vih La fin du sida est-elle possible ?

05.03.18
Frédérique Prabonnaud
10 min

C’est la question que posent deux acteurs et fins connaisseurs de la lutte contre le sida, François Berdougo, référent pour la réduction des risques, le VIH/sida et les hépatites virales au sein du conseil d’administration de Médecins du monde, et Gabriel Girard, sociologue, membre du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, dans un livre publié en novembre dernier[1]. Interview croisée.

Comment résumeriez-vous l’ambition de votre livre ?

Gabriel Girard – L’ambition est double : il s’agit d’abord d’une mise en perspective documentée des transformations intervenues dans la lutte contre le sida depuis l’avènement des trithérapies, en 1996, et ce, dans le traitement social, médical et politique de la maladie, mais aussi en termes de prévention ou de mobilisation communautaire. Le livre vise ensuite à fournir des clés de lecture critique de ces transformations : de quel rapport de force procèdent-elles ? quels en sont les points aveugles et les acteurs clés ? 

Il s’agit donc d’un livre d’intervention, au sens où l’analyse que nous donnons à lire doit trouver son prolongement dans des échanges et des discussions.

« La fin du sida », est-ce un slogan ou un objectif atteignable ?

François Berdougo – C’est un slogan accolé à des objectifs crédibles en termes de santé publique. La perspective repose sur des stratégies qui allient dépistage et traitements. On sait qu’en appliquant ces recettes, on peut diminuer la dynamique et l’emprise de l’épidémie. La question, pour nous, était d’ouvrir la boîte noire des conditions qui permettront d’atteindre effectivement ces objectifs. On connaît les obstacles, et c’est là-dessus qu’il faut travailler. Une vision mécaniste fondée sur des interventions uniquement biomédicales ne suffira pas.

Quelles sont les conditions pour y parvenir ?

G. G.  – Pour se donner véritablement les moyens d’arriver à « la fin du sida », il faut impérativement agir sur plusieurs leviers en même temps. Le premier levier concerne l’accès aux services de santé, de prévention et de soins, qu’il faut rendre universel. Cela implique de s’attaquer aux inégalités géographiques, économiques et sociales, qui entravent le recours aux traitements dans les pays à ressources limitées. Mais cela nécessite également de repenser l’accessibilité sociale et culturelle des services de santé. Par exemple, en France ou au Canada, on estime que près de 20 % des personnes vivant avec le VIH n’ont pas encore été diagnostiquées. Cette « épidémie cachée » est actuellement au cœur des préoccupations des différents acteurs. En outre, il faut abaisser les barrières légales ou réglementaires qui empêchent l’accès aux soins, comme pour les étrangers et/ou les migrants vivant en France. 

Par ailleurs, l’objectif de la fin du sida suppose de créer les conditions d’acceptation des personnes vivant avec le VIH dans la société : malgré les progrès thérapeutiques, la sérophobie est malheureusement toujours très présente. Et le message « indétectable = intransmissible » n’est pas encore bien diffusé ou compris. On parle souvent de « normalisation » de l’épidémie, mais on voit qu’il reste encore du chemin à parcourir. À une échelle plus structurelle, la fin du sida va de pair avec une lutte intransigeante contre les discriminations raciales, sexistes, transphobes ou homophobes, dont on sait qu’elles sont le ferment de l’épidémie. À travers le monde, la criminalisation de l’usage de drogues, du travail du sexe ou de l’homosexualité sont autant d’obstacles à des interventions efficaces. Autrement dit, la défense des droits humains doit être, encore et toujours, au cœur de la lutte contre le sida. 

Finalement, une action résolue contre le sida est conditionnée par les moyens financiers qui y sont consacrés. La mobilisation des ressources, à travers le Fonds mondial [de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme] notamment, est un maillon décisif de la chaîne. Et avec l’élection de [Donald] Trump ou l’engagement stagnant de la France, il y a des raisons d’être inquiet pour l’avenir. Alors que seulement 25 à 30 milliards de dollars sont nécessaires chaque année !

Vous listez dans ce livre les principaux chantiers politiques pour atteindre l’objectif. Quelle est pour vous la priorité ? 

F. B. – Indéniablement, la priorité est la mobilisation des communautés les plus exposées. Sauf à être dans une vision coercitive, la réussite des stratégies de « la fin du sida » repose sur l’adhésion des personnes et leur capacité à s’inscrire durablement dans des dispositifs de santé tels que le dépistage, le traitement et, plus globalement, les soins. En outre, si l’on veut accompagner les personnes vers le dépistage, il faut sortir des sentiers battus et aller vers la participation active des communautés. C’est un impératif lié à l’efficacité recherchée. Mais il y a bien sûr une obligation éthique à cela : si l’on veut que ces stratégies ne soient pas simplement des technologies de santé « en population » qui suivraient une logique traditionnelle de santé publique, mais un outil d’empowerment des personnes et des communautés, et de promotion de leur santé, il faut travailler à la mobilisation.

Vous mettez en garde sur la nécessité de maintenir l’équilibre entre santé publique et santé individuelle. Quels sont les risques ?

F. B.  – Les risques des stratégies actuelles, qui se fondent sur une vision assez traditionnelle du traitement des maladies infectieuses, seraient de faire prévaloir l’intérêt collectif sur celui des individus, au prix du respect des libertés fondamentales. On est au fond face à une question classique en santé publique : quel équilibre trouver entre l’efficacité des stratégies et l’effectivité des droits des personnes ? La réponse historique de la lutte contre le sida a été de donner une place centrale aux droits des personnes, en vue de les protéger des intrusions de la puissance publique dans leur vie, à travers notamment la notion de consentement ou de volontariat dans le dépistage – ce que l’on a appelé « l’exceptionnalisme sida ». 

Les débats qui se nouent depuis vingt ans s’articulent autour des failles de l’exceptionnalisme à répondre aux enjeux et aux impératifs de la lutte contre l’épidémie, notamment en matière de dépistage. Ils ont conduit à l’adoption de politiques plus volontaristes, tout en maintenant le volontariat comme socle de la démarche. Avec la disponibilité d’outils très puissants dans la prévention de la transmission [du VIH] et le contrôle de l’épidémie comme le sont les traitements, quelle place conserve-t-on pour le consentement au dépistage et au traitement ? Il est fort à parier qu’en France, les risques sont minimes, bien que l’on ne soit jamais à l’abri d’une politique hygiéniste ou de contrôle sanitaire des populations les plus exposées. Cependant, dans les contextes où les droits humains sont bafoués, qu’est-ce qui prémunit contre une approche coercitive de la mise en œuvre de stratégies de contrôle de la dissémination du virus, qui ferait prévaloir les intérêts de la société sur ceux des personnes ? Nous devons sans cesse rester vigilants face à ces questions.

Vous êtes deux militants. Quels sont selon vous les défis posés aujourd’hui au militantisme dans la lutte contre le sida ?

F. B. – Il y a bien sûr le renouvellement générationnel et l’attrait de la « cause » pour des militant·e·s, qu’il·elle·s soient jeunes ou moins jeunes, ce n’est pas tant la question de l’âge que des forces vives qu’il est possible de mobiliser. Un fait marquant est la forme de renouvellement de l’engagement qu’a pu susciter la perspective de mise à disposition de la PrEP. On a vu des personnes se mobiliser alors qu’elles n’avaient aucun ancrage militant, ni dans la lutte contre le sida ni ailleurs, sous une forme assez nouvelle de personnes séronégatives parlant à la première personne de leurs besoins en termes de prévention. Ces personnes, notamment issues de l’essai Ipergay, ont pu rejoindre des organisations installées, telles que Aides. 

En revanche, le défi de la mobilisation des personnes issues des communautés originaires d’Afrique subsaharienne ou de la Caraïbe est plus difficile. Cela pose des enjeux vis-à-vis de la recherche en prévention et de l’expression des personnes sur leurs besoins, et des réponses à leur apporter. 

Enfin, il y a peut-être la question de l’innovation dans les interventions. La lutte contre le sida a été pionnière sur beaucoup de sujets, notamment liés à l’organisation de soins ou de la recherche médicale. Or on voit aujourd’hui que les innovations sont plus nombreuses dans d’autres champs de la santé ou de la médecine que dans notre milieu. Les marges à reconquérir sont importantes !

En conclusion, vous proposez un « nouveau contrat social sur le VIH/sida » : quels en sont les termes ?

G. G. – L’idée était pour nous de mettre en débat plusieurs chantiers qui nous apparaissent incontournables afin de repenser les conditions et les priorités de la lutte contre le sida aujourd’hui. Il s’agit par exemple de la question des oppressions (racisme, sexisme, homophobie ou transphobie), dont la maladie reste un révélateur puissant. Repositionner cette analyse au cœur de l’action nous semble primordial. 

Un autre chantier concerne la question du monopole pharmaceutique sur les brevets. Il faut penser des alternatives. L’exemple des traitements anti-VHC ou du Truvada® a récemment remis sur le devant de la scène l’absurdité de la situation. 

La question des arènes de débats démocratiques est également au cœur de nos préoccupations. La lutte contre le sida a évolué et, logiquement, le mouvement associatif aussi. Alors que les défis stratégiques sont nombreux, nous faisons le constat que les espaces collectifs de dialogue, et parfois de confrontation, se sont raréfiés. Réinsuffler des débats nous semble pourtant le meilleur moyen de tracer des horizons communs de mobilisation. 

Finalement, et c’est l’un des fils conducteurs du livre, la fin du sida est indissociable de la lutte contre les injustices et en faveur des droits humains. Mettre fin à la criminalisation du VIH, une réalité légale malheureusement trop fréquente, en est l’une des facettes. Mais nous nous retrouvons aussi dans la volonté d’ajouter un quatrième « 90 » à l’objectif des « 3 x 90 » : celui des conditions de vie des personnes vivant avec le VIH. 

Nous nous réjouissons que plusieurs de ces pistes soient partagées par beaucoup d’acteurs de la lutte contre le sida. L’objectif était de les positionner comme des éléments décisifs d’une stratégie collective pour en finir, vraiment, avec l’épidémie.

[1] Coll. « Petite encyclopédie critique », éd. Textuel, Paris, nov. 2017.

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