Apparu il y a une douzaine d’années, le chemsex envahit depuis peu l’actualité. Cette pratique, qui allie drogues et sexualité, interroge quant aux risques encourus de contamination au VIH. En particulier dans la communauté homosexuelle où elle tendrait à se diffuser.
« Chemsex », ce mot est aujourd’hui répété en boucle sur de nombreux médias. Vilipendée, souvent exploitée à des fins sensationnalistes depuis « l’affaire Palmade », cette pratique n’est pourtant pas nouvelle. En effet, « ce phénomène a pris son essor en France vers 2010 », selon le Rapport « chemsex » 2022, rédigé pour le ministère de la Santé [i].
Pour l’essentiel cantonnée à la communauté homosexuelle masculine, cette pratique a une prévalence difficile à établir. « Les estimations [à prendre avec des pincettes] varient entre 13 et 20 % des HSH », précise Tim Madesclaire, accompagnateur communautaire au Spot Beaumarchais et observateur ethnographique TREND [ii] pour l’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT). Selon le rapport suscité, environ 200 000 personnes en France seraient concernées.
Pour en donner une définition simple, le chemsex – contraction des mots anglais chemical (« chimique » en français) et sex – consiste à consommer des produits psychoactifs pendant les rapports sexuels. Sa spécificité repose sur la consommation de drogues dites de synthèse. Souvent peu coûteuses, contrairement à la cocaïne par exemple, elles sont également facilement disponibles via Internet.
Ces substances, variées et souvent combinées, sont principalement composées de cathinones, comme la 3-Méthylméthcathinone (3-MMC). Elles sont consommées pour leurs effets stimulants : sensation d’euphorie, désinhibition, augmentation de la libido, de la stimulation et de la performance sexuelle.
On trouve aussi le gamma-hydroxybutyrate, plus connu sous l’abréviation GHB, et son précurseur [iii], le gamma-butyrolactone (GBL). Ces deux produits ont des effets proches de ceux de l’alcool, c’est-à-dire relaxants et désinhibants. Dans un cadre sexuel, ces substances peuvent également être associées à des médicaments favorisant l’érection, comme le Viagra®, le Cialis® et le Levitra®.
« Se sentir vivant et épanoui sexuellement »
Depuis quelques années, le chemsex semble se développer plus largement au sein de la communauté gay. « En 2012-2013, quand j’ai commencé à travailler sur cette question, explique Fred Bladou, référent national chemsex pour l’association Aides, on ne comptait que trois ou quatre groupes à Paris et chacun ne dépassait pas dix personnes. Alors qu’aujourd’hui ils essaiment sur tout le territoire et certains peuvent réunir jusqu’à deux cents HSH [hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes].
Le profil des « chemsexeurs » a évolué au fil du temps. « Les premiers groupes étaient plutôt composés d’HSH d’âges intermédiaires, issus de milieux sociaux moyens et supérieurs et vivant dans des grandes villes. Le phénomène était très associé au milieu du fétichisme et aux sex-clubs, note Nicolas Derche, le directeur d’Arcat et du Checkpoint Paris (Groupe SOS). Aujourd’hui, cette population a rajeuni et s’est hétérogénéiseé, à la fois en termes d’origine sociale et d’histoires personnelles. Elle s’est aussi étendue géographiquement en atteignant des villes plus petites.»
Pourquoi un tel essor ? Le développement de services de rencontre géolocalisés ou de groupes privés formés sur les réseaux sociaux ont sans nul doute joué un rôle essentiel. Notamment les applications de rencontre, telles que Grindr ou Scruff, permettent aux utilisateurs de trouver rapidement des partenaires sexuels et, par contrecoup, de les mettre plus facilement en relation avec un ou plusieurs partenaires usagers de drogues, voire de ne sélectionner que des partenaires « chemsexeurs ».
Une autre explication serait que cette pratique faciliterait, pour certains hommes gays, la levée de leurs inhibitions. « Le chemsex permet à de nombreux HSH qui souffrent de stigmatisation du fait de leur orientation sexuelle de se sentir vivants et épanouis sexuellement, précise Tim Madesclaire. En cela, il est vécu par beaucoup comme très libérateur. »
Le slam et l’effet flash
Les produits utilisés peuvent être consommés de différentes manières. « Majoritairement sniffés, je dirais qu’un grand tiers sont injectés par voie intraveineuse », estime avec prudence Fred Bladou. D’autres modes de consommation, plus marginaux, consistent à absorber les drogues par voie anale (plugs anaux) ou par la bouche (parachutes [iv]). Le GHB et le GBL sont généralement dilués dans de l’eau ou du soda avant d’être bus.
En ce qui concerne l’injection – ou « slam » dans le jargon des « chemsexeurs » –, « son effet est quasi immédiat (entre 10 à 30 secondes), contre 3 à 10 minutes pour le sniff et 15 minutes à 1 heure si on ingère le produit », explique Dorian Rollet, addictologue au Checkpoint Paris et chef de service à l’hôpital Fernand-Widal (Paris). L’effet est si rapide que les « chemsexeurs » parlent souvent de « claque » ou d’effet flash.
Cette pratique n’est évidemment pas sans risque pour la santé. En premier lieu, l’injection n’est pas toujours bien maîtrisée. « Cette mauvaise pratique a tendance à occasionner des abcès, des risques bactériens et viraux qui endommagent grandement le capital veineux de ses utilisateurs », explique Jamel Lazic, chef de service de la Halte soins addictions (Paris) [v]. Ces risques sont décuplés par l’effet de courte de durée des cathinones, invitant les « chemsexeurs » à se « piquer » régulièrement lors d’une séance.
Un risque relatif d’exposition au VIH
Plus généralement, le cadre dans lequel s’inscrit la pratique du chemsex est plus propice à l’exposition à de nombreuses infections sexuellement transmissible (IST). Plus orienté vers le sexe en groupe et/ou vers des pratiques dites hards, telles que le fist-fucking, les « plans » chemsex durent parfois longtemps – de plusieurs heures à plusieurs jours. Ce qui ne constitue pas un environnement favorable à une bonne protection.
Par ailleurs, le relâchement des réflexes de prévention lié à l’usage de produits psychoactifs peut amener les « chemsexeurs » à moins utiliser les préservatifs ou à réutiliser les seringues de leurs partenaires, les exposant de facto à une contamination au VIH et/ou à l’hépatite C (VHC). De son côté, la consommation par voie nasale peut provoquer des microsaignements du nez, créant une porte d’entrée sanguine pour le VHC en cas d’échange de pailles à sniffer.
Malgré tout, le risque d’infection par le VIH doit être relativisé. D’une part, l’efficacité du TasP (traitement comme protection) permet aux personnes séropositives – assez nombreuses parmi les « chemsexeurs » – de protéger leurs partenaires de tout risque de contamination. D’autre part, une part non négligeable de HSH séronégatifs qui pratiquent le chemsex se protègent avec la PrEP (prophylaxie préexposition) [vi].
Lors des séances de chemsex, la diffusion de l’hépatite C reste préoccupante. « Très contaminant, car ayant besoin d’une porte d’entrée beaucoup plus petite que le VIH, le VHC – dont les mesures de protection classiques ne suffisent pas – est actuellement quasiimpossible àprévenir », prévient Tim Madesclaire. Ce constat inquiet est modéré par Nicolas Derche, qui souligne que « sa prévalence ne cesse de diminuer en France grâce notamment à un traitement efficace à 96 % ».
Des effets sur la santé mentale
Outre les IST, que l’on peut prévenir ou soigner, les drogues de synthèse peuvent avoir des effets sur la santé mentale des « chemsexeurs ». Les cathinones sont parfois à l’origine de « la survenue de troubles psychocomportementaux et psychiatriques, tels que la poussée de phénomènes psychotiques, des crises de paranoïa avec sentiments de persécution, des symptômes dépressifs sévères et la décompensation de maladies psychiatriques que l’on trouve également en amont », souligne Fred Bladou.
Enfin, comme toutes les drogues, les substances consommées peuvent s’avérer addictives, au point parfois d’en consommer seul, hors de tout contexte sexuel. Si le risque de dépendance est difficile à estimer et d’ampleur différente selon les produits et les modes de consommation, Tim Madesclaire estime à « environ 30 % des usagers de chemsex qui ne contrôlent rien du tout ». De plus, quoique rares, le risque de surdose mortelle n’est pas à négliger.
Contre l’approche prohibitionniste, la réduction des risques
« Aujourd’hui, les deux mesures de prévention les plus recommandées et les plus efficaces en dehors de la PreP, des “roule ta paille” et de la distribution de seringues stériles sont le dépistage tous les trois mois pour les HSH séronégatifs les plus actifs et le recours systématique au test andtreat[dépister et traiter] quand une contamination est constatée », précise Tim Madesclaire.
Pour contrer l’infection aux IST, certaines stratégies de prévention plus adaptées à la pratique du chemsex sont en cours d’étude. « On attend avec impatience l’utilisation de la doxycycline [vii] après un rapport sexuel à risque, ajoute-t-il, car elle devrait contribuer à faire baisser les contaminations de syphilis, d’infections à chlamydia et gonorrhée. »
Au-delà des mesures de prévention applicables, un obstacle demeure pour protéger la santé des chemsexeurs : l’approche prohibitionniste française en matière d’usage de drogues, dont la consommation est toujours pénalisée.En effet, la pénalisation des usagers de drogues rend plus difficile leur accès aux services de prévention et de soins, et accroît les prises de risque par la clandestinité.
« Si le gouvernement français avait une approche plus médicale des effets délétères du chemsex, je suis convaincu qu’on aurait facilement un tiers en moins de “chemsexeurs” », conclut Fred Bladou, en regrettant l’approche surtout répressive et stigmatisante de ce phénomène.
[i] Amine Benyamina, Rapport « chemsex » 2022 pour le ministre de la Santé, DGS, 2022 : sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_chemsex_abenyamina.pdf
[ii] Pour « tendances récentes, émergentes et nouvelles drogues ».
[iii] Le GHB est à l’origine un anesthésiant utilisé en médecine pour ses qualités sédatives (calmant). Il a notamment été utilisé aux États-Unis dans le traitement de l’alcoolisme. Le GBL, moins courant, est un produit chimique utilisé comme solvant-décapant. Après absorption, il se transforme dans le corps principalement en GHB. C’est pourquoi on dit que le GBL est un précurseur du GHB et qu’ils ont les mêmes effets.
[iv] Le parachute est une méthode d’administration de substances psychoactives qui consiste à envelopper la substance dans une feuille (papier à cigarette, serviette en papier) puis à l’absorber par voie orale.
[v] Salle de consommation à moindre risque.
[vi] Rapport « chemsex » 2022.
[vii] Antibiotique.