Du fait de la loi prostitution de 2016, qui interdit le recours au travail du sexe en tant que client, les violences exercées par les professionnel.le.s se sont nettement accrues : 42,3% se disent plus exposées qu’avant la loi, selon une étude de 2018. Face au laisser-faire des autorités, les travailleur.se.s du sexe (TDS) s’auto-organisent, aussi bien en matière de prévention que d’autodéfense.
Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, Vanesa Campos, travailleuse du sexe trans d’origine péruvienne, était tuée par balles au bois de Boulogne. Un meurtre qui, comme l’estimaient plusieurs associations dans un ‘shadow report’ publié en 2020 [i], est « malheureusement emblématique des conséquences de la loi du 13 avril 2016 ». Visant à « renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », cette loi s’avère, pour l’ensemble des associations communautaires, particulièrement délétère en matière de sécurité physique, financière et sanitaire.
D’une part, cette loi prévoit un parcours de sortie de la prostitution qui, de l’avis unanime, ne fonctionne pas. « Une arnaque », estime Thierry Schaffauser, coordinateur du Syndicat du travail sexuel en France (Strass). « Un échec total », renchérit Sarah-Marie Maffesoli, référente travail du sexe de Médecins du monde. D’autre part, la loi renforce le délit de proxénétisme, compliquant de facto la location d’appartements ou l’ouverture d’un compte en banque. Enfin, le délit de racolage est certes aboli, mais il est remplacé par l’interdiction de recourir au travail du sexe en tant que client, sous peine d’une amende s’élevant jusqu’à 1.500 €, voire 3.750 € en cas de récidive.
Les TDS mises en situation d’infériorité
Or cette dernière mesure, qui reprend l’approche abolitionniste en vigueur en Suède, oblige de facto les professionnel.le.s à exercer dans des endroits éloignés, peu éclairés, donc moins sûrs. Ce qui est d’ailleurs le cas de Vanesa Campos, abattue alors qu’elle se trouvait dans la zone du Pré Catelan, lieu délaissé par les TDS avant la loi de 2016. Pour Berthe de Laon [ii], coordinatrice de la Fédération Parapluie rouge, qui regroupe 14 associations communautaires, « les clients sont beaucoup plus exigeants, et se permettent de négocier les tarifs, les pratiques ». Et peuvent devenir violents lorsqu’ils n’obtiennent pas les conditions requises. Ou tout simplement parce que les TDS sont, encore plus depuis la loi de 2016, perçues comme des « cibles faciles ».
« On observe une hausse du nombre, mais aussi une intensification, des violences, en raison de l’éloignement des personnes dans l’espace géographique », constate Sarah-Marie Maffesoli. La situation s’est encore aggravée avec la crise du Covid-19, à cause des confinements en série qui ont forcé nombre de TDS au chômage forcé. D’où une forte baisse des revenus, obligeant les personnes à être moins sélectives dans le choix de leurs clients. Les plus vulnérables, dont les migrant.e.s et les allophones, « n’ont plus la capacité de filtrer les clients comme elles le faisaient auparavant », explique Sarah-Marie Maffesoli.
Le projet Jasmine, pour réduire le risque d’agression
Face à la hausse des violences, MDM a instauré le projet Jasmine. Objectif : informer les TDS, victimes d’agressions ou qui s’en souhaitent s’en prémunir, sur leur accès aux droits et aux soins. Selon Sarah-Marie Maffesoli, « l’un des principaux facteurs d’exposition aux violences réside dans le fait que les TDS ne connaissent pas forcément leurs droits. Voire qu’elles ne savent pas toujours si leur activité est légale ou non, d’autant que la loi [de 2016] entretient le flou à ce sujet ». Mis en place pour et avec des TDS, la plateforme comporte aussi un système d’alerte, également disponible via une appli dédiée, leur permettant de signaler, et de partager, les numéros de téléphone des agresseurs auprès de leurs consœurs.
Depuis son lancement en 2019, le site a regroupé « près de 7.800 alertes » (certains numéros peuvent être signalés plusieurs fois) pour un total d’environ 1.800 utilisatrices, explique Sarah-Marie Maffesoli. « C’est de l’auto-organisation, qui repose sur une dynamique de solidarité. Nous nous sommes inspirés de l’autosupport qu’effectuaient déjà de petits groupes de TDS, se partageant les numéros de clients à risque. Nous avons généralisé ce système pour qu’il ne soit pas restreint à des communautés isolées, mais qu’il soit ouvert à tout le territoire ». Selon Berthe de Laon, « il y avait déjà des blacklists qui s’échangeaient dans des communautés TDS, nous partagions les numéros de faux clients ou de clients problématiques. Mais Jasmine permet aux TDS qui font des tournées de se sentir sécurisées partout où elles se trouvent ».
Quelles solutions pour les TDS victimes de violences ? Si les associations disposent de relais dans certains commissariats, « cela se passe mal deux fois sur trois », note Sarah-Marie Maffesoli. « En l’état, je ne conseille pas d’aller porter plainte toute seule, en particulier si la victime est migrante, sans titre de séjour, allophone. Car le fait d’être TDS constitue une vulnérabilité qui s’ajoute souvent à d’autres », constate-t-elle. Face au risque de stigmatisation, de refus de dépôt de plainte, le Strass dispose d’un service juridique dont l’une des missions est d’accompagner les victimes dans leurs démarches. Mais la stigmatisation des TDS va bien au-delà de la police. Selon Berthe de Laon, « il y a aussi une forme d’impunité à l’œuvre dans le domaine judiciaire : ‘c’est une TDS, donc elle n’a pas vraiment été violée’ ».
Le SWAG, une autodéfense pour les TDS
Outre la prévention assurée via le projet Jasmine, l’autosupport s’étend aussi aux moyens de réaction face aux violences. En 2015, un collectif de TDS a mis en place une nouvelle méthode d’autodéfense, le SWAG (Sex Work Autodefensia Group). Basé sur des techniques d’autodéfense féministe, créé par et pour les TDS, il regroupe les divers moyens de réponse aux violences, qu’elles soient juridiques, physiques ou verbales. Plusieurs associations, dont Grisélidis à Toulouse, ainsi que des collectifs informels de TDS, font régulièrement appel à des formatrices SWAG.
Animatrice SWAG depuis un an, Marie indique avoir tiré « plus de confiance » dans la pratique de son métier depuis qu’elle y a été initiée. Selon elle, « il s’agit avant tout de ‘réempouvoirer’ les personnes, grâce à un ensemble de pratiques qui peuvent s’appliquer aux personnes cis, trans, en plusieurs langues, que l’on exerce en appartement, dans la rue ou dans une camionnette »… voire que l’on n’exerce pas du tout : Marie anime régulièrement des ateliers de SWAG pour des non-TDS, elles aussi en quête de moyens de se défendre contre des agressions dont chaque femme peut être victime.
La loi de 2016 en cours d’examen à la CEDH
Solidaires contre les violences qu’elles subissent, les TDS poursuivent leur combat pour faire abroger la loi de 2016, à l’origine d’une dégradation sans précédent de leurs conditions de vie. Selon une étude menée en 2018, 78 % des TDS sont confrontées à une baisse de leurs revenus depuis la promulgation de la loi, et 38 % rencontrent plus de difficultés à imposer le port du préservatif. En février 2019, le Conseil constitutionnel, saisi par cinq professionnel.le.s et neuf associations (dont Sidaction), concluait pourtant à la conformité des mesures contenues par la loi de 2016. Les voies de recours juridique étant épuisées en France, 264 TDS ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Jugée recevable en avril 2021, leur requête est toujours en attente d’un jugement. Sans attendre celui-ci, la France pourrait bientôt corser son approche abolitionniste, via une « stratégie nationale de lutte contre la prostitution » en cours d’élaboration au ministère de l’Egalité. Dans une interview publiée en avril par Causette, la ministre Isabelle Lonvis-Rome évoque notamment les JO 2024, au cours duquel il faudra « empêcher que Paris devienne un immense lupanar ». Une approche aux accents sécuritaires, déjà sous-jacente dans la loi de 2016 : selon Thierry Schaffauser, celle-ci vise « avant tout à chasser les personnes des centres urbains, à assurer leur gentrification ».
[i] Ce ‘shadow report’ a été rédigé en réponse à un rapport d’évaluation de la loi de 2016, publié en juin 2020 par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), l’Inspection générale de l’administration (IGA) et l’Inspection générale de la justice (IGJ).
[ii] Pseudonyme professionnel