Les hémophiles ont été, dès le début de l’épidémie, une population massivement touchée par le VIH. Plus d’un millier d’entre eux en sont morts en France en raison du scandale du sang contaminé. Pendant des années, l’Association française des hémophiles (AFH) a été un des acteurs importants de la lutte contre le VIH. Plus discrète aujourd’hui, elle est toujours mobilisée pour la sécurité sanitaire. Rencontres.
Il est encore là près de 40 ans après. Toujours vivant alors que tant d’autres sont morts. Un survivant du VIH. Et un infatigable militant de la sécurité sanitaire. « A 73 ans, je suis en retraite. Mais je continue de siéger au sein du Haut conseil de la santé publique », confie Edmond-Luc Henry, dont le nom ne dit peut-être rien aux nouvelles générations de la lutte contre le sida. Mais les plus anciens n’ont pas oublié le rôle important joué à partir des années 1990 de cet expert-comptable qui, en costume-cravate, allait défiler aux côtés d’Act-Up.
Pendant des années, Edmond-Luc Henry a été la figure de proue d’un combat mené face à un scandale sanitaire sans précédent : celui du sang contaminé qui provoqua une effroyable hécatombe dans la communauté des hémophiles. « Au total, on estime que 1350 d’entre eux ont été contaminés par le virus du sida et un millier en sont morts » », indique l’ancien président de l’Association française des hémophiles (AFH) et ancien trésorier de Sidaction, qui a lui-même été contaminé en 1984 ou 1985. « Ce drame est inscrit dans la mémoire de notre association. C’est un héritage que nous portons en continuant à être à la pointe aujourd’hui du combat pour la sécurité sanitaire », explique Nicolas Giraud, l’actuel président de l’AFH.
Alors qu’on célèbre les 40 ans de la découverte du VIH, il n’est pas inutile de rappeler ce que fut l’histoire des hémophiles face au sida. L’histoire d’une « trahison » entre des médecins et des patients qui leur vouaient une confiance absolue. « A l’époque, jamais un hémophile n’aurait songé à remettre en question ce qui disait son médecin », se souvient Edmond-Luc Henry.
C’est en avril 1991 que le scandale éclate sur la place publique. Une journaliste de L’événement du jeudi, hebdomadaire aujourd’hui disparu, Anne-Marie Casteret révèle alors que le Centre national de transfusion sanguine (CNTS) a sciemment distribué aux hémophiles des produits sanguins contaminés par le virus du sida. C’est une véritable déflagration qui touche alors le petit monde de l’hémophilie. Une maladie due à l’absence partielle ou totale d’un facteur de coagulation ce qui empêche le sang de coaguler normalement en cas de blessure. Dans ces années 1980, pour être traités, les hémophiles devaient aller dans un centre de transfusion pour recevoir des produits sanguins, évidemment très à risque face au VIH. En 1984, face à la menace du sida, les médecins découvrent qu’il est possible d’inactiver le virus de ces produits en les chauffant.
Des produits sanguins infectés laissés sur le marché
Mais, alors qu’ils n’ont pas des capacités suffisantes pour chauffer tous leurs produits sanguins, les responsables du CNTS refusent d’importer des produits chauffés de l’étranger. Et ils préféreront écouler des produits non chauffés et contaminés jusqu’en 1985. Si beaucoup d’hémophiles furent infectés très tôt, à une époque où la technique du chauffage n’était pas connue, d’autres furent contaminés par ces lots laissés sur le marché pour des motifs économiques. En 1992, le tribunal correctionnel de Paris a condamné quatre responsables, notamment le docteur Michel Garetta, directeur du Centre national de transfusion sanguine, à quatre ans de prison ferme. En 1994, une nouvelle instruction judiciaire, plus large, a été ouverte, mais s’achèvera en 2002 sur un non-lieu général. Et parmi les ministres, seul Edmond Hervé, chargé de la santé, est condamné par la Cour de justice de la République pour « imprudence et négligence », tout en étant dispensé de peine.
C’est en 1983 que Nicolas a été infecté par ce virus qu’on désignait alors sous le terme de LAV. Il avait alors 8 ans et recevait des perfusions sanguines trois fois par semaine. « Autant dire que je n’avais quasi aucune chance d’échapper à la contamination. Mon père et son frère ont été infectés à la même période que moi. Mais à l’époque, les médecins nous disaient qu’il ne fallait pas nous inquiéter. Ils nous expliquaient que nous avions certes des anticorps contre ce LAV mais que c’était une façon pour notre système immunitaire de se défendre », raconte Nicolas qui a aujourd’hui 48 ans.
Les malades « propres » et les autres
Ce discours rassurant des médecins, il n’est pas le seul à l’avoir entendu. « Ils nous disaient : ‘Vous êtes des malades bien suivis médicalement. Vous n’avez pas fait de folie. Vous ne serez pas malades. Vous êtes des malades propres…’, raconte Edmond Luc-Henry. Parce que dans l’esprit de certains de ces praticiens, il y avait les malades « propres » et les autres. Ceux qui avaient été contaminés en recevant un traitement indispensable à leur survie et ceux infectés par voie sexuelle ou usage de drogue. Les malades « innocents » et les autres. Même si bien sûr, les choses n’étaient jamais publiquement exprimées de cette manière.
Ce fut là une vraie fracture dans le monde de l’hémophilie transpercée par le malheur. Certains hémophiles contaminés avaient du mal à être mis sur le même plan que « les pédés et les toxicos ». Alors, sous l’impulsion d’Edmond-Luc Henri, l’AFH affirma très vite une position ferme. « Le discours de ces médecins m’avait outré. Je ne comprenais pas comment on pouvait donner une connotation morale à une maladie. Cela m’a poussé à m’engager dans l’action associative. Ensuite, y compris au sein de l’AFH, il y eu certains discours consistant à opposer les malades. Certains disaient : c’est la faute des homos qui sont allés donner leur sang que nous avons été contaminés. J’ai tout de suite mis le holà à ces discours. Pas question de faire une différence entre les malades ». Une position saluée par Thomas Sannié qui deviendra président de l’AFH en 2014 et qui en est toujours le président d’honneur aujourd’hui. « La force de l’association a toujours été de combattre les discriminations et de ne pas opposer les malades. A une époque, c’était très important d’avoir cette position », explique celui qui a été contaminé en 1983 alors qu’il avait 13 ans.
« On croyait les médecins sur parole »
A l’époque, l’AFH était certes une association des patients, mais très proche du monde médical. « C’est un petit monde l’hémophilie. Patients et médecins se connaissent très bien. Et à l’époque, on avait des rapports quasi filiaux avec ceux qui nous soignaient. On les croyait sur parole. Personne ne pouvait imaginer qu’ils puissent nous donner des produits potentiellement infectés. C’est ce qui explique pourquoi on a ressenti un tel sentiment de trahison quand le scandale du sang contaminé a éclaté », raconte Edmond-Luc Henry. « Cela a provoqué une séparation profonde avec les médecins. Ils ont tous été virés de l’association, même le co-fondateur », explique Thomas Sannié en relevant qu’il a fallu du temps pour que la confiance se rétablisse. « Cela s’est fait dans les années 2000 notamment via le développement de l’éducation thérapeutique. Cela nous a rapproché des médecins », ajoute-il.
Ce drame du sang contaminé a provoqué, au sein du monde des hémophiles, une sidération dont on a du mal à mesurer l’ampleur aujourd’hui. « En premier lieu, nous voulons dire que nos amis disparus sont avec nous. Les vivants et les morts sont tous là, convoqués par ces paroles. Nous souhaitons être les porte-parole de tous ceux qui ont été atteints dans leur être, et nous faire l’écho de leurs silences, colères, dénis, bravades, désespérances. Mais aussi, de leur résistance, générosité, révolte, humilité, patience… », disait un appel lancé par l’AFH lors d’une émouvante commémoration organisée à Paris en 2014.
« La sécurité sanitaire reste primordiale pour nous ».
Aujourd’hui, la question du sida ne mobilise plus de la même manière l’AFH. Désormais, les hémophiles sont soignés avec des produits fabriqués par voie biotechnologique, sans sang humain. « La sécurité sanitaire reste primordiale pour nous. Traquer tous les agents pathogènes nouveaux, cela fait partie de notre ADN. On a été la première association, en février 2020, à alerter sur les risques du Covid », explique Thomas Sannié. « On a aussi été très mobilisés dans le combat pour améliorer la prise en charge des maladies rares. Dans les années 2010, on s’est également battus pour permettre un accès le plus large possible aux médicaments de l’hépatite C. En raison du prix très élevé des firmes, il y avait une priorisation des patients », se souvient Nicolas Giraud.
Quant aux hémophiles contaminés, qui ont la chance d’avoir survécu, ils mesurent le chemin parcouru depuis 40 ans. « Pendant des années, j’ai suivi l’évolution de mes T4 comme un trader suit les cours de la bourse », explique Nicolas, en évoquant ces fameux lymphocytes CD4, ces cellules du système immunitaire qui sont détruits par le VIH. « Très vite, j’ai eu conscience du fait que j’étais infecté par un virus qui pouvait provoquer le développement d’une maladie mortelle. Je ne l’occultais pas mais en même temps, j’essayais de poursuivre ma vie d’enfant, d’adolescent puis de jeune homme », raconte Nicolas.
Son père est mort du sida en 1990 et un mois après, il a développé un zona. « Mon système immunitaire a alors commencé à se casser la figure. Je suis tombé à 300 T4 et j’ai commencé à prendre de l’AZT aromatisé à la fraise, version pédiatrique. Après, j’ai enquillé plein de molécules puis en 1996, j’ai eu ma première trithérapie. J’étais alors descendu à 2 T4… », raconte Nicolas qui serait sans doute mort sans cette trithérapie. « Les résultats ont été spectaculaires même si les effets secondaires étaient hallucinants, d’une grande violence », se souvient-il.
Après le combat contre le sida, il y eu aussi celui contre l’hépatite C. « Là encore, j’ai pu bénéficier de traitements très efficaces », reconnaît Nicolas qui, pendant des années, a mis ses études de côtés. « A un moment, ma mère voulait que je passe Sciences PO mais j’étais alors à mille lieux de pouvoir le faire. A cette époque, je voulais donner la priorité à ma santé. Puis, en 2009, j’ai repris mes études en 2009. J’ai fait une licence d’histoire et un master d’éducation thérapeutique du patient. Je me suis mis en couple en 2013 et, depuis, tout va bien de ce côté-là ». Aujourd’hui, Nicolas fait des vacations comme enseignant « en perspective patient » à la faculté de médecine de Bobigny. « J’enseigne une approche thérapeutique centrée sur le patient à des internes de médecine générale ».
Un hémophile qui vit avec le VIH depuis quatre décennies. Un survivant qui sait que ce virus, même maîtrisé par les médicaments, l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie. « Je prépare au mieux ma vieillesse. Je fais attention à ce que je mange, je fais de l’activité physique. Cela va bien globalement. Même si je sens que mon corps est fatigué en raison des épreuves qu’il a dû affronter depuis 40 ans ».