AAH, AERAS, ces sigles sont régulièrement revenus dans l’actualité ces derniers mois à l’occasion de reformes souvent peu favorables à l’amélioration de la qualité de vie des personnes ayant ou ayant eu un problème de santé et/ou handicapées. Jean-Michel Belorgey, ancien membre du Conseil d’Etat, ancien président de la Commission centrale d’aide sociale, revient pour Transversal sur cette actualité et sur les différents débats qui l’entourent.
Transversal : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la convention d’assurabilité des personnes présentant un risque aggravé de santé ?
Jean-Michel Belorgey : Mon initiative dans ce domaine remonte à vingt ans et il s’est passé beaucoup de choses depuis. La réflexion était beaucoup plus frugale qu’elle ne l’est aujourd’hui. On pourrait même dire qu’elle prend des aspects de sophistication qui rendent le débat plus complexe que par le passé. Je ne suis plus, comme je l’ai été pendant 17 ans, aux premières loges, soit comme initiateur de la convention permettant de faciliter l’accès à une assurance pour les personnes présentant un risque aggravé de santé soit comme président du comité de suivi de cette convention. Ce que je comprends toutefois c’est que l’articulation entre la convention et loi est devenue de plus en plus complexe et parfois difficile à déterminer. Dans le passé, la convention était un instrument qui n’avait pas d’adossement législatif. Par la suite, cet adossement n’a pas toujours été particulièrement bien conçu ou défini, à telle enseigne que la loi est intervenue pour consolider la convention à un moment où la celle-ci avait déjà fait ce qu’il y avait à faire. Je crois que le droit social implique que le législateur prenne position. S’il considère que ces questions doivent être simplement renvoyées aux arrangements avec la société civile, il y a très peu de chance que l’on obtienne des progrès décisifs. En revanche, il ne faut pas qu’il casse les dynamiques en inventant des réponses inadéquates à des questions qui ont été correctement posées par les partenaires sociaux, ce qui a parfois été le cas. C’est vrai qu’il y a eu une forme de course à la recherche de solutions avec des négociateurs différents des négociateurs initiaux. J’en ai été, mais il se trouve qu’en 2017, alors que je n’avais pas été négociateur, on m’a demandé ce que je pensais de ce qui avait été préparé et on m’a sollicité pour venir cautionner la nouvelle convention lors d’une réunion solennelle présidée par le ministre des Finances en compagnie de la ministre de la Santé. Ce qui restait à ce moment-là, c’était une série de questions clefs : Peut-on réussir à convaincre la bancassurance d’accorder des garanties emprunteur à des gens atteints de maladies, au sens de problèmes de longue durée ou d’incertitude quant à leur issue ? A quel tarif peut-on convaincre de le faire ? Y-a-t-il un rapport entre les avancées connues de la recherche médicale et les tarifs pratiqués ? Et, en dernier lieu, y-a-t-il un moyen de faire intervenir des ressources publiques ou apparentées suffisantes pour écrêter le coût des surprimes ?
T. : Et sur la question de la prise en charge des surprimes en cas d’accès à l’assurance et sur celle du « droit à l’oubli » dans le cas de certaines pathologies comme le cancer ?
J.-M. B. : La question des rapports entre les avancées des soins et des tarifs a longtemps été bloquée par le fait que la commission compétente pour étudier ce sujet était composée de médecins proches de l’assurance qui n’avaient pas envie de faire apparaître qu’on jour ou l’autre il faudrait tout de même que l’on tire des conséquences sur les tarifs pratiqués de ce que l’on sait des avancées de la médecine. Mais cela a finalement avancé grâce à un médecin qui s’est vraiment investi sur le sujet. Vous évoquez la prise en charge des surprimes et c’est vrai que différents moyens ont été mobilisés, et pas seulement du côté de de la bancassurance, qui était supposée y mettre du sien, pour solvabiliser les gens qui n’avaient pas les moyens de payer les surprimes, même si on leur permettait de rentrer dans le dispositif. La question était donc de savoir à partir de quand on pouvait solvabiliser les demandeurs de garanties assurantielles en les aidant à payer les surprimes. Et c’est là où la mobilisation de différents dispositifs n’a pas toujours été extrêmement méthodique mais je ne sais plus où on en est à ce sujet. Les questions plus récentes qui apparaissent sont relatives aux critères suivant lesquels on peut entrer dans le dispositif et pour combien de temps. Il y a toujours eu la question de l’âge et celle de l’état de santé. Pour le VIH, je sais que le débat a porté sur la question de savoir ce dont on devait attester – l’absence d’infection opportuniste en cours, la durée maximale entre le début du traitement et la fin du contrat – et je crois que les valeureux combattants des justes causes ont obtenu un certain nombre de satisfactions : la référence au taux de lymphocytes CD4 et celle à la consommation de drogues ont été supprimées.
Mais cela, me semble-t-il, n’a pas complétement résolu la question depuis toujours délicate de savoir ce que l’assurance emprunteur garantit. Est-ce qu’elle garantit seulement qu’elle intervient en cas de décès ou bien aussi en cas d’incapacité temporaire ou de perte d’autonomie ? Il a été fait référence, pour savoir ce qui était garanti, aux critères de l’assurance maladie. Mais on avait inventé, du côté de la bancassurance – ils trouvaient que c’était plus protecteur de leurs intérêts – qu’on ne garantissait pas véritablement une invalidité au sens du droit ordinaire de l’invalidité mais une perte irréversible d’autonomie. Je crois qu’on en est toujours là et qu’on peine encore à faire en sorte que les contrats souscrits garantissent non seulement la couverture en cas de décès ou de perte irréversible d’autonomie mais aussi les différentes situations d’invalidité.
T. : Parvient-on à des solutions qui suivent plus justement les données relatives aux avancées thérapeutiques ?
J.-M. B. : Le milieu de la bancassurance est quand même soucieux de se faire un minimum de publicité en se montrant humaniste, mais il n’est pas face à un marché extraordinairement porteur en termes de gains financiers et par conséquent il rechigne un peu sur une prise en compte de ces données à la mesure de ce qu’il serait possible de faire. Il n’est pas sûr que l’évolution des tarifs, malgré tous les efforts fournis par les derniers professionnels investis sur ce sujet, suive de façon tout à fait satisfaisante l’évolution des progrès de la médecine.
T. : Concernant l’adossement de la convention à la loi, que pensez-vous des initiatives parlementaires relatives au droit à l’oubli ?
J.-M. B. : J’ai deux ou trois points de vue sur cela. Je ne sais pas si ce que proposent aujourd’hui les parlementaires correspond à une mesure pertinente. On est encore sur le terrain des rapports entre les progrès des traitements et, non pas les tarifs, mais les critères d’accès. On est sur un terrain où le combat est porté par ceux qui, légitimement, souhaitent tirer le maximum de conséquences aussi bien sur le plan des tarifs que sur celui des critères d’accès de ce que l’on sait des avancées de la médecine. Mais des gens veulent s’illustrer sans vraiment savoir de quoi il en retourne et peuvent venir compromettre le bon cheminement des rapports entre négociateurs. La loi a son métier à faire mais, pour que la loi puisse faire son métier dans de bonnes conditions, il faut que le législateur ne soit pas un danseur de corde, qu’il sache de quoi il parle et qu’il sache aussi dans quelle mesure il est non seulement de bon ton mais stratégiquement nécessaire de ne pas s’immiscer à contre temps dans des négociations où l’élément de confiance compte et où il ne faut pas redouter à chaque instant qu’il y ait un faiseur de miracles qui s’immisce de façon compétente ou non dans le jeu.
T. : C’est donc un risque selon vous ?
J.-M. B. : Ce type d’initiative peut donner des bons résultats à condition qu’on ne se trompe pas sur ce qu’on dit et qu’on ne se trompe pas sur la façon dont on le dit. L’avenir nous renseignera sur cette initiative.
T. : Que pensez-vous des débats sur le calcul du montant de l’AAH et notamment de la question de sa « déconjugalisation » ?
J.-M. B. : Concernant les minima sociaux ou apparentés, j’ai depuis longtemps la conviction que le raisonnement en termes de foyer conjugal ou d’une autre nature, ascendants/descendants, frères et sœurs, toutes personnes qui vivent sous le même toit, est un raisonnement qui est essentiellement destiné à faire des économies ou à faire faires des économies aux bailleurs de fonds, à partir de l’idée qu’une solidarité plus ou moins contrainte ou supposée, on ne sait pas très bien, peut ou doit s’exercer entre des gens qui habitent sous le même toit et font bouillir la marmite ensemble. Je crois que ceci prend de travers la question très ancienne, même dans un ménage, des formes d’oppression qui peuvent exister entre l’élément masculin et l’élément féminin, ou entre l’élément dominant qui a gagné sa vie et l’élément qui n’a pas vécu la même chose. Je pense que cela crée des solidarités qui pourraient être spontanément exercées mais qui sont imposées, ce qui peut conduire à des allergies. Quand celles-ci se transforment en conflit, cela finit par pénaliser l’un des protagonistes, en général le plus faible. Ce que je crois aussi, c’est qu’il peut y avoir de vraies solidarités sans que la mise en commun forcée de ressources, surtout rares, apparaisse comme une solution légitime.
Je suis depuis longtemps partisan du raisonnement du père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart-Monde. Il avait sur cette vision familialiste, ou « foyeriste », une représentation qui faisait place à la liberté de chacun. L’individualisation de la prestation ne lui paraissait pas comme quelque chose de scandaleux, mais plutôt comme souhaitable. La raison pour laquelle je crois aussi que c’est souhaitable, c’est parce qu’il n’est pas évident que partager la précarité, partager le contingentement des ressources spatiales, alimentaires ou de loisirs soit plus facile à deux avec des ressources amputées que de ne pas les partager. D’autres pensent autrement, mais cela ne consolidera pas la famille, cela risque au contraire de créer des allergies, des affrontements et des souffrances.
T. : Quelles étaient vos possibilités d’action sur ces questions quand vous présidiez la Commission centrale d’aide sociale ?
J.-M. B. : J’ai eu à traiter d’innombrables situations extrêmement douloureuses, humainement très compliquées, juridiquement tordues. Mais la question du recouvrement de prestations indues, liées au fait que des gens n’auraient dû percevoir qu’une prestation pour un foyer alors qu’en réalité ils en avaient perçu deux parce qu’ils avaient organisé leur vie autour d’un foyer innommé ou non avoué, cela ne m’est pas arrivé très souvent.
Dans les rares cas où cela s’est présenté j’ai eu tendance à dire que la malveillance du voisinage ou le qu’en dira-t-on ne pouvaient pas suffire à caractériser une situation et à justifier que l’on applique aux intéressés le mécanisme d’écrêtement lié à une vie domestique partagée. Mais plus profondément, je m’interroge sur la question de savoir si le barème, tel qu’il est appliqué notamment pour le RSA, ce n’est pas la même chose pour l’AAH, si ce barème, tant pour la première bouche à nourrir, tant pour la deuxième, tant pour chacun des enfants à suivre, correspond véritablement à une économie d’échelle. Qu’est-ce qui permet d’écraser comme ça l’est fait par les barèmes l’évaluation de ce que coûte de vivre ensemble ? Il y a un vrai problème sur le raisonnement relatif aux coûts comparés d’une vie solitaire et d’une vie partagée.
T. : Comprenez-vous les crispations parlementaires sur ce sujet ?
J.-M. B. : On est confrontés aujourd’hui à des crispations de toutes natures. Il y a les gens qui imaginent mal qu’on puisse faire demain autrement qu’on a fait hier et que les raisons qu’on avait ne soient plus les bonnes ou qu’on se soit trompés. Il y a curieusement des gens qui estiment que rien de ce qui s’est fait ne vaut plus, qu’il faut réinventer même le passé, ce qui ne les empêche pas d’être raisonnablement réactionnaires. Ils utilisent des raisonnements contemporains qui reproduisent ceux du passé, ou réinventent en pire ceux du passé, car la haine, il n’y a pas loin de cela, la haine des dominants, et même des tirés d’affaire, pour les précaires fait appel à des ressources inépuisables d’imagination.