« Emmanuel Macron doit être au rendez-vous. » C’est avec cette interpellation solennelle que, fin juin, les principales associations francophones de lutte contre le sida se sont adressées au président de la République. Une manière de prendre date, un peu plus de 100 jours avant l’ouverture de la 6e conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial. Et de rappeler au chef de l’État les lourdes responsabilités qui pèsent sur ses épaules depuis qu’il a accepté que la France accueille ce rendez-vous à l’enjeu crucial.
Ce qui va se jouer à Lyon, c’est tout simplement l’avenir de la lutte contre ces trois maladies parmi les plus meurtrières du monde. Depuis sa création, en 2002, le Fonds a permis de sauver 27 millions de vies dans le monde, en réduisant d’un tiers le nombre de personnes tuées par le sida, le paludisme et la tuberculose. « C’est vraiment un événement majeur qui se déroulera à Lyon. Et il est important que toutes les ONG dans le monde, au Nord comme au Sud, se mobilisent aux côtés du Fonds mondial pour que cette conférence soit un succès », indique Anaïs Saint-Gal, responsable du plaidoyer au sein des programmes internationaux de Sidaction. « C’est rare, en politique, de pouvoir dire à des décideurs de façon aussi précise ce qui sera obtenu si jamais ils acceptent de verser ces 14 milliards de dollars », indique Friederike Röder, directrice du bureau France et Europe de l’ONG One, qui se bat contre l’extrême pauvreté et les maladies évitables.
Des mobilisations complémentaires
Si les dirigeants du Fonds mènent un plaidoyer vigoureux afin d’obtenir le maximum de financements, ils le font dans un langage toujours policé. Une précaution dont ne s’embarrassent pas forcément les activistes, lesquels peuvent utiliser un ton beaucoup plus direct pour s’adresser aux dirigeants gouvernementaux. « Lutte contre le sida, de qui Emmanuel Macron se moque-t-il ? » s’insurgeait par exemple, début juillet dans une tribune publiée dans Le Monde, Thierry Schaffauser, ancien militant d’Act Up.
Plaidoyer diplomatique d’un côté et déclarations parfois au bazooka des activistes de l’autre. « Ces stratégies sont complémentaires. Pour notre part, nous faisons du plaidoyer auprès de ceux et celles qui prennent des décisions, mais avec un ton forcément institutionnel, tandis que les ONG ont une liberté de parole parfois précieuse », indique Pauline Mazue, qui travaille dans l’équipe chargée du plaidoyer au Fonds mondial.
Une complémentarité entre des acteurs qui entretiennent des liens étroits. « Avec les ONG, on se connaît bien et depuis longtemps, ajoute Pauline Mazue. Cette richesse militante existe depuis la création du Fonds et nous avons plusieurs membres de la société civile dans nos instances. Ce qui fait l’efficacité de leur action en faveur du Fonds, c’est que les ONG ne se mobilisent pas uniquement tous les trois ans, au moment de la reconstitution. Elles sont partie prenante de notre combat, en permanence. »
Les associations françaises sur le pont
Cela fait des mois que ces ONG préparent le rendez-vous de Lyon. Avec en première ligne les associations françaises qui auront l’avantage de « jouer à domicile ». « Le fait que la France accueille la conférence nous donne une responsabilité particulière, notamment pour relayer les attentes des militants et militantes des autres pays auprès de l’Élysée. Depuis avril, on rencontre tous les mois les conseillers d’Emmanuel Macron et on les informe de l’attente, énorme, qui existe dans les pays du Sud », indique Khalil Elouardighi, directeur du plaidoyer à Coalition Plus, organisation qui regroupe une centaine d’associations anti-sida. Pour les ONG françaises, la « cible » à atteindre est bien sûr Emmanuel Macron, puisque c’est lui au final qui déterminera le montant de la contribution du pays. Ce n’est pas donc pas un hasard si Aides a mené en mai dernier une campagne très personnalisée : « Looking for Emmanuel ». Une campagne au ton humoristique en forme d’avis de recherche pour dénicher un « Emmanuel pour mettre fin au sida ». Mais au-delà du président, la volonté des ONG est aussi de mobiliser l’opinion publique en sensibilisant les Français aux enjeux de la conférence. C’est avec cet objectif que le Crips-Île-de-France a lancé début septembre la « Boucle du ruban rouge », un projet parrainé par l’animateur et médecin Michel Cymes. Durant un mois et demi, un membre du Crips, Jérémy Chalon, sillonnera une partie de la France pour inviter les citoyens à envoyer une petite carte postale à Emmanuel Macron. Histoire de lui rappeler que le sida continue de tuer près d’1 million de personnes chaque année dans le monde. Et que 15 millions de personnes vivant avec le VIH n’ont toujours pas accès aux traitements.
Une mobilisation internationale
Les associations françaises ne sont pas les seules à agir. C’est aux quatre coins de la planète que les activistes essaient de faire entendre leurs voix en vue de la conférence de Lyon ; une mobilisation très organisée. Aujourd’hui, 250 organisations de la société civile, issues de 74 pays, sont regroupées au sein du Global Fund Advocates Network (GFAN), créé en 2011. Un réseau des acteurs du plaidoyer du Fonds mondial, qui compte deux sections régionales, en Afrique et en Asie-Pacifique. C’est grâce à ce réseau que dans le monde entier chaque ONG dispose d’outils de plaidoyer pouvant l’aider dans son action. Ensuite, c’est à chacun de faire preuve d’originalité. Comme le 14 février dernier où de nombreuses organisations asiatiques et africaines ont marqué les esprits en menant une opération autour de la Saint-Valentin. « Au départ, l’idée est venue des ONG d’Asie et du Pacifique. Et on y a tout de suite adhéré », explique Olivia Ngou, directrice de l’ONG Impact santé Afrique, basée au Cameroun. Le 14 février, ces ONG ont envoyé des « lettres d’amour » à des ambassadeurs de pays donateurs du Fonds mondial. « Dans certains pays, les militants ont même apporté aux ambassades des ballons, des fleurs et du chocolat », ajoute cette militante.
Des lettres d’amour… politiques
Des « lettres d’amour » avec un message hautement politique. Ces activistes souhaitaient d’abord exprimer, via les ambassadeurs, leur gratitude envers les pays donateurs pour leurs contributions passées au Fonds. Et les inviter à donner encore davantage dans la perspective de la conférence de Lyon. « Dans plusieurs pays, comme le Cameroun, la République démocratique du Congo ou le Gabon, nous avons été reçus directement par les ambassadeurs de France ou de Grande-Bretagne. Cela a permis des échanges directs entre eux et des populations clés, explique Olivia Ngou. Au Cameroun, le président du Réseau des personnes vivant avec le VIH a ainsi expliqué à l’ambassadeur qu’avant l’arrivée du Fonds mondial, il devait payer 1 million de francs CFA (1 500 euros) par an pour accéder aux traitements anti-VIH, mais qu’il n’aurait pas été capable de payer cette somme durant plusieurs années. Et que sans le Fonds, qui a permis la délivrance de médicaments gratuits, il ne serait plus là aujourd’hui. »
Olivia Ngou, elle, a parlé des progrès obtenus sur le front du paludisme. « J’ai expliqué à l’ambassadeur que pendant longtemps, au Cameroun, la mobilisation sur le paludisme est restée faible alors que c’était un “tueur silencieux” de nombreux enfants, rapporte-t-elle. Et c’est grâce au Fonds que, tous les trois ans, a lieu une campagne de distribution gratuite de moustiquaires imprégnées d’insecticide. Durant la première campagne, on en a distribué 6 millions, puis 11 millions et 15 millions cette année. » Olivia Ngou ajoute que le Fonds a également permis d’introduire dans le pays des traitements et des tests de diagnostic rapide.
Une parole venue du terrain
Et à chaque fois que cela est possible, les ONG laissent la parole à ces personnes venues de la « vraie vie ». Ces malades ou anciens malades qui peuvent venir expliquer à des ambassadeurs ou à des dirigeants internationaux comment le Fonds mondial a sauvé leur vie ou celle de leurs proches, ou encore des membres de la communauté. Des mots simples et forts pour que ceux qui détiennent les cordons de la bourse ou le pouvoir politique puissent comprendre que financer le Fonds mondial ce n’est pas juste une histoire de chiffres et d’additions financières. « C’est important de témoigner de notre histoire personnelle, qui est celle de millions d’autres dans le monde. Et de montrer aux dirigeants le visage de ceux et celles qui sont toujours là aujourd’hui, grâce au Fond », assure Maurine Murenga, une militante kenyane qui représente les communautés au sein du conseil d’administration du Fonds mondial. Une survivante du sida, qui a découvert son infection au début des années 2000 et, deux ans plus tard, a donné naissance à son premier fils, lui aussi contaminé. L’année suivante, Maurine Murenga et son enfant ont pu être mis sous traitements grâce au Fonds mondial. Depuis, ils vont bien et l’activiste kenyane a pu avoir un deuxième fils, indemne du VIH.
Des stratégies différentes
Ces activistes ont pour priorité de convaincre les pays riches d’augmenter leur financement en faveur du Fonds. Mais dans les pays du Sud, les ONG s’efforcent aussi de mobiliser leurs propres gouvernements. « On profite de cette mobilisation autour de la reconstitution du Fonds pour interpeller nos dirigeants et leur demander de consacrer davantage de moyens à notre système de santé national, indique Simon Kaboré, directeur exécutif et régional du Réseau d’accès aux médicaments essentiels, basé au Burkina Faso. En juillet, de nombreuses organisations de la société civile ont ainsi rendu publique une déclaration à l’occasion du 12e Sommet extraordinaire de l’Union africaine à Niamey, au Niger, pour réclamer une augmentation des ressources domestiques pour la santé. » De son côté, Friederike Röder signale qu’au Nigeria, une forte mobilisation des activistes a permis d’obtenir une hausse des dépenses de santé dédiées aux femmes et aux jeunes filles.
Dans les pays à revenus élevés, la stratégie doit être finement pensée. Parfois, il faut adapter son discours en fonction de la sensibilité locale face aux trois maladies. « Au Royaume-Uni, le sujet prioritaire est clairement le paludisme. En Australie ou au Japon, où les questions de sécurité sanitaires sont très fortes, la tuberculose est un sujet de préoccupation. Quant au sida, il reste quand même très mobilisateur dans de nombreux pays », indique Pauline Mazue.
Au Nord comme au Sud, les activistes essaient de faire porter le message au plus haut niveau de l’État, auprès du président ou du chef du gouvernement. « Mais cela dépend aussi des pays et du contexte politique national, indique Khalil Elouardighi.En ce moment, par exemple, aux États-Unis, c’est le Congrès qui est l’acteur majeur pour la reconstitution du Fonds mondial. Et c’est lui qui va se mobiliser auprès de Donald Trump afin que que les États-Unis continuent d’apporter au moins un tiers des financements du Fonds mondial. »
La stratégie des activistes est également d’obtenir le « bon dosage » dans le timing des annonces des gouvernements. Ces derniers mois, on l’a vu, plusieurs pays ont fait le choix d’annoncer le montant de leur contribution bien avant la réunion de reconstitution. « C’est important, car cela crée une dynamique, une émulation », souligne Khalil Elouardighi, en ajoutant qu’à ce stade les ONG françaises respectent plutôt le souhait d’Emmanuel Macron de n’annoncer l’ampleur de l’engagement tricolore que lors de la conférence. « Le président de la République ne sera pas un simple acteur de l’événement. Il en sera le principal protagoniste. Et c’est sur lui que pèsera la responsabilité d’atteindre ou pas l’objectif des 14 milliards de dollars », ajoute Khalil Elouardighi, en espérant, comme d’autres, que si, lors de la conférence de Lyon, les contributions des autres pays s’avèrent insuffisantes, la France « ajoutera au pot » pour au final atteindre les 14 milliards annoncés.