Vincent Douris : Le travail que vous avez présenté à la Journée Scientifique Sidaction porte sur le retard de croissance des adolescents vivant avec le VIH. Pouvez-vous nous présenter le contexte général dans lequel cette question se pose ?
Julie Jesson : Nous nous sommes intéressés aux adolescents nés avec le VIH, qui constituent une population croissante : avec l’arrivée des traitements antirétroviraux dans les pays à ressources limitées à partir de 2004, de plus en plus d’enfants survivent, grandissent et arrivent à l’âge de l’adolescence, où de nouvelles questions se posent, dont celle de la croissance. Dans le contexte de la collaboration IeDEA (International epidemiology Databases to Evaluate AIDS), nous avions accès à des données collectées auprès d’adolescents nés avec le VIH suivis dans plusieurs contextes : en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-est, en Amérique Centrale et aux Caraïbes. Ceci nous a permis de décrire la croissance de ces adolescents infectés par le VIH et vivant dans ces pays à ressources limitées ou intermédiaires.
Quels sont les critères retenus pour apprécier la croissance de ces adolescents et quels sont les principaux résultats que vous obtenez ?
Nous nous basons sur un ratio taille-pour-âge, que l’on compare avec les données de référence de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), issues de populations en bonne santé. Nous nous sommes intéressés au retard de croissance dans une population âgée de 10 à 19 ans. En population générale, l’adolescence est la période où la croissance est la plus forte après la première année de la vie. Or, parmi ces jeunes vivant avec le VIH, le pic de croissance observé habituellement lors des premières années de l’adolescence n’apparaît pas. Il est très atténué, d’autant plus chez les garçons. Ceci se traduit par des taux de retard de croissance importants. On voit cependant des gains tardifs en taille plus importants qu’en population de référence. Il y a en fait un décalage de la croissance chez ces adolescents vivant avec le VIH.
Quels sont les facteurs les plus associés à ce retard de croissance ? L’impact du traitement est-il majeur ?
Tout à fait, les adolescents nés avec le VIH qui sont mis le plus tardivement sous traitement présentent un retard de croissance plus important. En fait, ceux qui sont traités après l’âge de cinq ans ont déjà un retard de croissance à dix ans qu’il est difficile de corriger. Par ailleurs, ce qui va de pair avec la mise sous traitement est l’immunodépression : ceux qui sont le plus immunodéprimés sont ceux qui ont le plus de mal à grandir.
Le VIH est-il le facteur majeur de ce retard de croissance ?
Il est difficile de savoir quelle est la part de l’infection à VIH dans ce processus. En effet, on manque de données sur ce sujet, notamment parce qu’il est difficile de suivre ces enfants depuis la naissance. On ne sait pas si ce retard de croissance est plutôt dû à un contexte socio-économique défavorable, plutôt à l’infection à VIH ou aux deux. Ces travaux sont menés dans des contextes où la malnutrition n’est pas rare, dans des populations déjà vulnérables indépendamment de l’infection à VIH. On est en fait dans un cercle vicieux où l’état nutritionnel a un impact sur l’évolution de l’infection à VIH qui elle-même va avoir des effets délétères sur l’état nutritionnel. A cela s’ajoutent les infections opportunistes, les conséquences préjudiciables des contextes socio-économiques ou encore l’insécurité alimentaire. Parmi ces causes, il est difficile d’en retenir une principale : ce retard de croissance est en fait multifactoriel.
Vos travaux portent aussi sur l’impact du retard de croissance au niveau clinique et au niveau social. Quelles en sont les conséquences majeures ?
Il s’agit d’un travail de revue de la littérature dans lequel nous avons retenu les principales données actuelles sur ce sujet. On voit que le principal risque du retard de croissance, que ce soit à court ou à long terme, c’est la mortalité : les enfants les plus malnutris ont un risque de mortalité très important, mais aussi une morbidité plus importante, avec une progression plus sérieuse et plus rapide de l’infection à VIH. Le VIH se rajoute aux risques liés au retard de croissance : si l’on considère deux enfants malnutris de moins de cinq ans, celui qui est infecté par le VIH va avoir un risque de mortalité trois fois supérieur à celui qui n’est pas infecté. Au-delà de l’impact du retard de croissance sur la mortalité et la morbidité, on voit des conséquences à plus long terme, que ce soit dans les populations infectées ou non, sur le développement cognitif, le développement physique bien sûr et sur le développement social. Par exemple, les adolescents infectés par le VIH sont déjà confrontés à des problèmes de stigmatisation et de santé mentale, de dépression notamment, qui peuvent être aggravés par le retard de croissance. Ainsi, s’ils sont plus petits que leurs camarades, ils sont plus à risque d’être stigmatisés par ces derniers. Par conséquent, ces difficultés vont avoir un impact important sur toute la prise en charge du VIH, que ce soit au niveau de l’observance aux traitements, de leur maintien dans les soins et finalement du succès virologique. Si l’on n’arrive pas bien à prendre en compte ces questions, elles auront des répercussions délétères sur le devenir de ces adolescents.
Différents travaux ont été menés pour étudier des stratégies visant à remédier à ces problèmes. Vous avez mené un travail à Bamako en milieu hospitalier. Comment se passent ces travaux de prise en charge de la malnutrition et quelles sont les conclusions que l’on peut en tirer ?
Le premier constat était celui d’une forte prévalence de la malnutrition chez les enfants infectés par le VIH, qu’elle soit aigüe, en se manifestant par une déficience pondérale, ou chronique, avec un retard de croissance. Au sein du CHU Gabriel Touré de Bamako, dans lequel ce travail a été mené, il n’y avait pas de prise en charge nutritionnelle standardisée et les recommandations de l’OMS à ce sujet étaient difficiles à appliquer parce qu’elles ne sont pas spécifiques aux enfants vivant avec le VIH. Nous avons donc élaboré un protocole de supplémentation à l’attention de ces enfants, qu’ils souffrent de malnutrition aigüe ou chronique, dont la plupart avait moins de 10 ans. Dans cette intervention, on voulait traiter ces deux types de malnutrition, à la fois en poids et en taille, en utilisant des aliments thérapeutiques à base de lipides fortifiés en micronutriments sous forme de sachets prêts à l’emploi, déjà bien connus dans la prise en charge de la malnutrition aigüe. Ce protocole de nutrition durait six mois et les enfants venaient tous les mois pour recevoir ce supplément nutritionnel. Les résultats ont été très encourageants en ce qui concerne la malnutrition aigüe : les enfants récupéraient assez rapidement leur poids normal. En trois à quatre mois, ils étaient déjà en bien meilleure santé. En revanche, ce protocole a eu très peu d’effet sur le retard de croissance. On se demande s’il est possible de corriger ce retard sur un temps plus long, mais on craint qu’un retard de croissance acquis au cours des cinq premières années de vie soit difficilement réversible. L’adolescence étant la deuxième période de croissance de la vie, elle pourrait être l’une des dernières fenêtres d’opportunité pour corriger ce retard. Ce que l’on a vu enfin est que les enfants qui souffraient à la fois d’une malnutrition aigüe et chronique rattrapaient moins bien le retard en poids que ceux qui n’avaient qu’une malnutrition aigüe. Le retard de croissance a donc aussi un impact sur le rattrapage en poids.
Ce type d’intervention est-il bien accepté ?
Oui, les interventions sont plutôt bien acceptées, que ce soit par les patients ou par le personnel soignant. Les patients et leur famille sont vraiment contents quand on s’intéresse à cela, c’est finalement l’une de leur première préoccupation, savoir si leur enfant peut être bien nourri. Récemment, lors d’une conférence internationale, une chercheuse reprenait les paroles d’adolescents qu’elle avait interrogés « Mais comment voulez-vous que l’on prenne un traitement le ventre vide ? ». C’est vraiment quelque chose d’important et il faut trouver les meilleures solutions pour les personnes qui en ont besoin. Les problèmes sont plutôt d’ordre organisationnel. Les patients sont suivis tous les trois mois au centre de santé et, pour la supplémentation nutritionnelle, on va leur demander de revenir tous les mois, ne serait-ce que pour la distribution des produits. Les modalités de l’intervention, c’est ce qu’il faut regarder aujourd’hui : Quels produits nutritionnels utiliser ? Comment assurer leur distribution ? Quel suivi mettre en œuvre ? Quels professionnels de santé mobiliser, sachant que les pédiatres sont déjà très occupés par la prise en charge du VIH ? Il faut un personnel qui dispose de temps et qui soit qualifié sur ces questions. J’ai réalisé une enquête d’opinion sur ce sujet, dont je suis en train d’analyser les résultats. On voit que beaucoup de personnes préfèrent une distribution en milieu hospitalier. Souvent, les gens préfèrent se rendre à l’hôpital plutôt que de se faire distribuer des produits chez eux ou dans leur quartier, où ils craignent d’éveiller les soupçons et d’être victime de discrimination.
De manière générale, les situations de malnutrition sont-elles bien diagnostiquées ? Ces programmes se développent-ils ?
La question est un peu délaissée. Dans les bases IeDEA ou dans les contextes de routine, il y a beaucoup de données manquantes dans les dossiers médicaux sur le poids et la taille. C’est déjà un frein pour pouvoir bien documenter ce qui se passe. Si ce n’est pas documenté, c’est que le suivi du poids et de la taille au cours du temps n’est pas assuré. Et les programmes de renutrition sont encore rares dans le champ du VIH. Il y a quelques travaux de recherche, mais il n’existe pas de protocole standardisé, et plusieurs questions se posent encore, y compris d’ordre opérationnel, comme dit précédemment.
Des financements spécifiques sont-ils par ailleurs assurés ?
Non, malheureusement, ce n’est pas une priorité. Les programmes de prise en charge du VIH pédiatrique ont déjà des difficultés à diagnostiquer tous les enfants infectés par le VIH, les mettre sous traitement antirétroviral et assurer leur succès virologique. La question de la nutrition passe donc après.
Votre intérêt sur ces sujets est ancien, puisque avant même votre thèse, vous avez travaillé sur les enfants pris en charge dans le réseau des associations du programme Grandir…
Oui, déjà en 2012, mon stage de master 1 à l’Institut de Santé Publique d’Epidémiologie et de Développement (ISPED) à Bordeaux portait sur la prévalence de la malnutrition chez les enfants suivis dans le réseau associatif du programme Grandir de Sidaction. C’était mon premier projet de recherche et il a permis que je me familiarise avec la problématique de la nutrition et du VIH en Afrique. Au cours de mon master 2, j’ai travaillé sur une plus large échelle, à partir des bases de données IeDEA Afrique de l’Ouest, sur l’effet de l’âge à l’initiation du traitement sur le rattrapage de croissance. Ensuite, pendant ma thèse, j’ai poursuivis sur cette thématique, en continuant non seulement à décrire ce phénomène mais aussi en proposant des interventions nutritionnelles, notamment dans le cadre du programme mené à Bamako. Et j’ai continué mon travail dans ce domaine au cours de mon post-doctorat dans le cadre d’une collaboration IeDEA multirégionale cette fois-ci, en m’intéressant plus particulièrement aux adolescents.
Est-ce que l’on constate une évolution de la prise en compte de ces situations au cours de ces années ?
En fait, cela dépend des contextes de prise en charge. Mais en regardant les données IeDEA dans la dernière décennie, chez les enfants vivant avec le VIH, on voit surtout une amélioration de l’état nutritionnel après l’arrivée des traitements. Mais depuis, on ne voit pas vraiment d’évolution de cet état, notamment dans les contextes d’Afrique subsaharienne.
L’intérêt sur ce sujet reste-t-il limité ?
Il y a une écoute attentive quand nos données sont présentées en conférence, mais peu de présentations sont faites sur ce genre de travaux. L’intérêt qui y est porté n’est pas forcément croissant, mais il est toujours d’actualité et ces questions sont de mieux en mieux prises en compte. Par exemple, l’OMS a mis en place une collaboration pour aboutir à un consensus sur les formulations pédiatriques adaptées aux enfants vivant avec le VIH, des formulations qui prennent en compte le poids de ces enfants. Jusque-là, on utilisait les tableaux de poids de référence d’une population hors VIH. Mais on commence à se rendre compte qu’il faut prendre en considération le taux de malnutrition de cette population vivant avec le VIH et qu’il faut recalculer les tableaux de poids en fonction de l’âge de manière plus spécifique pour ensuite prévoir au mieux les formulations pédiatriques et les stocks nécessaires.
Enfin, quelles sont vos perspectives de recherche dans ce domaine ?
Au fil de mes travaux, je m’intéresse à de nouvelles populations : les enfants, puis les adolescents vivant avec le VIH. Je commence aussi à m’intéresser aux enfants exposés non infectés, qui présentent également une altération de la croissance. L’aspect prise en charge nutritionnelle est toujours dans mes priorités, avec un intérêt pour les questions opérationnelles et d’implémentation associées. De manière générale, les données dont nous disposons sont celles qui sont collectées en routine, CD4, mise sous traitement notamment. Mais il y a d’autres types de données dont il serait intéressant de disposer, sur les micronutriments, le métabolisme, l’insécurité alimentaire ou encore le développement pubertaire, qui peuvent être associées à l’état nutritionnel mais qui ne sont pas récoltées habituellement. Ça m’intéresserait d’aller plus loin dans la description de ces mécanismes. Enfin, on voit que l’état nutritionnel des adolescents est vraiment dépendant d’autres facteurs, c’est un moment de la vie où il y a tellement de questions de santé qui se posent que ça m’intéresserait de regarder cette période de façon plus globale, que ce soit chez des adolescents infectés par le VIH ou non. Les enjeux de santé publique sur ce sujet sont de plus en plus importants parce que c’est une population croissante : les adolescents représentent aujourd’hui une personne sur cinq en Afrique subsaharienne.
Pour aller plus loin :
Julie Jesson et Valériane Leroy, Challenges of malnutrition care among HIV-infected children on antiretroviral treatment in Africa, Médecine et Maladies Infectieuses, 2015
Julie Jesson et al., Prevalence of malnutrition among HIV-infected children in Central and West-African HIV-care programmes supported by the Growing Up Programme in 2011: a cross-sectional study, BMC Infectious Diseases, 2015
Julie Jesson et al., Effect of Age at Antiretroviral Therapy Initiation on Catch-up Growth Within the First 24 Months Among HIV-infected Children in the IeDEA West African Pediatric Cohort, Pediatric Infectious Disease Journal, 2015
Julie Jesson et al., Evaluation of a Nutritional Support Intervention in Malnourished HIV-Infected Children in Bamako, Mali, JAIDS, 2017