Retour avec le socio-anthropologue Christophe Broqua sur l’évolution de la notion de « communauté » parmi les personnes atteintes et les acteurs de la lutte contre le VIH/sida.
Au minimum, la notion de communauté désigne un groupe social constitué autour d’un trait commun (unité de lieu, caractéristique religieuse, culturelle, etc.), voire un milieu d’interconnaissance. Mais en France, le terme est souvent connoté péjorativement : son usage revendiqué par certains groupes est généralement perçu comme une menace contre le modèle républicain, tandis que l’accusation de communautarisme atteint souvent les minorités dont on considère qu’elles ne manifestent pas suffisamment le désir de se mélanger au reste de la société. Si on rejette la conception essentialiste et que l’on considère que l’existence des communautés relève en grande partie d’actes de langage, le fait d’en faire partie peut être considéré comme un choix lorsque cette appartenance est revendiquée ou comme une contrainte imposée lorsque l’on se voit accusé de communautarisme. Le fait de nommer la communauté produit des effets de réalité. En s’en revendiquant ou en la critiquant, on la fait exister – c’est ce que j’appelle une « fiction politique ».
Qu’est-ce qui définit une communauté ?
Il existe en effet quelque chose comme une communauté des acteurs de la lutte contre le sida, mais avec toutes les réserves qu’imposent les considérations précédentes. Certes, on parle beaucoup d’approche communautaire dans ce milieu, mais plutôt pour désigner les groupes vers lesquels l’action est menée, ou la population que forment les associations qui utilisent l’expression. La principale réserve est que l’expression n’a jamais vraiment été utilisée pour désigner l’ensemble des acteurs de la lutte contre le sida. Comme je le montre dans mon livre Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida (Presses de Sciences Po, 2006), Didier Lestrade, le fondateur d’Act Up-Paris, a essayé d’imposer cette notion de « communauté sida », mais sans réel succès, à l’inverse de celle de « communauté homosexuelle ». Dans le livre Une épidémie politique : la lutte contre le sida en France (1981-1996) (PUF, 2002), nous avons plutôt choisi de parler d’« espace sida » pour désigner le milieu ou interagissent des acteurs aux profils divers, la notion d’espace social permettant d’étudier « la structure et la dynamique des relations qu’entretiennent des agents engagés dans des luttes de concurrence autour d’un objectif commun ».
« Espace sida »
Peut-on donc parler de communauté des acteurs de la lutte contre le VIH/sida ?
La « communauté sida », si l’on veut utiliser cette expression, est bien sûr très hétérogène et traversées par de nombreux enjeux de pouvoir et autres conflits de légitimité. Lorsqu’Act Up est apparue dans le paysage associatif, cela a par exemple occasionné certaines ruptures et dissensions avec d’autres associations. Plus tard, au moment où ont émergé des discours publics sur le bareback, une véritable fracture a divisé le monde homosexuel et plus spécifiquement le monde homosexuel séropositif ou engagé contre le sida.
De même, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, sont apparus des groupes qui se présentaient en franche rupture avec les autres composantes de la lutte contre le sida. Je pense à Migrants contre le sida, qui a fortement contesté l’ordre dominant au sein de l’espace sida pendant plusieurs années : la domination blanche et homosexuelle des associations, le déni du sida des migrants chez les pouvoirs publics, etc. Plus tard, l’association Femmes positives, composée de femmes souhaitant faire condamner leurs compagnons qui les avaient contaminées, ont critiqué les autres associations pour ne pas les avoir soutenues et se sont affirmées contre un principe qui faisait consensus dans le milieu : la non-pénalisation de la transmission du VIH.
Cette communauté vous paraît-elle disparate ou homogène ? En exclut-elle certains ? S’étend-elle au monde entier ?
Une forme de gouvernance globale s’est progressivement imposée depuis la fin des années 1990, qui conduit à une homogénéisation des logiques d’action
Si on se situe maintenant à l’échelle mondiale, on observe une situation paradoxale. D’un côté, la diversité des acteurs et des pratiques est logiquement bien plus grande. Mais de l’autre, une forme de gouvernance globale s’est progressivement imposée depuis la fin des années 1990, qui conduit à une homogénéisation des logiques d’action. Cette globalisation de la lutte contre le sida se traduit en même temps par la constitution de réseaux de solidarité transnationaux qui créent des ponts, notamment entre le Nord et le Sud, et donnent sans doute à certains le sentiment d’appartenir à une même communauté.
Je pense qu’on peut dire que la communauté créée par le sida ne se retrouve pas sous la même forme dans le cas des autres pathologies. Parmi les raisons qui expliquent cette spécificité, la première est liée à la logique sociale de diffusion de la maladie et plus précisément, au fait que le sida s’est d’abord développé dans la population homosexuelle, qui était elle-même constituée en une sorte de communauté sur laquelle a pu s’appuyer la lutte contre la maladie. L’identification du sida au début de l’épidémie a d’ailleurs été possible parce que les homosexuels étaient identifiables en tant que tels et déjà l’objet de suivis médicaux spécifiques. Le champ de l’homosexualité était doté d’un certain nombre d’institutions ou de groupes organisés (associations, médias, milieu commercial, etc.) dans la filiation desquels a été créé le mouvement de lutte contre le sida, qui a d’abord été associatif.
Aides a joué un rôle important dans la constitution d’un milieu de lutte contre le sida où divers types d’acteurs se trouvaient connectés. Les pouvoirs publics se sont eux-mêmes fortement reposés sur le tissu associatif et ont joué la carte de la proximité avec les populations atteintes. Les médecins qui se sont investis sur cette maladie étaient relativement jeunes, parfois proches et sensibles aux dimensions sociales de cette épidémie, ce qui a invalidé la séparation habituellement forte entre malades et médecins. Enfin, il faut souligner le fait que la confrontation aux ravages de la maladie et aux morts de personnes jeunes a créé chez les différents acteurs engagés une « communauté d’expérience » caractérisée par la multiplication des deuils.
Liens avec une communauté homosexuelle
Cette notion de communauté existe-t-elle à votre connaissance dans d’autres pathologies ?
Depuis l’apparition des antirétroviraux et la chronicisation de la maladie, une partie du ciment que constituait cette confrontation massive des acteurs de la lutte contre le sida à la maladie et à la mort a disparu
Depuis l’apparition des antirétroviraux et la chronicisation de la maladie, une partie du ciment que constituait cette confrontation massive des acteurs de la lutte contre le sida à la maladie et à la mort a disparu. Les évolutions de l’épidémie ont donc depuis longtemps modifié le sentiment de communauté. En même temps, la prégnance de la gouvernance globale, le développement des instances locales qui la régulent, le maintien d’événements réguliers réunissant différents types d’acteurs tels que les conférences internationales, ou les réseaux de solidarité internationale, continuent et continueront sans doute (y compris parfois sur le mode de la contrainte) de créer des liens, des connexions et un sentiment d’appartenance à un monde commun.