Véritable incarnation de la lutte contre le sida, Daniel Defert (1937-2023), qui a fondé puis présidé Aides de 1984 à 1991, est mort le 7 février dernier, à Paris. Brillant intellectuel, il laissera à tous le souvenir d’un homme charismatique et profondément à l’écoute des autres.
Sociologue, agrégé de philosophie, et compagnon de Michel Foucault, dont il partagea la vie durant près de vingt-cinq ans, Daniel Defert aurait pu faire partie de ces intellectuels enfermés dans leur tour d’ivoire. Cela aurait été mal le connaître. « C’était un homme profondément accessible, toujours ravi de discuter avec les jeunes militants », se souvient Camille Spire, actuelle présidente de Aides. « Malgré son très haut niveau intellectuel, il s’adressait à tout le monde avec le même intérêt », ajoute Michel Bourrelly, président de l’association Vers Marseille sans sida et sans hépatites et ancien militant de Aides.
Issu d’un milieu relativement modeste (son père était coiffeur et sa mère enfant de l’assistance publique), opposé à la guerre d’Algérie, il milita très tôt avec Michel Foucault pour la Gauche prolétarienne, un mouvement maoïste créé en 1968, dont environ un millier de militants furent emprisonnés entre 1968 et 1972. Ensemble, ils participèrent à une grève de la faim pour faire reconnaître leur statut de prisonnier politique puis, après la dissolution du mouvement, ils décidèrent d’élargir leur lutte à tous les détenus, notamment les prisonniers de droit commun, qui n’intéressaient personne.
Avec le Groupe d’information sur les prisons (GPI), il s’évertua à leur donner la parole afin d’alerter l’opinion sur leurs conditions de détention particulièrement effroyables, avec Michel Foucault comme porte-drapeau, alors titulaire de la chaire de philosophie au Collège de France. Sans déboucher sur une réforme en profondeur du milieu carcéral, le GIP a initié une démarche et a permis à Daniel Defert de trouver son credo dans le militantisme : permettre aux personnes concernées de s’exprimer et de se faire entendre.
Du deuil à la lutte contre le VIH
C’est près de vingt ans plus tard que Daniel Defert tiendra le rôle central qui changera sa vie comme celle des malades du sida. En décembre 1983, son compagnon de toujours tombe malade. Les deux hommes pensent tout de suite au VIH qui fait alors des ravages dans la communauté homosexuelle, mais ils évacuent l’idée devant l’efficacité d’un traitement antibiotique à base de Bactrim®. Ce dernier permit en effet au grand intellectuel de reprendre ses cours et de terminer deux livres. Mais, en juin 1984, une rechute brutale emporte Michel Foucault en trois semaines, sans que les médecins posent un vrai diagnostic.
C’est en tombant presque incidemment sur un acte administratif où il était écrit : « Cause du décès : sida », que Daniel Defert demanda, interpellé, des précisions au médecin. Ce dernier, croyant le rassurer, répondit : « Rassurez-vous, cela disparaîtra, il n’y en aura pas de traces. » Daniel Defert voulut aussitôt faire de son deuil un combat. Quelques mois plus tard, il créera l’association Aides. Son premier but était de mettre fin à la stigmatisation, la mise à l’écart et l’isolement des malades, de tous les malades.
Quoique lui-même homosexuel, il refusa dès le départ de centrer l’association sur les seuls gays, la communauté alors la plus largement touchée par le VIH. « C’était pour lui un point essentiel, se souvient Bruno Spire, directeur de recherche à l’Inserm et président de Aides de 2007 à 2015. Toutes les victimes l’intéressaient et il était hors de question d’en laisser certaines de côté. »
« Extrêmement engagé et tenace, Daniel ne lâchait rien, mais il était aussi profondément pragmatique. Il ne visait que des objectifs concrets », souligne Camille Spire, qui se rappelle un homme un peu facétieux, toujours charmeur. Ce en quoi ne la contredit pas Michel Bourrelly, qui se souvient également d’un ami et mentor « à la fois drôle et sérieux, et sérieux sans être triste. C’était quelqu’un qui aimait rire et qui avait beaucoup d’humour ».
« Rien pour nous sans nous »
« Il tenait absolument à porter la voix des malades, à faire en sorte que les personnes concernées aient accès à l’information et qu’elles aient leur place autour de la table. Il voulait les mettre au centre, suivant le slogan “rien pour nous sans nous”, résume Camille Spire. C’était vraiment la démarche communautaire en santé, qui deviendra le pilier de l’association », avec cette idée de « malade réformateur social ».
Il était également très attaché au fait qu’il n’y ait pas de « dictature » des professionnels au sein de l’association. « C’est d’ailleurs ce qui expliquera la scission en 1985 qui donnera naissance à [l’association] Arcat-sida, qui voulait au contraire professionnaliser le combat », explique Bruno Spire. En 1991, Daniel Defert quitta la présidence de Aides, mais il lui restera fidèle et proche toute sa vie, toujours prêt à donner des conseils à ses successeur·es.
« Il assistait régulièrement à des réunions de militants qui restaient captivés, capables de l’écouter des heures tellement il racontait son combat de manière vivante », se rappelle Camille Spire. Parfaitement à l’aise avec les militants de tous les âges, « il pouvait, à l’issue d’un long congrès, danser et discuter avec des jeunes de 18-19 ans jusqu’à cinq heures du matin, à 70 ans bien sonnés », rapporte avec un mélange d’admiration et de tendresse Aurélien Beaucamp, actuel vice-président de Aides, après en avoir été le président de 2015 à 2021.
Toujours en phase avec la lutte contre le VIH, ce n’était pas le genre d’homme à garder une image figée du combat. « Il était ainsi extrêmement intéressé par les effets du chemsex [i], qui n’était pourtant pas vraiment une problématique à son époque. Il avait aussi compris avant beaucoup l’intérêt de la PrEP [prophylaxie préexposition] », précise Camille Spire. « En 2016, je me souviens encore de lui à la Gay Pride arborant un tee-shirt où était écrit le slogan “U = U” [ii]. À 78 ans, il était encore totalement en phase avec son époque », conclut Bruno Spire avec émotion.
[i] Pratique du sexe en ayant consommé des drogues.
[ii] Indétectable = intransmissible, en français.