Comme l’infection par le VIH, le Covid-19 prospère sur la précarité. Département le plus pauvre de France, la Seine-Saint-Denis en subit donc d’importantes retombées sanitaires et sociales, accroissant les difficultés d’une population déjà précaire. Face à la crise, les associations, elles-mêmes mises à rude épreuve, tentent d’éteindre l’incendie.
Deuxième département métropolitain le plus touché par le VIH après Paris, la Seine-Saint-Denis subit aussi de plein fouet l’épidémie actuelle de Covid-19. Du 1er mars au 13 avril, le nombre de décès y était supérieur de 128% à celui observé sur la même période en 2019, ex aequo avec les Hauts-de-Seine et derrière le Haut-Rhin (+144%), département le plus touché par le virus SRAS-CoV-2. Comment expliquer une telle vulnérabilité sanitaire du « 93 », alors que le département présente par ailleurs la population la plus jeune de France ?
Probablement par son niveau de pauvreté, dont la Seine-Saint-Denis détient, là aussi, un record national en France métropolitaine. Mais aussi par le fait qu’il s’agit d’« un désert médical », déplore le conseil départemental. Rapporté à la population, la Seine-Saint-Denis compte trois fois moins de médecins libéraux que Paris, malgré la concentration de problèmes sanitaires tels qu’obésité, diabète et hypertension artérielle, tous des facteurs de vulnérabilité face au Covid-19. Idem côté hospitalier: le département compte 42 lits de réanimation pour 10.000 habitants, contre 77 à Paris. Selon le conseil départemental, cette rupture d’égalité vis-à-vis des services publics, « combat historique de la Seine-Saint-Denis », constitue un «scandale» qui s’étend bien au-delà de la santé, recouvrant aussi la justice, la police et l’éducation.
Promiscuité et « microclusters »
Face à cette sous-médicalisation, « la dimension prévention devient encore plus difficile à développer, alors que la France n’a déjà pas une culture très aiguë en la matière », déplore Olivier Bouchaud, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Avicenne (Bobigny), en première ligne sur le Covid-19 et sur le VIH. Or en l’absence de cette « culture », lutter contre les ‘microclusters’, points chauds de transmission du SRAS-CoV-2, devient un casse-tête lorsque la promiscuité règne dans les logements. D’autant que la Seine-Saint-Denis détient un autre record métropolitain, celui de la population vivant en logement social : 32%.
« Quand vous habitez à sept ou huit dans un appartement de 60m2, il est beaucoup plus difficile de se mettre en confinement », ou tout simplement d’isoler la personne malade pour enrayer la transmission intrafamiliale, constate Olivier Bouchaud. Dans l’objectif de briser ces chaînes de transmission, la Seine-Saint-Denis s’est aussitôt portée volontaire pour participer au programme COVISAN mis en place par l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), qui vise à identifier et isoler les personnes malades, quitte à les héberger dans des hôtels. A ce jour, deux centres médicaux COVISAN ont été ouverts dans le département, l’un à Aubervilliers, l’autre à Bondy.
Moyens faibles pour besoins élevés
Face à cette situation, plus complexe que chez les voisins mieux dotés, Olivier Bouchaud estime que « les leçons du VIH/sida ont été tirées de manière incomplète ». « Le service que je dirige [à l’hôpital Avicenne] a des difficultés de prise en charge du VIH plus complexes que les hôpitaux parisiens, mais avec moins de moyens »: il ne compte qu’une infirmière pour 11 lits, contre une moyenne de 1 infirmière pour 7 lits dans les hôpitaux parisiens. Près de 80% des patients vivant avec le VIH suivis dans le service sont d’origine étrangère, dont beaucoup peinent à s’exprimer en français, « ce qui prend beaucoup de temps aux infirmières pour comprendre les choses ».
Pour le Covid-19 comme pour le VIH, ces problèmes de compréhension engendrent des inégalités dans l’accès à l’information, et donc un frein à la prévention. Pour convaincre de l’intérêt des gestes barrière et du confinement, le département et la ville de Paris ont lancé début avril une campagne d’information en 25 langues. Pour cela, ils se sont appuyés sur l’expérience acquise avec le VIH, en recourant à l’association Vers Paris sans sida, dont le département est membre depuis décembre 2019.
Le Covid-19, ainsi que le confinement imposé à la population, s’avèrent un coup dur pour la lutte contre le sida et pour la prise en charge des patients. Face à l’urgence épidémique, l’hôpital Avicenne n’a pu s’occuper de ses patients vivant avec le VIH de manière aussi assidue qu’en temps normal: « les soignants ont été très absorbés, nous avons dû mettre en place des systèmes alternatifs, avec appel des patients par les soignants les moins en première ligne, notamment pour l’envoi d’ordonnances », explique Olivier Bouchaud.
Derrière le confinement, l’insécurité alimentaire
La situation s’avère très compliquée pour les familles concernées par le VIH, dont la précarité se conjugue difficilement avec l’impératif de prévention. Si la plupart ont désormais bien intégré l’intérêt des gestes barrières, «elles ne disposent pas forcément de masques ou de gel hydroalcoolique», faute de moyens, explique Armelle Genevois, responsable du site Île-de-France de Sol en Si. Et pour les plus défavorisées, celles qui vivent à l’hôtel, le confinement vire à un huis-clos humainement ardu. Du fait de la maladie, « beaucoup ont peur de sortir: comment rester avec un enfant 24 heures sur 24 dans 20 m2? », s’indigne-t-elle.
Outre les souffrances psychologiques, qui favorisent maltraitances familiales et querelles de voisinage, « de nombreuses familles ont dû arrêter leur petit boulot, et les personnes vivant dans la précarité y sont plongées encore plus qu’avant », ajoute-t-elle. Face à l’urgence humanitaire, Sol En Si, dont 50% du personnel est au chômage technique, a décidé d’accompagner 85 familles, parmi les 165 qu’elle suit en Île-de-France, leur distribuant lait, couches et chèques service.
Quant à l’association La Plage, qui convie les patients à des repas quotidiens dans ses locaux proches de l’hôpital Avicenne (dont elle dépend), elle a dû mettre fin à cette activité, bien qu’elle aurait souhaité « continuer pour les personnes n’ayant pas le choix », déplore sa coordinatrice Anne-Valérie Constant. D’autant que, pour les familles les plus précaires, l’alimentation représente désormais « un coût plus élevé: il faut nourrir les enfants, car il n’y a plus de cantine scolaire ».
Dans un e-mail envoyé mi-avril au préfet d’Île-de-France, dont la presse a eu écho, le préfet de Seine-Saint-Denis, Georges-François Leclerc, exprime sa crainte d’« émeutes de la faim », estimant qu’« entre 15.000 et 20.000 personnes, entre les bidonvilles, les hébergements d’urgence et les foyers de travailleurs migrants, vont avoir du mal à se nourrir ». Alerté par la situation alimentaire, le département a décidé de relancer l’une de sept cuisines centrales, normalement destinées aux repas des collèges publics. Son objectif est de fournir jusqu’à 2.000 repas quotidiens, « voire plus selon les besoins », aux personnes en précarité, avec distribution via plusieurs associations, dont la Croix rouge française et le Secours populaire.
Les associations, ciment social
« Sans les associations, il y aurait eu des émeutes », estime Hélène Pollard, vice-présidente de Sol En Si. Or celles-ci, qui font de leur mieux pour maintenir un lien avec leur public, sont elles-mêmes proches de l’asphyxie, les financements publics de 2019 ne leur étant pas encore parvenus. Si Sol En Si a récemment obtenu une subvention de la Fondation de France pour surmonter la situation, l’avenir paraît très incertain: « cela devrait aller pour cette année, on trouvera des solutions, mais c’est l’année prochaine qui nous fait peur. L’élan de solidarité fonctionne pour l’instant, mais je ne suis pas sûre qu’il va durer », craint Armelle Genevois.
D’autant que les besoins pourraient bien s’accroître, du fait des effets néfastes de l’épidémie de Covid-19 sur la dynamique du VIH. Olivier Bouchaud évoque ainsi des patients d’origine africaine en déplacement dans leur pays lorsque la crise a éclaté, et qui y sont bloqués sans possibilité de revenir, faute d’avions. Et donc avec interruption forcée de trithérapie: «d ans plusieurs mois, nous craignons de voir revenir des patients avec un VIH qui a repris, une immunité qui s’est altérée», explique le médecin. Quant à la prévention et au dépistage, ils sont mis entre parenthèses: si l’association Bamesso et ses amis, au Blanc-Mesnil, a continué à « ravitailler en préservatifs et à distribuer des autotests », sa présidente Caroline Andoum craint que la précarité ait favorisé prostitution et rapports non consentis. « Il va falloir dépister en masse lors du déconfinement », estime-t-elle.