vih (IN)VISIBLES : L’activisme trans en mouvement

14.06.18
Cécile Chartrain et Laura Martelli
16 min
Visuel (IN)VISIBLES : L’activisme trans en mouvement

On estime à 25 millions le nombre de personnes transgenres dans le monde. Le terme « transgenre » (qu’on emploiera indifféremment avec celui de « trans ») désigne les personnes dont l’identité et l’expression de genre diffèrent des attendus liés à leur sexe biologique de naissance. Les parcours de transition varient sensiblement : ces personnes peuvent passer par des interventions corporelles (prise d’hormones, opérations…) ou pas et, à l’issue de ce parcours, se reconnaître comme homme, comme femme ou plutôt comme une personne de genre non binaire. Néanmoins, l’ensemble de ces parcours sont marqués par une vulnérabilité au moins temporaire.

Les personnes transgenres font partie des populations clés, à savoir celles qui sont les plus susceptibles d’être exposées au VIH et de le transmettre1. En effet, si peu de données sont disponibles concernant les hommes transgenres, on estime que les femmes transgenres sont 49 fois plus à risque de vivre avec le VIH que la population générale. Environ 19 % d’entre elles vivraient avec le VIH, soit un pourcentage encore supérieur aux hommes gays2.

Sur tous les continents, les trans rencontrent des niveaux élevés de stigmatisation, de discrimination, de violence et d’abus sexuels, de marginalisation, d’exclusion sociale et juridique. La sortie souvent précoce du système scolaire et les problèmes d’accès à l’emploi favorisent la survie économique par le travail du sexe, en particulier pour les femmes transgenres. Le manque d’autonomie financière et le manque d’estime de soi les rendent moins à même de négocier l’utilisation du préservatif. Les personnes trans sont également plus exposées aux risques relatifs à l’usage de drogues. La transphobie et le déficit de formation des professionnels médicaux entravent leur accès aux services de dépistage et de prise en charge, avec des effets délétères pour leur santé et leur bien-être.

Malgré toutes ces difficultés, l’organisation des personnes trans va croissant un peu partout dans le monde3 et leur parole se fait de plus en plus audible4, soutenue et encouragée par l’arrivée de financements internationaux spécifiques5. Transversal se fait ici le porte-voix de ce mouvement, en partageant l’expérience de deux femmes trans fortes, fières, inspirantes, qui ont choisi de mettre la visibilité au cœur de leur combat militant.

Le chemin reste long avant de parvenir à une véritable égalité

Témoignage de Manisha Dhakal, Katmandou, Népal

Je m’appelle Manisha Dhakal et je m’identifie comme femme transgenre.
Je vis à Katmandou, la capitale du Népal et j’ai intégré la communauté LGBTQI6 depuis 2001.
Je travaille dans une des plus importantes associations LGBTQI népalaise, Blue Diamond Society7(BDS), où j’occupe le poste de directrice exécutive. Je suis également coprésidente d’Ilga8 Asia et membre de l’IRGT9.

Une décision à l’impact retentissant

Il y a plus de dix ans, un groupe d’activistes a déposé une plainte devant la Cour suprême du Népal, réclamant l’égalité des droits pour les LGBTQI. Je me souviens très bien du jour de l’audience, en 2007. Un juge a demandé de façon impromptue : « Y a-t-il des membres de la communauté LGBTQI qui peuvent partager leur expérience personnelle ? ». Sans hésitation, mais le cœur battant, j’ai levé la main pour témoigner. J’ai partagé mon histoire, faite de stigmatisation et de discriminations quotidiennes parce que je suis une femme transgenre : comment les hommes me touchent sans gêne dans les transports publics ; comment les voyous me sifflent dans la rue ; comment les fonctionnaires me posent sans vergogne des questions intimes sur mes organes génitaux. J’ai enduré d’innombrables humiliations, mais j’en suis sortie plus forte, prête à affronter les forces conservatrices du patriarcat et de l’hétéronormativité, et à lutter pour la dignité et la sécurité de ma communauté. J’ai aussi décrit d’autres problèmes auxquels sont confrontés les LGBTQI au Népal, tels que le manque de perspectives d’emploi, la discrimination sociale et juridique, la précarité, l’absence de lois protectrices, le harcèlement de la police et les brimades systématiques à l’école.

La décision de la Cour suprême a été rendue en notre faveur le 21 décembre 2007. Elle ordonnait au gouvernement de prendre trois dispositions phares : vérifier toutes les lois et supprimer celles qui étaient discriminatoires à l’égard des personnes LGBTQI, former un comité de réflexion autour de la légalisation du mariage homosexuel et reconnaître légalement une catégorie de genre « autre » fondée sur l’auto-identification des individus. Ce fut une magnifique victoire pour la reconnaissance de l’existence et des droits des personnes trans, mais aussi une grande satisfaction personnelle d’y avoir contribué par mon témoignage.

Le courage de son identité

Mon parcours n’a pas été de tout repos, du jeune garçon timide que j’étais à la femme confiante que je suis devenue, militante transgenre et directrice exécutive de l’une des plus grandes organisations non gouvernementales du Népal. Ce n’était pas facile d’être une fille née dans un corps masculin. J’étais souvent intimidée par les garçons. Un jour, un professeur m’a même ordonné de prendre une voix plus virile parce que ma douceur l’exaspérait. Mon premier déclic militant est venu alors que j’étais étudiante et que j’ai découvert le Ratna Park, un grand parc au centre de Katmandou, qui est aussi un site de drague bien connu des gays et des transgenres. Pour la première fois, j’ai rencontré d’autres personnes comme moi et j’ai pu me constituer un cercle amical protecteur.
En 2001, Sunil Babu Pant, premier député ouvertement homosexuel, m’a exhortée à le rejoindre dans la création de BDS. J’ai rejoint l’association avec beaucoup d’hésitation, sans le dire à ma famille. Quelques années plus tard, celle-ci a appris mon implication associative. J’ai été séquestrée pendant trois jours, mais cela a été l’occasion d’expliquer à mes proches tout ce qu’il était essentiel qu’ils sachent sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et les personnes LGBTQI. Je leur ai exprimécombien ces choses étaient naturelles et non choisies. Et après avoir versé des torrents de larmes, mon père et ma sœur sont devenus des alliés.

La décision de la Cour suprême a eu un impact considérable, tant sur le plan politique que sociétal, mais il a fallu attendre pour l’introduction de la catégorie « O » (pour « other », « autre » en anglais) à côté de « M » (pour « masculin ») et « F » (pour « féminin ») : 2013 pour les documents d’état civil et 2015 pour les passeports. En septembre 2015, l’État népalais a promulgué une nouvelle constitution révolutionnaire qui protège les droits des femmes et des minorités sexuelles et de genre contre les discriminations, les violences et les abus. Bien qu’étant un petit pays, le Népal est devenu une référence en la matière. C’est une lueur d’espoir pour d’autres pays d’Asie où les personnes LGBTQI sont souvent criminalisées, persécutées et marginalisées.

Une égalité inachevée

Dix ans après la décision de la Cour suprême, il est réjouissant de constater que les LGBTQI ne se cachent plus comme avant. Nous sommes beaucoup plus visibles et nous jouons un vrai rôle dans la société civile. BDS est reconnue comme un interlocuteur légitime par les pouvoirs publics. L’association travaille avec divers ministères (dont celui de l’Éducation nationale), avec des membres du Parlement, la Commission nationale des droits de l’homme, les partenaires de la société civile et la communauté internationale.

Néanmoins, il reste encore un long chemin à parcourir avant de parvenir à une véritable égalité. Malgré des tentatives depuis 2010, la communauté LGBTQI n’a toujours pas obtenu le mariage homosexuel et, derrière une tolérance apparente, l’homosexualité et la question des trans ne sont pas totalement acceptées. En pratique, de nombreux LGBTQI cachent encore leur homosexualité ou leur identité de genre, et les principes constitutionnels trouvent un écho limité dans certains domaines : les personnes trans sont encore fréquemment confrontées aux violences et nombre d’entre elles doivent se prostituer. Elles luttent pour obtenir des emplois stables, la discrimination au travail est endémique et les écoles restent un environnement où l’intimidation est très fréquente pour les jeunes trans et pour les LGBTQI en général…

Chez BDS, nous travaillons chaque jour pour améliorer la vie des LGBTQI, sensibiliser le monde politique et le grand public, contrer les obstacles et les menaces auxquels les personnes trans sont confrontées et leur ouvrir de nouvelles opportunités. Nous le faisons par le biais de deux piliers clés : la défense des droits et la prestation de services à la personne, qui peuvent être médicaux ou psychosociaux.

Le VIH est un enjeu majeur pour les personnes trans au Népal. L’épidémie est concentrée au sein des populations clés, dont font partie les HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes) et les trans. Les données les concernant sont inquiétantes, avec une forte augmentation de la prévalence (de 2,4 % à 6,2 %) entre 2015 et 2017. Le combat est donc loin d’être terminé. Le travail que nous proposons est essentiel pour les personnes éloignées de la capitale, pour qui l’accès aux soins est encore plus difficile et empreint de discriminations. BDS propose des services de prévention et de prise en charge du VIH, des IST et de la tuberculose adaptés à la cible trans sur l’ensemble du territoire. En outre, à Katmandou, nous avons fait construire une « Maison de transit », financée par Sidaction, qui permet aux personnes trans séropositives venant de province de trouver un refuge dans la capitale, le temps de se reposer et de faire leurs examens de suivi biologique et médical.

La visibilité peut aider à faire comprendre les injustices que nous rencontrons

Témoignage d’Orphélia Émeraude, Abidjan, Côte d’Ivoire.

Je me nomme Orphelia Émeraude, j’ai 29 ans et je vis à Abidjan, en Côte d’Ivoire. J’ai pris conscience de ma différence toute petite, car je détestais quand ma mère m’habillait en « petit monsieur ». Je passais mon temps avec les filles dans la cour d’école et je prenais du plaisir à faire les tâches habituellement réservées aux femmes dans la maison. La pression s’est accentuée à l’adolescence, mais cela ne m’a pas empêchée d’avoir mon premier flirt avec un garçon au lycée. Peu de temps après, je suis devenue amie avec un garçon un peu plus âgé que moi, très efféminé. Il se faisait insulter sans arrêt, mais vivait sa vie comme il l’entendait et cela ne semblait pas l’affecter. Il m’a beaucoup aidée à me décomplexer. J’avais aussi un groupe de copines qui comprenait ma problématique. Elles m’ont encouragée à les suivre dans une première soirée en m’habillant en femme, puis j’ai commencé à me travestir en cachette régulièrement. De cette manière, je me sentais beaucoup plus en phase avec mon identité profondément féminine et, petit à petit, j’ai réussi à m’assumer telle que je me sentais réellement.

La transition comme libération

Hélas, j’ai dû arrêter l’école suite au décès de ma mère. Ma famille proche n’a pas voulu de moi. Je me suis donc retrouvée à la rue pendant trois ans. C’est là que j’ai connu des trans travailleuses du sexe qui m’ont initiée au métier. Je faisais le trottoir la nuit et le matin, et j’apprenais la coiffure et l’esthétique dans un petit salon l’après-midi. J’ai été embauchée pendant un temps, parce que j’étais plutôt douée. Cela ne se passait pas trop mal pour moi à l’époque. Puis est venue ma rencontre avec des activistes trans, notamment via l’association Alternative Côte d’Ivoire10, et j’ai découvert l’hormonothérapie. J’ai commencé ma transition physique en 2016. Je l’ai vécue comme une réelle libération, mais cela m’a valu le rejet de beaucoup de personnes, qui n’ont pas supporté de voir mon corps se transformer. Au final, j’ai perdu mon emploi et j’ai dû revenir au travail du sexe. Le point positif est que cette expérience a accru mon désir d’engagement auprès des membres de ma communauté. Je suis devenue paire éducatrice au sein d’une nouvelle association conçue par et pour les trans, QET Inclusion11, où j’occupe le poste de chargée de communication et de logistique de façon bénévole.

L’absence de cadre législatif protecteur

En Côte d’Ivoire, l’homosexualité n’est pas pénalisée en tant que telle, mais aucune loi ne protège les membres de la communauté LGBTQI. Nos droits sont donc régulièrement bafoués, et nous sommes fragilisés ; les trans plus encore que les autres. Le premier problème majeur est celui des violences et de l’impunité : dernièrement, une de nos amies travailleuses du sexe s’est fait poignarder en pleine rue, la police a refusé d’ouvrir une enquête et la presse a pris pour acquis que ce meurtre était le résultat d’une bagarre qui avait mal tourné. C’est intolérable. Ensuite, nous sommes confrontés à des discriminations multiples. C’est le cas notamment dans les hôpitaux publics, où beaucoup de personnes trans évitent de se rendre pour ne pas avoir à subir des humiliations, voire être confrontées au refus de soins, alors même qu’elles sont atteintes de pathologies lourdes comme le VIH. Cela explique en partie pourquoi on voit tant de trans mourir avant l’âge de 40 ans. Nous devons également faire face à des discriminations de la part des administrations et en ce qui concerne l’accès à l’emploi, lequel est quasi impossible puisque nous n’avons pas la possibilité légale de changer nos références à l’état civil.

Je ne nie pas les difficultés que les gays ou les lesbiennes rencontrent encore dans mon pays, mais, en général, ils et elles parviennent à trouver un emploi stable et à avoir la vie sociale qui va avec. Ce n’est pas le cas des personnes trans : la très grande majorité d’entre elles s’orientent vers le travail du sexe, parce qu’elles n’ont pas d’autre choix pour survivre et pour payer les coûts liés à leur transition. Or la prostitution les expose inévitablement aux infections sexuellement transmissibles et aux violences.

Répondre aux violences par l’engagement

Mon cas est assez exemplaire, car, en 2016, j’ai été condamnée à une peine de prison ferme pour racolage qui m’a valu une incarcération dans une prison pour hommes pendant trois mois. J’y ai subi des viols répétés et j’ai dû accepter des rapports sexuels avec des caïds pour avoir leur protection, sans quoi je ne serais même plus là pour témoigner. À ma sortie, j’ai eu de graves problèmes de santé. J’aurais pu sombrer. Mais j’ai retrouvé foi dans l’humanité grâce à l’attention et à la tendresse que m’ont apportées certains soignants, notamment au sein du centre de santé communautaire de l’ONG Ruban Rouge12, où on a pris soin de moi tout en respectant mon identité.

Ce soutien m’a donné de la force pour continuer à m’engager auprès de l’association QET Inclusion, dont la première mission est de contribuer au renforcement de l’estime de soi des personnes trans. Les personnes que nous voyons arriver ont d’abord besoin de savoir qu’elles ne sont pas seules. Nous organisons des soirées conviviales, des réunions thématiques, des actions de prévention et de sensibilisation. Au vu de mes compétences, j’aimerais proposer des ateliers de coiffure et d’esthétique afin d’aider mes paires à se sentir mieux dans leur peau. L’association se bat également pour favoriser l’accès aux droits et aux soins, notamment pour que la prise en charge du VIH et des pathologies associées soit effective et non discriminante. Nous faisons aussi du conseil autour de l’hormonothérapie, car la plupart des trans prennent des hormones de substitution (souvent des pilules contraceptives dont le dosage est inadapté) qui font beaucoup de mal à leur organisme. Sans compter que, pour les personnes séropositives, les interactions avec les antirétroviraux peuvent avoir des effets très nocifs. Idéalement, il faudrait que les médecins soient habilités à prescrire des hormones et assurent un suivi médical régulier.

En attendant que les politiques fassent leur travail et nous accordent une reconnaissance légale qui pourrait changer nos vies, je suis convaincue que la visibilité peut aider à dédiaboliser les trans et à faire comprendre les injustices que nous rencontrons. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de témoigner à visage découvert tout en sachant les risques que je prends en le faisant.

Notes

 1- Stratégie 2016-2021 de l’Onusida.

 2- Baral SD et al., “Worldwide burden of HIV in transgender women: a systematic review and meta-analysis”, Lancet Infect Dis., mars 2013, 13(3) : 214-22.

3- UNDP et al., Implementing comprehensive HIV and STI programmes with transgender people. Practical guidance for collaborative interventions, 2016.

4- Poteat T et al., “HIV epidemics among transgender populations : the Importance of a trans-inclusive response”, JIAS, juillet 2016, vol. 19, suppl. 2.

5- Voir notamment la création de l’International Trans Fund, conçu par et pour des activistes trans : transfund.org

6- LGBTQI : lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queers et intersexes.

7- bds.org.np

8- ilga.org

9- transglobalactivism.org

10- https://alternativeci.wordpress.com/

11- qetinclusion.org

12- http://plateforme-elsa.org/structure/ruban-rouge/

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