A 50 ans et des poussières, la loi de 1970, qui pénalise l’usage de drogues, a pris un sacré coup de vieux. Pour les associations, il est temps de faire table rase, en misant bien plus sur la prévention. Et en mettant fin à la répression, contreproductive d’un point de vue sanitaire.
Instaurée par la loi de 1970, la pénalisation n’est d’aucun secours pour lutter contre l’usage de drogues estiment 66% des Français interrogés par l’institut CSA. Selon ce sondage publié en janvier par le Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD), qui regroupe plusieurs associations et syndicats impliqués dans ce sujet [i], 69% la jugent même inapte à enrayer les trafics. A l’inverse, les efforts de prévention et les mesures de réduction des risques (RDR) sont insuffisants, jugent trois quarts d’entre eux. Au final, 82% des personnes interrogées sont favorables à l’organisation d’un débat sur le sujet.
Alors que des députés ont clos fin février une consultation citoyenne sur l’usage récréatif du cannabis, le CNPD estime que le débat doit être élargi à l’ensemble des substances. D’autant que le pays est à la traîne par rapport à ses voisins européens, dont plusieurs ont dépénalisé – ou tolèrent – l’usage de drogues, y compris celles dites dures. « La France est dans le peloton de queue, avec la Suède, la Pologne et la Hongrie », déplore le vice-président d’Asud, Fabrice Olivet. Selon lui, le pays « est incapable d’avoir des débats comme celui-là. Au lieu de cela, des arguments fantasmatiques continuent à circuler, du genre ‘je ne veux pas avoir des drogués près de chez moi’ ».
Selon les associations, la loi de 1970 a échoué aussi bien d’un point de vue sécuritaire que sanitaire. Sur ce dernier point, elle constitue d’ailleurs « un frein », estime la déléguée générale de la Fédération addiction, Nathalie Latour. L’approche répressive « ne facilite pas l’accès aux soins ou à une demande d’accompagnement. L’ambivalence demeure totale pour les usagers de drogues, dont le statut oscille entre celui de délinquant et celui de malade », observe-t-elle.
RDR : un bilan très positif, mais fragile
Certes, l’épidémie de sida a forcé les autorités à s’extraire d’une politique exclusivement répressive : en mai 1987, la ministre de la santé Michèle Barzach a autorisé la vente libre de seringues, acte fondateur de la réduction des risques (RDR) en France. Cette politique de prévention a été inscrite dans la loi en 2004, avec la création des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud).
La RDR constitue indéniablement l’un des grands succès de santé publique des dernières décennies. D’environ 50% au cours des années 1980/1990, la prévalence d’infection par le VIH chez les usagers de drogues par injection (UDI) n’était que de 13% lors de la dernière étude Coquelicot (2011-2013), rappelle l’une de ses investigatrices, Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Inserm [ii]. La lutte est toutefois loin d’être gagnée : primo, la prévalence de VHC « demeure à des niveaux élevés », de 67% chez les injecteurs, rappelle la chercheuse. Secundo, l’incidence de VIH n’a pas diminué entre les deux études Coquelicot (2004 et 2011-2013).
Les résultats de ces travaux suggèrent même une exposition accrue aux risques VIH et VHC : en 2011-2013, 26% des UDI déclaraient avoir partagé leur seringue au moins une fois au cours du mois précédent, contre 13% en 2004. Du fait de l’approche répressive induite par la loi de 1970, « il n’est pas simple d’être dans l’espace public avec des seringues, il y a le risque d’être contrôlé et de se voir confisquer son matériel », explique Marie Jauffret-Roustide.
« Pour près d’un tiers des usagers, l’accès à la RDR, en particulier aux seringues, demeure compliqué en raison de refus de certaines pharmacies, des horaires d’ouverture des Caarud ou d’automates qui se vident très rapidement. La situation s’est améliorée sur les deux derniers points, mais des efforts restent à faire du côté des pharmacies », ajoute la chercheuse.
Autre écueil, la grande précarité de nombreux UDI et la fréquente barrière de la langue. Parmi ceux diagnostiqués en 2019-2020, 69% sont nés à l’étranger, en grande partie en Europe de l’est (Russie, Géorgie, etc.). Autant de vulnérabilités qui compliquent le recours aux soins : chez les UDI, 35% des diagnostics de 2019-2020 ont eu lieu à un stade avancé, contre 17% chez les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH).
« La politique française de RDR est assez solide, mais elle est constamment freinée. Elle pourrait être beaucoup plus efficace sans ce couperet incessant de la loi pénale. La loi de 1970 nous bloque non seulement d’un point de vue réglementaire, mais aussi parce qu’elle ancre certaines représentations morales », note Nathalie Latour. Exemple en septembre 2018 : prétendument en raison de problèmes de sécurité, les deux distributeurs de seringues d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) sont retirés par l’agence régionale de santé (ARS), à la demande de la préfecture. Face à l’indignation des associations, ils seront rapidement réinstallés. « Rien n’est jamais totalement acquis, il faut tout le temps être vigilant. La question de l’acceptabilité sociale demeure fragile », note Nathalie Latour.
La difficile implantation des SCMR
Nouveau front de bataille, les salles de consommation à moindre risque (SCMR) demeurent, malgré les preuves de leur efficacité à l’étranger, un sujet épineux. En France, il n’en existe que deux (Paris, Strasbourg), dans le cadre d’une expérimentation lancée par la loi de modernisation du système de santé de 2016. Marseille pourrait être la prochaine ville sur la liste. Avec ses hauts et ses bas, l’histoire de ce projet illustre les difficultés rencontrées par les acteurs de la RDR.
Après un revers au début des années 2010, le projet, porté par l’association Asud Mars Say Yeah, semble sur le point d’aboutir début 2019. Le maire Jean-Claude Gaudin, qui achève son dernier mandat, donne son feu vert à une SCMR dans le 5ème arrondissement, dans un local appartenant à l’hôpital de la Conception. Alors que les feux semblent au vert, tout s’écroule : mi-juin 2019, le maire de Marseille renonce, face à une fronde de riverains soutenus par la maire d’arrondissement.
Le projet est relancé par l’arrivée à la mairie du ‘Printemps marseillais’, attelage PS-EELV qui a inscrit la SCMR dans son programme. « Nous en sommes à la recherche d’un lieu d’implantation, cela va devoir se faire dans un secteur ‘Printemps Marseillais’. Nous sommes très soutenus par l’ARS et par la mairie, mais c’est forcément plus compliqué dès qu’on s’approche des mairies d’arrondissement », explique la présidente d’Asud Mars Say Yeah, Béatrice Stambul, échaudée par le revers de 2019. « Nous devons expliquer que la salle de shoot n’est pas le problème, mais une solution au problème. Si la guerre à la drogue marchait, cela se saurait ! Face à ce genre de situation, ce qui fonctionne, ce sont les politiques inclusives, pas celles de rejet », ajoute-t-elle.
Moins avancés, d’autres projets émergent, notamment à Lille et Lyon. Celui de Bordeaux a été remis en selle par la nouvelle municipalité (écologiste), après un faux départ sous l’ancienne. Si le dossier est actuellement dans les mains de l’ARS de Nouvelle-Aquitaine, l’association La Case se montre prudente : « il n’est pas impossible qu’il y ait encore un blocage en perspective. Patience et longueur de temps… », soupire sa directrice générale, Véronique Latour.
En prison, des seringues officieuses
Si elle n’est jamais acquise en ‘milieu libre’, la RDR l’est encore moins en prison. La loi de santé de 2016 a pourtant étendu le principe d’équivalence – le droit des détenus à bénéficier des mêmes soins qu’à l’extérieur – à la RDR, « selon des modalités adaptées au milieu carcéral ». Or le décret d’application censé fixer ces « modalités adaptées » n’est jamais paru, faute de consensus entre les acteurs concernés.
Certains ne le regrettent pas : « en l’état, le décret proposé était inapplicable. Il prévoyait que le directeur de la prison soit informé par l’unité sanitaire de ses activités en matière d’échange de seringues », rappelle François Bès, coordinateur du pôle enquêtes à la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP). Quant à l’administration pénitentiaire, elle dit craindre que les seringues soient utilisées comme armes. Pourtant, ce risque est réfuté par des études menées dans les pays ayant instauré la RDR en prison, tels que la Suisse et l’Espagne.
En l’absence de dispositif officiel, la RDR en milieu carcéral demeure donc une zone grise. « Cette attitude dérive de l’esprit de la loi de 1970. Il est difficile pour les autorités de reconnaître qu’il y a un usage de drogues en prison, et donc qu’on ne le contrôle pas. On fait comme si cela n’existait pas, que c’était peu fréquent, quitte à décrédibiliser les travaux qui montrent la réalité de cette consommation », explique Laurent Michel, directeur médical du centre Pierre-Nicole (Croix-Rouge) à Paris, un Csapa [iii] de la Croix-Rouge.
Quelques responsables d’unités sanitaires en milieu pénitentiaire (USMP) ont pourtant mis en place une distribution de seringues dans leur prison. « Ces choses se font de manière clandestine, et seulement sur décision des soignants. Ils veulent éviter les ennuis, car c’est très risqué et il y a des possibilités de pression », explique François Bès.
Autre écueil, les soignants exerçant dans les USMP, d’origine hospitalière, sont rarement formés à l’addictologie. « Ils sont souvent surchargés de travail et ont tendance à faire passer la prévention au second plan », explique Laurent Michel. Si les Csapa interviennent dans les prisons, leur mission est principalement « de faire la jonction dedans-dehors », ajoute-t-il.
Signe de l’omerta qui règne sur le sujet, les données épidémiologiques en milieu carcéral sont rares. Les derniers chiffres de prévalence d’infection par le VIH (2%) et d’hépatite C (4,8%), trois à cinq fois plus qu’à l’extérieur, remontent à l’étude Prévacar de 2010. Depuis l’étude PRI2DE, elle aussi achevée en 2010 et qui portait sur la prévention du risque infectieux en prison, « il n’y a rien eu de nouveau », note François Bès. « C’est d’ailleurs une revendication des associations : il y a un grand besoin d’enquêtes épidémiologiques en prison », conclut-il.
Avec une hausse de 72% de l’incidence entre 2010 et 2019 (contre une baisse de 23 % au niveau mondial), la zone Europe de l’est/Asie centrale est celle où le VIH progresse le plus vite, selon l’Onusida. Elle est même la seule région au monde où le nombre de décès liés au VIH augmente : +24 % en 2019 par rapport à 2010 (contre -39 % au niveau mondial). Autre particularité, près de la moitié des nouveaux cas (48 %) surviennent chez des UDI, contre 10 % en moyenne mondiale. Certes, 27 des 29 pays de la région (la Bulgarie et le Turkménistan font exception) disposent de programmes d’échanges de seringues, rappelle Harm Reduction International dans son rapport 2020. Dans les faits, la couverture est très faible : en Europe de l’est, les UDI ne disposent, en moyenne, que de 15 seringues par an, contre 166 par an en Europe occidentale. En Russie, épicentre de cette épidémie est-européenne, la distribution de seringues n’est proposée que par les associations, très contraintes par un Etat peu enclin à l’approche préventive.
En Europe de l’Est, les UDI au cœur de l’épidémie
[i] Association guyanaise de réduction des risques, Aides, Asud, Ligue des droits de l’homme, FAAAT, Fédération addiction, Grecc, Principes actifs, Médecins du monde, NORML France, Techno +, Safe, syndicat Sud intérieur, Circ, SOS addictions, PCP, Psychoactif, Syndicat de la magistrature.
[ii] Après celles de 2004 et de 2011-2013, une troisième étude Coquelicot sera lancée en fin d’année. Elle portera sur 2.250 personnes vivant dans 25 villes –contre cinq dans la précédente édition.
[iii] Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.