vih Humanitarian Action, la Russie qui se bat

20.03.17
Anaïs Giroux
9 min
Visuel Humanitarian
Action, la Russie qui se bat

Saint-Pétersbourg a longtemps été la ville avec le plus fort taux de prévalence du VIH en Russie. Si ce taux a baissé depuis quelques années, le travail unique d’Humanitarian Action, association d’accompagnement global des personnes vivant avec le VIH, n’y est certainement pas pour rien. Reportage.

Le jour est tombé depuis deux heures, mais les touristes se pressent encore sur Nevskiy Prospekt, les « Champs-Élysées » de Saint-Pétersbourg, hésitant entre les matriochkas[1] et les boîtes de caviar. À quelques kilomètres au sud, le vent du golfe de Finlande souffle plus fort. Ici, la neige est grise. Comme pour s’accorder aux longues barres d’immeubles qui quadrillent le paysage. Lena Porechenkova court le long du boulevard Petergofskoye et s’engouffre dans un imposant bus de voyage, du même bleu électrique que son gilet floqué Humanitarian Action (HA). Les deux traditionnelles rangées de sièges ont laissé place à un local que ne renierait aucun centre de prévention du VIH. Elle s’installe à l’entrée du véhicule, derrière un comptoir vitré. C’est elle qui accueille les usager·ère·s de drogues poussant la porte chaque soir, en premier lieu pour échanger leurs seringues usagées contre des nouvelles, stériles. « Ce soir, c’est plutôt calme… Hier, à l’un des autres spots, on a vu 60 personnes en trois heures, commente-t-elle d’une voix éraillée, en se roulant une cigarette. On ne sait jamais pourquoi elles commencent à venir à un endroit ni pourquoi elles arrêtent. C’est pour ça que le bus est pratique, on peut suivre le mouvement. »

Selon Marina Akulova, coordinatrice du programme, 300 nouveaux et nouvelles bénéficiaires montent à bord chaque trimestre. La majorité d’entre eux·elles s’injectent par voie intraveineuse de l’héroïne, du speed et, pour certain·e·s, du tropicamide – des gouttes ophtalmiques utilisées pour dilater la pupille, qui sont vendues en pharmacie. Cette nouvelle drogue, surtout consommée par les plus jeunes, n’existait pas en 2001, lorsque HA (Gumanitarnoe Deistvie, en russe) – a été créée. Son point de départ : un projet de Médecins du monde dédié aux enfants des rues. Lorsque le financement de ce projet s’est arrêté en 2004, l’équipe russe a décidé qu’il fallait « perpétuer les programmes qui avaient été lancés, ne pas les laisser tomber », selon les mots de l’ancien directeur, Alexander Tsekhanovich. L’association a été la première à développer un programme d’échange de seringues à Saint-Pétersbourg. Une initiative bienvenue dans ce pays qui, statistiquement, bat de tristes records. Géographiquement toute proche du premier producteur d’héroïne mondial, l’Afghanistan, la Fédération de Russie compte, selon la revue scientifique The Lancet, le plus grand nombre d’usager·ère·s de drogues injectables au monde : 1,8 million, soit 2,6 % de la population adulte. Et elle a franchi en décembre 2015 la barre symbolique du million de personnes séropositives sur son sol, principalement contaminées par ce biais.

© Irina Minina
Au sein d’une unité mobile de Humanitarian Action.

Pourtant, pour le Kremlin, si le nombre de diagnostics positifs au VIH a augmenté de 136 % ces dix dernières années, ce serait d’abord la faute de l’industrie du préservatif, « intéressée à commercialiser ses produits », et de celle de la pornographie. C’est ce qu’affirme en tout cas le Russian Institute for Strategic Research, organisme rattaché au gouvernement, dans un rapport de soixante pages remis en mai 2016 aux parlementaires russes. « La meilleure protection [contre le VIH], c’est la famille monogame, hétérosexuelle et fidèle », peut-on y lire. Et les experts de fustiger le « modèle occidental » de lutte contre l’épidémie et son « contenu idéologique néolibéral insensible aux particularités nationales, qui octroie des droits absolus aux toxicomanes et LGTB »[2]. Ces propos stigmatisants reflètent parfaitement la politique conservatrice en vigueur en Russie à l’égard des personnes les plus vulnérables face au VIH, dont font partie les usager·ère·s de drogues. Criminalisé·e·s, il·elle·s ne peuvent se voir proposer aucun traitement de substitution aux opiacés (TSO), tel que la méthadone, fondement de la politique de réduction des risques (RdR) pourtant interdit sur le territoire. Les programmes d’échange de seringues sont entre les mains des associations sur place, sévèrement surveillées et menacées de fermeture lorsqu’elles bénéficient de subventions de l’étranger et défendent des valeurs contraires à celles du Kremlin. « Au cours des quatre dernières années, 148 organisations [de protection et de défense des droits humains] ont été inscrites au registre des “agents de l’étranger”, dont 27 ont totalement fermé », selon Amnesty International. Alexander Tsekhanovich confirme tristement : « En 2015, nous sommes passés de 48 programmes de RdR couvrant la prise en charge d’environ 50 000 usager·ère·s de drogues injectables à environ 10 000 personnes prises en charge par 12 programmes. » En outre, la sérieuse agence de presse russe RBC a révélé en janvier que le projet du ministère de la Santé d’allouer 1,2 milliard de dollars supplémentaires à la lutte contre le VIH avait été abandonné « faute de moyens ».

Méthadone interdite

HA mène donc aussi, depuis ses débuts, des campagnes de plaidoyer auprès des autorités de Saint-Pétersbourg. Sergueï Dugin, l’actuel directeur, consacre une grande partie de son temps à un travail « en sous-marin » afin de convaincre les instances qui comptent des bénéfices de la RdR. Au fil des ans, l’association a réussi à nouer des partenariats avec bon nombre de structures publiques. Par exemple, elle reçoit un financement du comité de protection sociale de la ville. Sa représentante, Elena Kuskova, est catégorique : « Rien ne pourra être fait sans les associations. » Le St Petersburg Centre for Prevention and Control of AIDS and Infectious Diseases ou l’hôpital Botkin, où sont suivis environ 35 000[3] sur 50 000[4] séropositif·ive·s pétersbourgeois·es, collaborent avec eux étroitement. « Les antirétroviraux ne sont qu’une partie de la solution : l’accompagnement est absolument nécessaire, quel que soit le mode de contamination », estime Vladimir Musatov, le médecin-chef directeur adjoint de Botkin. Ce dernier est en lien quotidiennement avec HA et ses case managers[5], comme Liosha Pirumov. Cet ancien héroïnomane passé à la méthadone de rue, lui-même séropositif, a commencé par faire de l’outreach[6] à pied, c’est-à-dire aller directement à la rencontre des toxicomanes pour les inciter à venir au bus. Aujourd’hui, il établit avec les « clients » un « plan individuel » et coordonne l’intégralité du parcours de soin. « Je leur donne mon numéro de téléphone en leur disant d’appeler quand ils veulent. » Il travaille main dans la main avec Dasha Antonova, brillante psychologue de 24 ans, spécialisée dans les consultations de crise, et une juriste, Sveta Shestakova.

Réseau de confiance

On retrouve cette dernière, les ongles peints aux couleurs de HA, dans un autre véhicule de l’association, un van cette fois. C’est dans cette unité mobile consacrée aux femmes que la défenseure des droits humains est la plus utile. À Saint-Pétersbourg, la moitié des usagères de drogues sont des femmes qui, en grande majorité, se prostituent pour se procurer leurs produits. Environ 80 % de celles qui sont accompagnées par HA sont séropositives. « Elles ont beaucoup de problèmes avec la police, et la plupart sont passées par la prison. Je leur explique qu’en tant qu’êtres humains elles ont des droits et comment les défendre. Normalement, elles devraient être informées de tout ce qui concerne les droits des personnes vivant avec le VIH par leur docteur·e, mais vu qu’elles sont totalement exclues du système de santé… » Une travailleuse du sexe est justement là depuis un moment, énumérant face à une case manager la liste de ses soucis de santé en comptant sur ses doigts. Fourbue, elle s’est assise sous une carte de la ville, sur laquelle sont épinglés une trentaine de rubans rouges « en hommage à nos clientes et amies emportées par le sida », souffle Katia Poilova, les yeux brillants. L’ancienne travailleuse sociale a accompagné des femmes du van durant cinq à six ans. « C’est un travail extrêmement difficile, que j’adorais pourtant. Puis, il y a eu ce mois où cinq d’entre elles sont mortes coup sur coup. Je suis allée à l’hôpital, je leur ai tenu la main jusqu’au bout. Après ça, j’ai décidé d’arrêter. » « Privet, privet ! »[7] : une jeune femme emmitouflée débarque, devancée par son petit enfant[8] qui peine à marcher dans l’engoncement de sa combinaison fleurie. Elle repartira quelques minutes plus tard avec trois boîtes de 12 x 12 préservatifs, des seringues propres… et une bombe de laque pour cheveux, ce dont elle a besoin, ce soir, pour prendre soin d’elle.

© Irina Minina
Au sein d’une unité mobile de Humanitarian Action.

[1] Poupées russes.

[2] Traduction d’Isabelle Mandraud, correspondante à Moscou pour Le Monde.

[3] Moins de la moitié sont sous traitement antirétroviral.

[4] Données épidémiologiques de novembre 2012 du Federal Scientific Methodic Center for HIV Fight and Prevention. Ce nombre serait en réalité bien supérieur.

[5] Pour « gestionnaire de cas » en français. Personne qui est l’interlocuteur direct et unique entre une personne et le système de soins.

[6] « Aller vers » en français.

[7] « Salut, salut ! » en francais.

[8] En 2015, 86 % des 53 femmes enceintes accompagnées par l’association sont entrées dans le système de soins assez tôt pour entamer un traitement de prévention de la transmission materno-fœtale du VIH.

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