Le 4 mars 2020, le docteur Jacques Leibowitch s’éteignait à 77 ans, des suites d’un cancer. Retour sur le parcours de ce chercheur hors-norme, dont les fulgurances ont marqué l’histoire de la recherche et de la lutte contre le VIH/sida.
« Génie », « esprit libre », « dissident », « charme fou », « colères » « écorché vif »… Les mots ne manquent pas de panache, quand il s’agit d’évoquer, pour ceux qui l’ont connu, le docteur Jacques Leibowitch. Médecin immunologue au tempérament incandescent, il était l’un des pionniers de la recherche médicale sur le VIH/sida, et ses travaux ont contribué à l’enrichissement des connaissances sur le virus et à l’amélioration de la prise en charge des personnes vivant avec le VIH.
De la découverte du virus…
En 1982, Jacques Leibowitch a 40 ans et participe, aux côtés du professeur Willy Rozenbaum, à l’impulsion du premier groupe français de travail sur le sida, le GTFS. Il regroupe alors une dizaine de jeunes médecins, engagés et issus de différentes spécialités (virologie, infectiologie, dermatologie, épidémiologie, pneumologie, psychiatrie, etc.), dont les avancées viendront éclairer la découverte du VIH, un an plus tard, par l’équipe de l’Institut Pasteur. A l’époque, le virus n’a pas encore de nom, et les premiers cas apparaissent tout juste en France. « Il y avait une très forte émulation entre nous, pour essayer de comprendre ce qui se passait », raconte Christine Rouzioux, ancienne membre du GFTS, professeure émérite de virologie à l’Université Paris-Descartes. Interpellé par la maladie et ces symptômes (pneumocystoses, syndrome de Kaposi, etc.) qui commencent à se répandre, notamment au sein de la communauté homosexuelle, c’est lui « qui émettra le premier la piste d’un rétrovirus ». Une idée qu’il soufflera des deux côtés de l’Atlantique, à l’Institut Pasteur de Paris, auprès de Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi, mais aussi à l’équipe américaine de Robert Gallo, scientifique controversé « qu’il admire » et qu’il soutiendra lors des polémiques autour de la paternité de la découverte du VIH. De coups d’éclat en coups de colère, Jacques Leibowitch va rapidement quitter le GFTS. « C’était une grande personnalité, intelligente et inventive, mais son approche, très brute, ne lui permettait aucune concession et rendait compliquée la mise en œuvre de ses idées », explique Christine Rouzioux.
Le refus des conventions, le goût du contre-courant. Jacques Leibowitch effraye les uns, et ne supporte pas les autres. Il mène alors sa carrière loin des sentiers tracés, toujours à sa manière – brillante, habitée, et résolument indocile. « Il avait des idées en permanence, nouvelles, contradictoires parfois, mais toujours inspirées par la réalité humaine du terrain. II était avide de découvrir et de résoudre », évoque Pierre de Truchis, médecin infectiologue qui a travaillé avec lui pendant plus de 25 ans à l’hôpital Raymond Poincaré de Garches.
Ainsi, en 1984, quelques mois avant que la sonnette d’alarme ne soit finalement tirée dans l’affaire du sang contaminé, Jacques Leibowitch met au point, avec sa collaboratrice Dominique Mathez, un test de dépistage artisanal, qui permettra de constater le risque accru de contamination par le VIH chez les patients transfusés. Les résultats de l’étude qu’il mène ensuite avec François Pinon, responsable du centre de transfusion de l’Hôpital Cochin, sur 2.000 donneurs, viendront appuyer les mesures à prendre en urgence pour stopper la prolifération du VIH par voie de transfusion.
« Il était réellement passionnant, il avait à cœur d’observer et de discuter avec ses patients, toujours dans le but de mieux les traiter », livre Hugues Fisher, militant historique d’Act-Up qui a souvent échangé avec le médecin. Dans les années 1990, ces qualités le metteront sur la voie vers les trithérapies, encore utilisées pour soigner les personnes vivant le VIH. Les tests qu’il effectue sur des patients sous traitement montrent que la monothérapie AZT alors prescrite s’avère inefficace pour combattre le virus à moyen et long termes. Jacques Leibowitch a donc l’idée d’assommer celui-ci en combinant trois molécules antivirales (AZT, DDC et Ritonavir).
… A la poursuite de ses idées
Son essai, nommé Stalingrad et soutenu par le ministre de la Santé, démontre la justesse de sa théorie, que d’autres essais en cours au Etats-Unis viendront confirmer peu de temps après. En 1996, les premières trithérapies annoncent un changement de cap dans la marche de l’épidémie. C’est le retour de l’espoir. Marié un temps avec l’actrice Carole Bouquet, il participe à faire connaitre le virus dans la sphère publique et culturelle.
Et s’il se fait un temps plus discret sur la scène scientifique, dans le service d’infectiologie de Garches, il continue de soigner et s’affairer. En 2003, le voilà qui remonte au créneau, convaincu qu’il est possible d’alléger les prise des traitements des patients atteints par le VIH d’au moins 40 %, sans remettre en cause l’efficacité de ceux-ci. Ses méthodes ont beau être parfois décriées, il n’entend pas se taire pour autant. « C‘était ça, la façon de faire ‘Leibo’ : avec lui, tout était un combat », glisse Hugues Fisher. Aujourd’hui, les différents essais menés avec Pierre de Truchis, dans le cadre du programme QUATUOR soutenu par l’ANRS, ont prouvé qu’il voyait juste.
Grand intellectuel, personnage entier, en conflit perpétuel avec les institutions, il a laissé autour de lui des souvenirs inoubliables. « Il était très attachant, plein de poésie aussi. Quand il aimait les gens, il se révélait être extraordinaire », confie Christine Rouzioux. Son engagement envers ses patients était profond, et ceux qui avaient choisi de rester auprès de ce médecin si pertinent et atypique l’adoraient. « Ce n’était pas toujours facile travailler avec lui, il ne pliait pas souvent », concède Pierre de Truchis. « Mais, il était extrêmement stimulant, et c’est sans doute grâce à cette excessivité qu’il est resté un libre penseur, traversé par des éclairs de génie ».