Publiés fin novembre 2024, de premiers résultats de l’enquête « Contexte des sexualités en France » (CSF-2023) révèlent plusieurs évolutions majeures au sein de la population française, devenue plus tolérante aux différences d’orientation sexuelle et d’identité de genre. Malgré des changements favorables, l’étude suggère des tendances inquiétantes en termes de prévention.
Menée à l’initiative de l’ANRS-MIE (Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales-Maladies infectieuses émergentes), l’enquête sociologique CSF-2023, conduite auprès de 31.518 personnes âgées de 15 à 89 ans interrogées entre novembre 2022 et décembre 2023, est la plus large jamais menée sur le sujet en France[i]. Au-delà du large panorama qu’elle offre sur la vie sexuelle des Français, elle permet, par comparaison aux trois études similaires menées en 1970, 1992 et 2006, d’analyser les évolutions au fil du temps.
Reflétant le sujet dans toute sa complexité, l’enquête met en évidence plusieurs tendances à l’œuvre dans la société, et observées dans d’autres pays. Exemple, le nombre croissant de partenaires sexuels au cours de la vie : les femmes déclarent en avoir eu 7,9, contre 4,5 lors de la précédente étude de 2006. Chez les hommes, ce chiffre est passé de 11,9 à 16,4. Pourtant, le nombre de rapports sexuels tend à diminuer dans la population, quel que soit l’âge ou le sexe, y compris chez les personnes en couple.
Parmi les hommes en couple, le nombre moyen de rapports au cours des quatre dernières semaines était de 6,7 en 2023, contre 8,7 en 2006. De même, l’âge lors du premier rapport sexuel, qui n’a cessé de baisser depuis le début des années 1960, est de nouveau à la hausse : de 17,3 ans en médiane chez les femmes comme chez les hommes au milieu des années 2000, il est désormais de 18,2 ans chez les premières, de 17,7 ans chez les seconds.
Des évolutions « paradoxales »
Comment expliquer ce « paradoxe contemporain de la sexualité » (hausse du nombre de partenaires, baisse de l’activité sexuelle), comme le dénomment les auteur.e.s de l’étude ? D’une part, par le fait que le nombre de personnes vivant en couple a diminué ces dernières décennies, favorisant les périodes sans partenaire stable. D’autre part, « d’autres travaux montrent que la pandémie de Covid-19, et en particulier les périodes de confinement, ont contribué à altérer sur le long terme la santé mentale, notamment des plus jeunes, ce qui a pu modifier leurs attentes en matière de sexualité », selon le résumé de l’enquête.
D’autre part, le poids croissant du numérique sur la société a contribué à « transformer l’expérience de la sexualité, qui n’est plus uniquement vécue dans l’espace physique mais aussi dans l’espace numérique ». L’enquête CSF-2023 révèle que, parmi les adultes, la sexualité s’exerce beaucoup par écran interposé : « en 2023, 33 % des femmes et 46,6 % des hommes ont eu une expérience sexuelle en ligne avec une autre personne (connexion à un site dédié, rencontre d’un partenaire, échange d’images intimes) ».
Au-delà de la « transformation » évoquée par les auteur.e.s de l’enquête, le numérique ne participe-t-il pas aussi à un effacement de la sexualité ? Récemment interrogée par Transversal, une infirmière scolaire disait avoir observé une raréfaction des relations parmi les collégiens, à l’occasion d’enquêtes menées dans son collège de l’Hérault : « il y a 10 ans, ils étaient plus nombreux à avoir eu un premier rapport sexuel au collège, à être tombé amoureux, à avoir eu un.e amoureus.e. Une de nos explications, c’est qu’ils sont sans arrêt sur leurs portables. Quand on y passe six à huit heures par jour, il est difficile d’être en relation avec quelqu’un. Sauf à travers son écran ». Une hypnose numérique qui pourrait, peut-être, expliquer aussi bien le recul de l’âge lors du premier rapport sexuel que la raréfaction des rapports sexuels au sein des couples.
Une diversification des pratiques et des orientations sexuelles
Autre enseignement de l’étude, une diversification des pratiques sexuelles, en particulier chez les jeunes femmes, plus nombreuses en 2023 qu’en 2006 à indiquer avoir connu des expériences de masturbation, de pénétration anale, de cunnilingus ou de fellation. Par ailleurs, les différences d’orientation sexuelle (et, dans une moindre mesure, d’identité de genre), semblent mieux acceptées : en 2023, 69,6 % des femmes de plus de 18 ans et 56,2 % des hommes pensaient que l’homosexualité était « une sexualité comme une autre ». De même, la proportion de personnes disant avoir eu des relations sexuelles avec, ou avoir été attirées par, une personne du même sexe, est en hausse, en particulier chez les jeunes.
Par ailleurs, l’idée de la « disponibilité sexuelle » des femmes semble en déclin, qui se caractérise par une baisse du nombre de rapports consentis uniquement pour faire plaisir au partenaire. Autre indice, une plus grande facilité à déclarer les violences vécues, et donc à les ressentir comme telles. En 2023, 29,8 % des femmes de 18-69 ans déclaraient avoir subi un rapport forcé ou une tentative de rapport forcé, contre 15,9 % en 2006. Ce qui suggère, à défaut d’une raréfaction des violences sexuelles, l’ancrage de la notion de « consentement sexuel », une tendance accélérée par le mouvement #MeToo, mais amorcée avant celui-ci.
Et la prévention ?
Alors que les derniers chiffres VIH publiés par Santé publique France (SpF) révèlent que l’incidence de VIH ne diminue plus depuis 2021, l’enquête CSF-2023 dépeint une société qui ne semble guère se diriger vers plus de prévention. Non seulement lors de l’entrée dans la vie sexuelle, avec un recours en baisse à la contraception et au préservatif lors du tout premier rapport, mais aussi plus tard dans la vie. Lors d’un premier rapport sexuel avec un nouveau partenaire rencontré au cours des 12 derniers mois, seuls 52,6 % des hommes et 49,4 % des femmes disent avoir utilisé un préservatif.
Autre élément peu propice à la prévention, les violences sexuelles demeurent bien plus fréquentes chez les personnes ayant des partenaires de même sexe (53,1 % chez les femmes, 29,5 % chez les hommes). Ce qui, selon les auteur.e.s de l’enquête, « explique en partie la dégradation de leur état de santé mentale par rapport aux personnes hétérosexuelles ». En effet, 35,9 % des femmes et 23,4 % des hommes, parmi celleux ayant des rapports avec des partenaires du même sexe, présentent des signes de dépression modérée à sévère, soit environ deux fois plus que dans la population hétérosexuelle. Un mal-être qui, au-delà de la souffrance psychique, favorise les comportements à risque, et continue à alimenter l’épidémie de VIH.
[i] Cette enquête Inserm, menée à l’initiative de l’ANRS-MIE, a été conduite sous la responsabilité scientifique de Nathalie Bajos (sociologue à l’Inserm, et par ailleurs présidente du Conseil national du sida et des hépatites virales), de Caroline Moreau (épidémiologiste à l’Inserm) et d’Armelle Andro (démographe à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et coordonnée par Aline Bohet (ingénieure en santé publique à l’Inserm). Elle comporte un volet biologique, PrévIST, réalisé sous la responsabilité de Florence Lot, épidémiologiste à Santé publique France, en collaboration avec le Centre national de référence (CNR) des IST bactériennes et le CNR des papillomavirus.