En France, comme ailleurs, des figures historiques de la lutte contre le sida sont aux avant-postes de la lutte contre le coronavirus. « Même s’il y a évidemment beaucoup de différences entre le VIH et ce coronavirus, les leçons apprises du sida sont forcément bénéfiques », estime Françoise Barré-Sinoussi.
Dans le monde de la lutte contre le sida, on ne présente plus Le Pr. Jean-François Delfraissy ni le Pr. Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine 2008. Et ce n’est évidemment pas un hasard s’ils ont été choisis, en mars, pour diriger les deux principales instances destinées à conseiller les plus hautes autorités du pays dans la crise du Covid-19. « On a dû estimer qu’on avait l’expérience pour faire face à l’émergence d’une maladie nouvelle, sans aucun traitement ni tests diagnostiques, comme cela a été le cas pour le sida », explique la présidente de Sidaction. « Le VIH reste à ce jour la plus grande épidémie du 20ème siècle. Et même s’il y a évidemment beaucoup de différences entre le VIH et ce coronavirus, les leçons apprises du sida sont forcément bénéfiques », ajoute Françoise Barré-Sinoussi, nommée par l’Elysée à la tête du Comité analyse recherche et expertise.
Le « lobby du sida »
Mais ce n’est pas non plus sa seule expertise du VIH qui a permis à Jean-François Delfraissy d’être désigné à la tête du Conseil scientifique. « Le combat qu’il a mené comme coordonnateur interministériel de la lutte contre Ebola a aussi joué », souligne le professeur François Dabis, le directeur de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) et les hépatites
Il n’y a pas qu’en France que de grandes figures du VIH sont aux avant-postes de la crise du Covid, C’est aussi le cas aux Etats-Unis avec la mobilisation d’Antony Fauci et, comme le souligne François Dabis, de Peter Piot en Angleterre. A tel point que certains, dans le milieu médical n’ont pas manqué de dire que la gestion de la crise du Covid a été « confisquée » par le « lobby du sida ».
La bataille de l’information
Au-delà de la polémique, quelque peu stérile, la vraie question est surtout de savoir si les acquis de la lutte contre le VIH peuvent être utiles face à cette crise sanitaire totalement inédite. « Personnellement, cela me rappelle l’importance, en période de forte crise, de donner le maximum d’informations possible. C’est ce qu’on essayait de faire au début du VIH dans la revue Transcriptase », explique Anne-Claude Crémieux, infectiologue à l’hôpital Cochin à Paris.
« Durant toute la période du confinement, j’ai fait un bulletin tri-hebdomadaire avec un résumé des articles les plus importants sur ce coronavirus, parus dans la littérature internationale, ajoute-elle. Ce bulletin était diffusé auprès de tous les médecins et chercheurs de l’APHP puis a été diffusé plus largement, à l’Institut Pasteur, à Curie. Et ce qui était frappant, c’était cette très forte appétence d’informations qui allait bien au-delà de la communauté des infectiologues ».
C’est une leçon du VIH : face à un ennemi nouveau, la question de l’information est cruciale. Mais dans les années 1980, au début de l’épidémie de VIH, cette information se faisait par les médias classiques avec une vitesse de circulation évidement assez lente. Alors que, pour ce coronavirus, les échanges ont eu lieu avec une rapidité folle sur les chaines infos et les réseaux sociaux. Et certains débats, notamment celui sur l’hydroxychloroquine ont pris un tour passionnel voire quasi hystérique. Sans aucune commune mesure avec certaines controverses scientifiques, qui ont également existé durant les premières années du VIH mais n’ont jamais été suivies quasiment en temps réel par le grand public.
« C’est une bonne chose qu’on ne soit pas toujours d’accord en matière de sciences et de médecine. Mais la controverse doit permettre d’avancer, de construire », indique François Barré-Sinoussi. « Là, la communication a été beaucoup trop rapide et désordonnée, ajoute-elle. C’est parti dans tous les sens et, au final, j’ai un peu peur que cela ait entamé le crédit des scientifiques auprès du public ».
Une course médiatique autour des traitements
Avec le Covid-19, il y eu, de fait, une sorte de course médiatique autour des traitements, certains médecins ayant visiblement rêvé d’être celui qui, le premier, aurait annoncé au monde entier avoir réussi à identifier médicament-sauveur face à la Covid-19. « N’oublions pas que la lutte contre le sida, aussi, a été remplie de gesticulations de faussaires ou de vendeurs de faux espoirs », ironise Jérôme Martin, ancien président d’Act-Up et cofondateur de l’Observatoire des médicaments.
Ce militant de longue date reconnait que le combat contre le VIH a aussi donné lieu à d’âpres débats autour des essais cliniques. « Avec Act-Up, on s’est beaucoup battus pour favoriser un accès le plus rapide possible aux nouvelles molécules mais sans jamais piétiner les règles éthiques de la recherche clinique », tacle Jérôme Martin.
Cette épidémie de Covid, qui n’est pas terminée, a donné lieu à une multiplication des essais cliniques grâce à une mobilisation très importante des équipes qui travaillaient sur le VIH. « Dès le début de la crise, Jean-François Delfraissy m’a demandé de penser à un redéploiement de nos équipes pour faire de la recherche clinique sur le Covid. Et cela semblé tout fait logique, surtout qu’avec le confinement, nos programmes sur le VIH et le VHC ont été mis un peu en veilleuse », explique François Dabis. « De cette manière, nous avons pu mobiliser 80 moniteurs d’essais cliniques et d’études biologiques hospitalières sur le coronavirus », ajoute-il.
Une recherche mal coordonnée
Si elle se félicite de cette mobilisation du monde de la recherche, Françoise Barré-Sinoussi regrette un certain manque de coordination des différents projets. « C’est comme si on avait oublié une des grandes leçons du VIH : la nécessité d’avoir une forte coordination de la recherche. Sur le sida, cela s’est concrétisé par la création de l’ANRS. Cette fois, le tempo n’était bien sûr pas le même. Il a fallu gérer un grand nombre de demande de projets d’essais cliniques mais sans qu’il y ait véritablement une instance pour faire ce travail de coordination. Même si nous avons fait tout ce qui était possible au niveau de Reacting [i] », souligne la présidente de Sidaction.
Avec un peu de recul, certains spécialistes du VIH estiment qu’il y a eu un nombre trop élevé d’essais Covid ayant inclus des effectifs faibles de patients. Et, donc, au final d’un intérêt limité. « Les Anglais, eux, ont choisi de ne faire qu’un seul grand essai (Recovery) en incluant 176 hôpitaux dans tout le pays. Peut-être que, sans aller jusque-là, la France aurait dû faire moins d’essais mais de taille plus importante », estime Dominique Costagliola, directrice de recherches à l’Institut Pierre Louis d’épidémiologie et de santé publique. La France a certes eu l’ambition d’avoir, aussi, un essai d’envergure mais n’a jamais réussi à mobiliser les autres pays européens pour qu’ils s’engagent dans ce projet baptisé Discovery.
« Il n’est pas possible d’ignorer la question sociale »
Enfin, c’est sans doute sur la question de la démocratie sanitaire que le monde du sida s’est fait le plus entendre. Fin mars, un peu plus d’une dizaine d’acteurs associatifs ont adressé une lettre ouverte à Jean-François Delfraissy et Françoise Barré-Sinoussi « A toutes les époques, on constate que l’exclusion, les discriminations ont toujours fait le jeu des épidémies. Et l’histoire du sida montre qu’il n’est pas possible d’ignorer la question sociale dans une crise sanitaire », soulignaient les auteurs de cette lettre ouverte.
Tous convaincus qu’ils qu’il n’était pas possible de combattre ce coronavirus sans implication des personnes concernées. « Mais on voit qu’à aucun moment la société civile n’a eu son mot à dire dans la gestion de cette épidémie, ni dans les mesures prises par les autorités pour y faire face. Au point qu’on, peut se demander si ces acquis du sida, dont tout le monde parle, existent bel et bien », se demande Jérôme Martin. Tandis qu’Anne-Claude Crémieux estime, pour sa part, qu’on ne « peut pas plaquer tous ces acquis du VIH » sur toutes les autres crises sanitaires. « L’épidémie de Covid a quand même une temporalité très différente de celle du VIH, estime-t-elle. Une crise qui dure quelques mois, ce n’est pas la même chose qu’une épidémie qui dure depuis 30 ans ».
En tout cas, cette interpellation associative sur la place de la société civile a visiblement été entendue par Jean-François Delfraissy qui, en avril, a demandé à l’Elysée la création d’un Comité de liaison citoyen. Ce qu’il n’a jamais pu obtenir, à son grand regret. « Moi aussi, je le déplore. Cela aurait été vraiment utile qu’on entende la voix des premiers concernés par cette crise, et notamment les malades les plus précaires et les vulnérables », souligne Françoise Barré-Sinoussi.
« Dans nos discussions avec des scientifiques venus d’autres disciplines, nous avons constaté que cette idée de consulter la société civile n’allait pas de soi pour tout le monde, ajoute-elle. Sans y être forcément hostiles, certains se demandaient si cela pouvait vraiment avoir un intérêt. Alors que nous, qui venons du VIH, on ne pose même pas la question. On sait que c’est utile et même crucial d’agir avec les malades ou les représentants de la société civile ».
[i] Le consortium REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases) anime la recherche contre les maladies infectieuses émergentes.