Les dernières décisions du gouvernement américain sur la suppression des financements à l’aide internationale suscitent de très vives inquiétudes, en particulier en Afrique. Et nul ne sait, à ce stade, quelle sera la position des Etats-Unis vis-à-vis du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
Le retour de Donal Trump à la Maison Blanche va-t-il ruiner des années d’avancées dans le domaine de la lutte contre le VIH ? Combien de personnes risquent de mourir du sida, en Afrique ou ailleurs, si la nouvelle administration américaine persiste dans sa volonté de pratiquer des coupes drastiques dans ses financements sanitaires internationaux ? Ces questions suscitent une vague d’inquiétudes inédite à l’échelle de la planète. « Ces inquiétudes sont fondées et à la mesure des financements américains qui sont colossaux dans le domaine du VIH », constate le professeur Michel Kazatchkine, ancien directeur du Fonds mondial de lutte contre le sida et aujourd’hui senior fellow à l’Institut de hautes études internationales et du développement, de Genève.
« En Côte d’Ivoire, comme dans tous les pays africains, la préoccupation est maximale. Alors que tout le monde était focalisé sur l’objectif de mettre fin à l’épidémie à l’horizon de 2030, on ne peut exclure de voir celle-ci repartir y compris à très court terme », alerte le docteur Camille Anoma, directeur de l’ONG Espace Confiance, basée à Abidjan et membre de l’organisation Coalition Plus, qui regroupe 110 organisations de lutte contre le VIH dans 51 pays.
« Nous assurons des actions de prévention et de prise en charge des personnes vivant avec le VIH. Nous intervenons tout particulièrement auprès de populations stigmatisées, comme les personnes gays ou les usagers de drogue », poursuit ce médecin, en précisant que 80 % des financements de son ONG sont d’origine américaine. « Si ces financements devaient s’arrêter, on serait obligé d’arrêter les actions menées par nos 220 employés auprès de 40 000 personnes bénéficiaires. La menace est donc forte et très concrète », insiste le docteur Anoma.
Il n’a pas fallu très longtemps à Donald Trump pour créer un véritable électrochoc dans toute la communauté sanitaire mondiale. Le 20 janvier dernier, il signe un décret pour ordonner un gel de la quasi-totalité de l’aide apportée à l’étranger par les Etats-Unis pour une période de 90 jours. Ce délai devait permettre à la nouvelle administration, désormais aux manettes à Washington, de passer au crible tous les programmes financés pour voir s’ils étaient bien en conformité avec la politique envisagée par Donald Trump. Concrètement, il s’agit d’analyser, ce qui relève dans ces programmes d’actions menées en faveur de l’avortement ou prônant la diversité ou l’inclusion, les bêtes noires du gouvernement Trump.
6,3 millions de morts d’ici 2030
Dès le départ, ce gel comprend les fonds délivrés par le Plan d’urgence du président des États-Unis pour la lutte contre le sida (PEPFAR). Mise en place en 2003 sous Georges Bush, cette structure joue un rôle absolument crucial dans le domaine du VIH puisqu’elle permet à 20 millions de personnes dans le monde de recevoir un traitement. Soit les deux-tiers des personnes traitées à l’échelle de la planète. Le 29 janvier, le secrétaire d’État, Marco Rubio, a approuvé une « dérogation humanitaire d’urgence » pour permettre, au moins pour l’instant, le maintien des financements de PEPFAR.
Mais nul ne sait si ces crédits seront conservés et les autorités américaines ne semblent guère se préoccuper des inquiétudes qui viennent de l’étranger. En ce sens, l’administration Trump a annoncé 10 mars, par la voix – sur X – de son chef de la diplomatie, Marco Rubio, supprimer « officiellement 83 % des programmes de l’USAID », en se targuant de « faire économiser près de 60 milliards de dollars aux contribuables ».
Si les Etats-Unis devaient couper les financements contre le sida, la situation deviendrait dramatique. « Selon l’Onusida, en cas de suppression totale de l’aide américaine, 6,3 millions de personnes pourraient mourir du sida d’ici 2030. Le nombre d’orphelins pourrait, lui, atteindre 3,4 millions », souligne Inès Alaoui, responsable des politiques internationales de santé à Coalition Plus. « Mais d’ores et déjà, on constate que le gel de l’aide américaine a un impact sur de nombreuses organisations de lutte contre le sida », ajoute-elle.
En février, Coalition Plus a mené une enquête auprès d’une partie de ses associations partenaires. Parmi les répondants, 29 structures (soit 59 % de l’échantillon) ont déclaré subir au moins un impact. 18 associations ont ainsi indiqué avoir été contraintes de réduire de moitié leurs activité de dépistage et même de prise en charge des personnes vivant avec le VIH. « L’impact se fait aussi sentir au niveau des ressources humaines de ces associations qui, dans ce domaine, sont souvent très dépendantes de l’aide américaine. Ainsi 27 organisations ont déclaré que le financement avait été totalement suspendu pour 497 postes », indique Inès Alaoui.
Aujourd’hui, c’est l’ensemble de la lutte contre le sida à l’échelle de la planète qui est en péril, ce que montrent les chiffres de la Kaiser Foundation aux Etats-Unis cités par le professeur Kazatchkine : « Avec 8,3 milliards de dollars par an, dit-il, les Etats-Unis fournissent 30 % de toute l’assistance internationale en santé. Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme vient en deuxième position avec 5,3 milliards de dollars par an, en sachant que 30 % des financements du Fonds mondial viennent de PEPFAR et donc des Etats-Unis. Si on regarde juste le VIH/sida, les Américains financent 63 % de l’aide internationale avec 5,2 milliards par an ».
Les menaces qui pèsent sur le Fonds mondial
Pour l’instant, les Etats-Unis n’ont pas encore annoncé ce qu’ils comptaient faire lors de la prochaine conférence de reconstitution des financements du Fonds mondial, prévue en octobre prochain à Londres. Lors du premier mandat de Donald Trump, son administration avait, au départ, annoncé son souhait de baisser sa contribution de 425 millions de dollars. Mais à la conférence organisée en octobre 2019 à Lyon, les Américains avaient finalement été au rendez-vous en annonçant une augmentation de 15 % de leur contribution, la faisant passer à 1,56 milliard de dollars par an.
Au cours de sa première présidence, Donald Trump avait déjà fait des déclarations tonitruantes sur le financement de l’aide internationale en santé. Au final, l’impact sur la lutte contre le sida était resté limitée. En revanche nul ne sait ce qu’il en sera lors de ce deuxième mandat avec une administration qui s’est clairement durcie et semble aujourd’hui guidée par des convictions idéologiques très appuyées.
« Jusque-là, les financements américains pour la lutte contre le sida ont toujours été maintenus que ce soit sous les administrations Bush puis Obama, indique le professeur Kazatchkine. Les Etats-Unis ont surtout aussi toujours respecté les règles de fonctionnement du Fonds mondial qui sont simples : l’argent versé par les pays va dans un pot commun et ensuite seul le Fonds peut décider de l’affectation des ressources. C’est grâce à ce système que, ces dernières années, le Fonds a pu financer des projets de lutte contre la tuberculose en Corée du Nord, de réduction des risques en Iran ou diverses actions auprès des travailleurs ou travailleuses du sexe ou des communautés LGBTQ. Même à l’époque où le chairman du conseil d’administration était le ministre de la Santé très conservateur de Georges Bush, les Américains ne se sont jamais opposés aux financements de ces actions. Mais aujourd’hui, nul ne peut savoir ce que sera la position de l’administration Trump ».
L’inquiétude est d’autant plus vive par les acteurs de lutte contre le sida que Donald Trump et son administration semblent imperméables à tous les arguments scientifiquement fondés montrant que, dans un monde interconnecté, il serait contre-productif, y compris pour les Etats-Unis eux-mêmes, de stopper ces financements de la santé au niveau international.
« Il y a aujourd’hui, une idéologie anti-élite et anti-sciences très forte au sein du pouvoir en place à Washington. Il a cette conviction que face aux données apportées par la science, il faut plutôt faire confiance à un soi-disant bon sens venant du peuple, explique le professeur Kazatchkine. C’est avec ce genre de raisonnement que certains en viennent à dire qu’après tout, l’huile de foie de morue est aussi efficace que les vaccins pour lutter contre la rougeole. Malheureusement aujourd’hui, un climat de peur inhibe un certain nombre de collègues scientifiques américains. Certains restent silencieux car ils savent que, dans l’atmosphère très autoritariste que fait régner l’administration Trump, ils peuvent être licenciés du jour au lendemain… »