Amsterdam, juillet 2018, troisième jour de la 22e Conférence internationale sur la sida. Vingt experts, parmi les plus éminents chercheurs dans le domaine, publient une déclaration pour assoir la preuve scientifique en matière de VIH dans le champ pénal. Le document affirme des données scientifiques décisives sur les principes de transmission, la charge virale indétectable, les conséquences à long terme d’une infection et les preuves phylogénétiques (utilisées pour déterminer la transmission du VIH). L’objectif est clair, il s’agit de faire reculer la méconnaissance qui mène encore trop souvent les systèmes judiciaires à punir abusivement les personnes vivant avec le VIH (PVVIH), uniquement sur la base de leur statut sérologique.
Un constat inquiétant
Au moins 68 pays possèdent en effet des lois spécifiques au VIH, quand 33 autres appliquent des lois plus générales pour criminaliser la transmission, l’exposition ou la non-divulgation du VIH . Avec, à la clé, des peines pouvant aller jusqu’à plusieurs années d’emprisonnement. Les parties du monde les plus concernées sont avant tout l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Est, ainsi que l’Amérique du Sud et l’Afrique subsaharienne. Au cours des trente derniers mois, des centaines de poursuites ont été recensées dans plus de 51 pays . Une situation qui met en péril le programme 2030, unanimement adopté lors de l’assemblée générale des Nations unies en 2016 et qui prévoit l’éradication de l’épidémie du VIH. « Nous n’avons aucune preuve que ces lois ont un quelconque effet bénéfique sur le VIH, par contre nous avons les preuves du contraire », explique Cécile Kazatchkine, juriste pour le Réseau juridique canadien VIH/sida .
En renforçant la stigmatisation et en nourrissant la peur, ces dispositions pénales engendrent des effets pervers. Elles découragent le dépistage, exposent davantage les populations vulnérables et éloignent les personnes malades des parcours de santé et de soutien. En 2012, la Commission mondiale sur le VIH et le droit appelait ainsi « les pays à interdire la discrimination, à abroger les lois répressives et à promulguer des lois de protection pour promouvoir la santé publique et les droits de l’homme afin de lutter efficacement contre le VIH ». Face à l’urgence, une mobilisation a émergé ces dernières années, connectant entre eux des acteurs alertes et engagés. La problématique est apparue sur le devant de la scène mondiale, permettant de mettre en lumière la gravité de la situation dans certaines zones, comme en Russie, Ukraine ou en Biélorussie.
La science comme fer de lance
Emmenée entre autres par l’avocat anglais Edwin Bernard, la coalition HIV Justice Worldwide est fondée en 2016 dans le but de coordonner cette mobilisation, de renseigner la criminalisation du VIH et d’apporter un soutien technique aux acteurs de cette cause. Un combat mené à coup de données scientifiques et de plaidoyers, face à des obstacles politiques et culturels, et des publics fragilisés, tels que les usagers de drogue, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), les travailleur•euse•s du sexe ou encore les femmes, très touchées par cette criminalisation .
Un combat qui remporte aussi des victoires. Comme au Malawi, en 2017, lorsque la Haute Cour décide d’acquitter une accusée poursuivie pour avoir accidentellement allaité l’enfant d’une autre. Sous traitement antirétroviral au moment des faits, celle-ci a pu faire valoir le « risque infiniment faible » de transmission du VIH dans un tel cas. Quelques mois plus tard, les acteurs de la société civile du pays parvenaient à faire abandonner les dispositions criminalisantes d’un projet de loi sur le VIH . De nombreux progrès ont ainsi été obtenus dans différents pays : la Suisse, le Kenya, le Mozambique, le Belize ou encore le Venezuela ont récemment supprimé des lois qui pénalisaient le VIH ou l’homosexualité. D’autres ont modernisé leurs lois et certains ont pris des mesures afin de protéger les populations clés .
Les droits de l’homme en péril
Un souffle à maintenir pour garder le cap vers les grands objectifs de santé publique donc, mais aussi pour défendre les droits humains. Car ce sont des vies entières que ces dérives législatives mettent parfois en péril. Edwin Cameron, militant et juge à la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud, le rappelle : « Pour les accusés, cela peut avoir des conséquences catastrophiques. Des divulgations forcées, des erreurs judiciaires. » Aux États-Unis, Kerry Thomas a été condamné en 2008 à trente ans de prison pour ne pas avoir divulgué son statut sérologique. Il a pourtant utilisé un préservatif, et sa charge virale était indétectable au moment des faits. Un exemple criant de l’ignorance qui peut encore sévir dans certaines cours de justice et du besoin urgent d’intégrer les avancées de la science en matière de VIH.
La déclaration de consensus d’experts va dans ce sens. Les bénéfices des traitements et les risques réels de transmission sont énoncés clairement, en fonction des cas : utilisation d’un préservatif, personne sous charge virale indétectable, mais aussi morsures et crachats, puisque de nombreuses condamnations relèvent de ces actes, notamment quand ils sont perpétrés contre les forces de l’ordre. « Les experts médicaux appelés à témoigner doivent savoir restituer les preuves médicales de façon explicite », précise Cécile Kazatchkine. La campagne internationale contre la criminalisation du VIH apporte des outils cruciaux pour encadrer et sensibiliser les professionnels de santé, mais aussi les avocats, les juges, les procureurs, les médias et les décideurs politiques. Un travail de fond, afin que la preuve scientifique et les droits de l’homme l’emportent sur la stigmatisation. Puisque, comme le souligne Edwin Cameron : « Ces lois nuisibles et irrationnelles doivent être abolies rapidement si nous voulons progresser contre les effets de l’épidémie. »