De l’école au lycée, l’éducation à la sexualité, instaurée par une loi de 2001, demeure plus proche de l’exception que de la norme. Les raisons de cet échec sont nombreuses : manque de moyens, personnel enseignant rarement formé, médecine scolaire en panne, soutien insuffisant de l’Etat aux associations… mais aussi de fortes oppositions conservatistes.
Contracter le VIH en embrassant une personne séropositive ? Selon 23 % des jeunes de moins de 24 ans, c’est possible. De même, 66 % de ceux ayant eu un rapport sexuel l’année passée n’ont pas systématiquement utilisé de préservatif [i]. Autant de chiffres qui montrent que, 40 ans après la découverte du VIH, le niveau de connaissance des jeunes demeure préoccupant. A quoi s’ajoutent de fréquentes discriminations envers les jeunes homosexuels, ressenties par 50 % d’entre eux au cours de leur scolarité.
Face à une situation propice aux violences et aux risques de santé, l’éducation à la sexualité (EAS) en milieu scolaire est un outil crucial pour sensibiliser les jeunes. Cet enseignement est d’ailleurs reconnu comme une mission du système éducatif. Promulguée en juillet 2001, la loi n° 2001-488 relative à l’IVG et à la contraception (« loi Aubry-Guigou ») prévoit au moins trois séances annuelles d’EAS par classe d’âge, dispensées du CP à la terminale (voir encadré). Vingt-deux ans plus tard, le compte n’y est pas, comme le confirme un rapport publié en 2022 par l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR). Selon une enquête menée dans une académie (non précisée), seuls 14,7 % des écoliers ont reçu trois séances d’EAS au cours de l’année scolaire 2018-2019, contre 20 % des collégiens et 14 % des lycéens.
En poste depuis mai 2022, le ministre de l’Education nationale, Pap Ndiaye, s’est engagé à faire appliquer la loi -comme plusieurs de ses prédécesseurs avant lui. Publiée fin septembre, une circulaire exhorte les directeurs d’établissements à inscrire le sujet, au moins une fois par an, à l’ordre du jour du conseil d’école, ou à celui du comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) dans les collèges et lycées. De plus, le ministère prévoit une enquête nationale annuelle afin de vérifier la mise en place des séances d’EAS. Mais chat échaudé craint l’eau froide : craignant que ces engagements restent lettre morte, trois associations – Sidaction, Mouvement français pour le planning familial (MFPF), SOS Homophobie – ont annoncé début mars avoir saisi le tribunal administratif de Paris afin que la loi de 2001 soit enfin appliquée.
Prévention, égalité, discriminations… des besoins urgents
Pour Ghislaine Morvan-Dubois, qui représente la FCPE [ii] auprès du collectif Education contre les LGBTIphobies, « les besoins sont criants : il faut que les élèves aient une éducation au respect de la diversité, aussi bien envers leurs camarades qu’envers leur professeurs, eux-mêmes parfois stigmatisés » en raison de leur orientation sexuelle. « Les besoins sont aussi forts en matière d’égalité hommes/femmes et de consentement. Sans oublier la reprise d’épidémies d’IST, notamment parce que les jeunes ont une méconnaissance totale des méthodes de prophylaxie », ajoute-t-elle.
Si la nécessité de nouer ce dialogue devient aussi pressant, c’est également en raison de l’accès des jeunes à internet et aux réseaux sociaux, qui ont envahi les cours de récréation. Pour Saphia Guereschi, secrétaire générale du Snics-FSU [iii] : « Les élèves ont un accès facilité à la pornographie, et ce dès le plus jeune âge. En CM2, certains posent déjà des questions sur la sodomie et sur la fellation, ce qui n’était pas le cas il y a plusieurs années. Des pratiques telles que les ‘nudes’ et les sextapes se sont développées dans les établissements, et avec elles les faits de harcèlement ». En 2021, 20 % des enfants de 6-18 ans, jusqu’à 51 % chez les filles de 13 ans, ont été confrontés au cyber-harcèlement.
Manque de formation, de temps et de moyens
Comment expliquer de telles difficultés à faire appliquer la loi de 2001 ? Selon David Boudeau, président de l’Association des professeurs de biologie et de géologie (APBG), « c’est avant tout un manque de moyens humains : le personnel est rarement formé à ce sujet. En sciences de la vie et de la Terre (SVT), nous sommes en première ligne, ce sujet fait partie de notre formation initiale. Mais pour tout ce qui tourne autour de la vie affective, des aspects psychologiques, il faut être formé. Du coup, les enseignants ne se sentent pas légitimes à aborder ces sujets avec leurs élèves ».
Autre problème, la gestion du temps par les enseignants : « L’éducation à la sexualité est prise sur le temps scolaire, celui des cours et des apprentissages », déjà chargé, ajoute David Boudeau. Selon lui, une possibilité serait d’intégrer l’EAS dans les programmes de SVT. Une solution a priori séduisante, mais qui risque d’orienter le sujet uniquement vers ses composantes biologiques. De plus, en vertu de la réforme du lycée, entrée en vigueur depuis la rentrée 2019, les SVT sont devenues une spécialité parmi d’autres, donc optionnelle pour de nombreux lycéens.
A ce manque de temps et de formation, s’ajoute un problème de visibilité de l’EAS auprès des enseignants, estime Arnaud Holtzman, professeur de SVT dans un lycée de Nancy, et formateur académique en EAS. « Beaucoup en font sans le savoir, par exemple une prof de lettres qui peut aborder la question de l’égalité hommes/femmes à l’occasion d’une étude de texte », explique ce militant du Snes-FSU. Cette méconnaissance est aussi présente chez les parents, ce qui explique la méfiance, voire la franche opposition, de certains d’entre eux vis-à-vis de l’EAS : « Ils ne savent souvent pas en quoi consistent ces séances. Il ne faut pas hésiter à leur expliquer le contenu, et rappeler qu’il s’agit d’un enseignement progressif. On ne fait pas la même chose en classe de 6ème qu’en 1ère ».
Les professeurs de SVT ne sont pas les seuls acteurs à assurer l’EAS, loin de là. Selon le rapport de l’IGESR, il ne représentent que 20 % des intervenants de l’EAS au collège, 15 % au lycée. En première ligne, les infirmières de l’Education nationale constituent 40 % des troupes. Or la médecine scolaire traverse, en miroir de l’Education nationale, une crise profonde. Si le nombre d’infirmières a augmenté depuis 2000, « il n’y a plus de création de postes depuis 2017, et les concours ne font plus le plein. Les dérives de la gestion du Covid-19 ont fait fuir les candidats », observe Saphia Guereschi. Nombre d’entre elles partagent leur temps entre plusieurs établissements, faisant face à des publics différents, ce qui complique l’organisation de séances d’EAS.
Quant aux associations agréées par l’Education nationale, habilitées à participer à l’EAS, l’IGESR estime la part des intervenants extérieurs à 30 %. Parmi elles, le MFPF « intervient auprès de plus de 150.000 élèves, dans 3.000 établissements », explique sa présidente Sarah Durocher. « Nous recevons beaucoup de sollicitations, mais nous ne pouvons pas répondre à toutes, par manque de moyens humains. L’Etat ne met pas les moyens, or l’un des enjeux est justement que les associations continuent à intervenir auprès du personnel de l’Education nationale », déplore-t-elle.
L’EAS dans le viseur des traditionnalistes
Aux carences de l’Etat, s’ajoutent parfois de réels blocages face à un enseignement souvent méconnu. Au risque de situations conflictuelles, suscitées par des parents réfractaires à l’EAS, parfois épaulés par des associations religieuses – souvent d’obédience catholique. L’hostilité de ces milieux conservateurs s’est notamment fait sentir en 2014 lors de la polémique sur l’« ABCD de l’égalité », l’une des bêtes noires de la Manif pour tous.
Selon Saphia Guereschi, « certains vivent [l’EAS] comme une entrave à l’autorité parentale, et considèrent que la sexualité ne relève que de l’intime. Qu’il s’agisse de contraception ou d’homosexualité, le moindre ‘faux pas’ est scruté pour dénoncer l’Education nationale. Elle est accusée d’inciter les jeunes à avoir des relations sexuelles beaucoup plus tôt, comme si le fait d’en parler créait un problème (…) En banlieue parisienne, beaucoup de mes collègues n’osent plus faire d’éducation à la sexualité car elles ont peur des réactions. Parler de puberté ou de sentiments peut devenir compliqué. Dès lors, il devient encore plus difficile de parler d’attirance, de consentement, de rapports hommes/femmes ou de pornographie ». Autant de crispations qui révèlent, justement, l’urgence sociale de l’EAS.
Selon le site Eduscol, l’éducation à la sexualité doit recouvrir trois champs de connaissance :
1) biologique : anatomie/physiologie, transmission de la vie, puberté, prévention VIH/sida et IST, contraception, IVG
2) psycho-émotionnel: estime de soi, relation aux autres, émotions et sentiments, orientation sexuelle, identité de genre, compétences psychosociales
3) juridique et social: rôles sexués et stéréotypes, égalité filles-garçons, discriminations, sexisme, LGBTphobies, harcèlement, notion de consentement, éducation aux médias et à l’information (pornographie, publicité, internet et réseaux sociaux, cyberharcèlement), prévention des violences sexuelles et sexistes
L’EAS, un enseignement multiple
Encadré : Dans l’enseignement privé, l’EARS plutôt que l’EAS
La situation de l’enseignement privé vis-à-vis de l’EAS est peu connue – le rapport de l’IGESR l’a d’ailleurs exclue de son champ d’étude. Pourtant, des crispations y sont bien présentes, tel le récent cas, rapporté par Mediapart, d’un lycée privé de Compiègne ayant refusé à ses professeurs d’amener leurs classes voir des films sur Simone Veil ou sur l’homophobie au Kenya. Plusieurs acteurs contactés par Transversal évoquent d’ailleurs des situations ponctuelles de détournement de l’EAS, avec des séances orientées vers des discours peu favorables à l’IVG ou à l’homosexualité. Contacté, le secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec) n’a pas été en mesure de répondre aux demandes d’interview.
Plus réactif, le président de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre (Apel), Gilles Demarquet, met en garde contre toute vision « caricaturale », et juge que « la loi de 2001 est importante ». L’enseignement privé en propose une approche nuancée, privilégiant le terme d’éducation affective, relationnelle et sexuelle (EARS). Pour Gilles Demarquet, « dès le plus jeune âge, il faut faire comprendre à l’enfant que son corps, c’est le sien, qu’il a droit au respect. Et éduquer au consentement, pour apprendre aux jeunes à dire oui ou non. Mais il est important de peser les mots, car il ne s’agit pas seulement de parler d’éducation à la sexualité. C’est un sujet délicat, dont il n’est pas facile, pour les parents, de parler à leurs enfants ».
[i] Selon un sondage IFOP « Les jeunes et le VIH » mené pour Sidaction en 2022
[ii] Fédération des conseils de parents d’élèves
[iii] Syndicat national des infirmières conseillères de santé, syndicat majoritaire des infirmières de l’Education nationale