi et peuvent être mal informées, y compris par des professionnels de santé qui exercent une pression inutile sur la divulgation du statut.
La formation des professionnels du droit est un autre levier. Dans plusieurs pays, des directives ont été publiées pour les procureurs afin qu’ils prennent en compte la réalité scientifique du VIH. Dans certains pays, la police est formée à reconnaître les accusations infondées, ce qui évite des poursuites injustifiées. On pourrait aussi mieux accompagner les plaignants pour explorer des alternatives au droit pénal, qui n’est pas toujours la meilleure réponse.
Dans certains pays, des litiges stratégiques ont permis de faire évoluer la législation. En Colombie, un étudiant a contesté la loi pénalisant le VIH en s’appuyant sur l’inconstitutionnalité, et il a obtenu son abrogation. Les médecins ont aussi un rôle clé : des experts reconnus doivent pouvoir intervenir devant les tribunaux pour éviter que des décisions soient prises sur la base de préjugés.
Enfin, il faut informer le grand public. Beaucoup surestiment la transmissibilité du VIH. En Europe de l’Est, une association a organisé un concours pour inciter les journalistes à mieux traiter le sujet, et cela a changé la façon dont on parlait du VIH dans les médias. Chaque pays doit adapter sa stratégie, mais chaque avancée, même minime, compte. La dépénalisation prendra du temps, mais en éliminant déjà les poursuites les plus absurdes, on peut limiter l’impact négatif de ces lois sur la santé publique.
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En savoir plus sur la pénalisation du VIH ? Un cours en ligne est disponible
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À la fin du cours, les apprenants auront compris ou approfondi leur compréhension sur les thèmes suivants : qu’est la pénalisation du VIH et comment elle alimente la stigmatisation envers les personnes séropositives ? ; ses effets néfastes sur la santé individuelle, la santé publique et les droits humains; les arguments pour plaider efficacement contre la pénalisation du VIH ; les outils et les ressources disponibles auprès du HIV Justice Network (HJN) et de ses partenaires de HIV Justice Worldwide (HJWW).