Toujours plus visible, le réchauffement a et aura toujours plus d’effets majeurs sur la santé mondiale. Y compris en matière de lutte contre le VIH/sida, menacée sur plusieurs fronts. Face aux premiers signaux d’alerte, une prise de conscience semble sur le point d’émerger.
Aujourd’hui, le doute n’est plus de mise quant aux effets dévastateurs que le réchauffement aura sur la santé mondiale. Longtemps peu portées sur les questions environnementales, les autorités sanitaires internationales ont enfin pris la mesure du problème, un tournant pris lors de la COP21, en décembre 2015 à Paris. Publiés peu avant la COP26, qui s’achève vendredi 12 novembre à Glasgow, deux rapports, l’un de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’autre de la commission d’experts « Lancet Countdown on Health and Climate Change », lancent l’alerte sur les nombreuses menaces climatiques pesant sur la santé.
Parmi elles, les vagues de chaleur, les sécheresses, les inondations et les cyclones sont voués à devenir plus fréquents, mettant des centaines de millions de personnes en danger, et les systèmes de santé à très rude épreuve. Ces évènements climatiques compromettront aussi la production agricole, accroissant les problèmes de malnutrition. Le réchauffement devrait favoriser les maladies liées à l’eau et à l’alimentation, ainsi que celles de nature vectorielle : depuis 1950, l’aire de répartition des moustiques vecteurs du paludisme s’est accrue de 10 %.
A quoi s’ajoute la pollution atmosphérique, sujet étroitement lié au changement climatique et qui tue déjà 4,2 millions de personnes chaque année. Sans oublier de nombreux effets indirects, tels que les conflits armés (inter- ou intra-Etat), liés à l’épuisement de ressources naturelles, dont l’eau. Ces crises environnementales, alimentaires, politiques et sécuritaires devraient multiplier les migrations, source de précarité économique (donc sanitaire), et qui renforceront à leur tour les instabilités sociales. D’ici à 2050, 216 millions de personnes, chassées par le réchauffement, auront migré au sein de leur propre pays, estimait la Banque mondiale en septembre.
Qu’en est-il de l’impact sur l’infection par le VIH ? Pour Gary Jones, conseiller humanitaire senior à l’Onusida, « le changement climatique sera très probablement un sujet très important à prendre en compte dans la lutte contre le VIH ». D’autant que les pays les plus affectés par le VIH/sida sont aussi, du fait de leur faiblesse économique, les plus fragiles face au réchauffement. Abritant 67 % des personnes vivant avec le VIH à travers le monde, l’Afrique subsaharienne compte 12 pays parmi les 15 les plus vulnérables au risque climatique, selon le World Risk Report 2021. Elle n’est pas la seule : à moindre échelle, l’Asie du sud-est, les Caraïbes (en particulier Haïti) et la zone Pacifique sud (notamment la Papouasie-Nouvelle-Guinée) conjuguent aussi forte dynamique de VIH et vulnérabilité climatique élevée.
VIH et climat : des liens nombreux et complexes
Les travaux scientifiques décrivant les liens entre réchauffement et VIH sont pourtant rares. Parmi les quelques études menées à ce sujet, celle publiée en mai 2014 par des chercheurs américains est éloquente. Analysant plus de 200.000 personnes vivant dans 19 pays, elle révèle que l’exposition récente à la sécheresse accroît de 11 % le taux d’infection par le VIH dans les zones rurales. En cause, une baisse des revenus, qui contraindrait les personnes à abandonner leur couverture maladie, voire à se livrer au travail du sexe pour survivre. Chez les jeunes femmes, une autre étude américaine, publiée en janvier 2019, suggère même un risque d’infection accru de 80 % en période de sécheresse au Lesotho.
Le lien entre sécheresses et risque d’infection par le VIH, via les migrations et la précarité économique, ne sera pas le seul en cause. Dans un rapport publié en 2008, travail le plus volumineux mené à ce jour sur le VIH et le climat, l’Onusida et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) ont forgé un nouveau concept, le HIV and Climate Change Complex (HACC). Outre l’accès à l’alimentation, première source d’inquiétude pour les auteurs du rapport, ceux-ci évoquent l’importance de la nutrition sur l’immunité : un individu mal nourri a plus de risques d’être infecté en cas d’exposition au VIH. S’il vit déjà avec le virus, sa progression vers le stade sida sera plus rapide. En raison de la hausse thermique, plusieurs maladies sévissant dans les pays à forte prévalence pourraient connaître une recrudescence, dont le paludisme, mais aussi des infections opportunistes telles que la toxoplasmose et la pneumocystose.
Les catastrophes climatiques pourraient aussi multiplier les ruptures d’approvisionnement en médicaments (dont les antirétroviraux), et compliquer la prévention et le dépistage. L’Onusida et le PNUE s’inquiètent par ailleurs quant aux financements consacrés à la lutte contre le sida : les pays de faibles ressources devront investir plus largement dans l’adaptation au réchauffement, au risque de puiser dans des fonds jusqu’alors alloués à la santé. Idem au niveau international, où les pays donateurs du Nord pourraient en partie se détourner de la lutte contre le sida, pour répondre aux besoins climatiques des pays du Sud.
Le HACC, concept resté sans lendemain
Or malgré l’ampleur de la menace, ni les 82 pages du rapport de l’OMS, ni les 44 rédigées par le Lancet Countdown, ne font une seule fois mention au VIH. Le terme « HACC » n’est jamais sorti du rapport Onusida/PNUE de 2008, lui-même demeuré sans écho. Dans ses conclusions, ce document appelait pourtant à une meilleure interaction entre la communauté agissant pour le climat et celle œuvrant pour la justice sociale – dont la lutte contre le VIH.
Treize ans plus tard, le verdict est sans appel : ce rapprochement « n’a jamais eu lieu », déplore Gary Jones, ardent militant de la prise en compte du risque climatique. Nombreux sont ceux qui « considèrent qu’il s’agit d’un autre problème, de quelque chose qui ne nous concerne pas. De nombreux politiques sont aveugles à ce sujet », ajoute-t-il. Et ce malgré les signaux d’alerte : en Afrique sahélienne, l’assèchement du lac Tchad et la désertification, voire la menace de Boko Haram plus indirectement liée au réchauffement, ne seront pas sans impact sur le VIH.
Qu’en est-il de la communauté VIH, de ses militants associatifs, ses médecins et ses décideurs politiques ? A-t-elle pris conscience du risque climatique ? Pour Gary Jones, « pas vraiment, mais elle y arrive peu à peu, parce que le changement climatique devient omniprésent dans les médias, sur les réseaux sociaux ». Selon Harley Feldbaum, directeur de la stratégie et des politiques générales au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, le problème ne se restreint évidemment pas à la communauté du VIH : « l’humanité a vécu les 10.000 dernières années dans une période de stabilité climatique. Je doute que quiconque soit réellement conscient ou préparé à toutes les perturbations qu’entraînera le changement climatique ».
Pointée en 2008 par l’Onusida et l’UNEP, la faiblesse des interactions entre les mouvements sida et climat peut s’expliquer par la différence de leurs origines, mais aussi par une tendance généralisée à traiter les problèmes en silo. Dans la lutte contre le sida, ce cloisonnement, dénommé « exceptionnalisme », est d’ailleurs l’une des raisons des progrès effectués depuis la fin des années 1990. Des succès en grande partie liés au Fonds mondial, dont l’appui financier a permis de fournir un traitement anti-VIH à 21,9 millions de personnes en 2020, et a sauvé 44 millions de vies depuis sa création en 2001.
Le climat, menace intégrée par le Fonds mondial
Symbole d’une approche « verticale », le Fonds a peu à peu évolué vers une approche plus horizontale, participant de manière toujours plus marquée au renforcement des systèmes de santé. Comme d’autres acteurs de la santé mondiale, il a dû prendre à bras le corps la lutte contre le Covid-19, qui menaçait celle contre le sida. Le réchauffement climatique constitue-t-il la prochaine frontière pour le Fonds ? Si celui-ci demeure résolu à remplir ses missions originelles, le changement climatique y suscite une préoccupation croissante. « Nous nous sentons extrêmement concernés par l’impact du changement climatique sur la santé, et pleinement engagés à faire notre part », déclare Harley Feldbaum.
Pour le Fonds mondial, les signes du réchauffement climatique sont déjà manifestes. L’organisme a ainsi dû intervenir en urgence suite au cyclone Idai, en mars 2019, débloquant 6,6 M$ pour le Mozambique et 2,8 M$ pour le Zimbabwe pour leur offrir médicaments et outils de prévention contre le paludisme, qui menaçait de s’étendre suite à la catastrophe. Fait évocateur, la future stratégie du Fonds mondial (2023-2028), ainsi que celle de l’Onusida publiée en mars pour la période 2021-2026, mentionnera pour la première fois le réchauffement. Pour Harley Feldbaum, il s’agit de « l’intégrer à l’ensemble des activités que nous menons déjà », aussi bien dans la lutte contre les trois grandes maladies que pour le renforcement des systèmes de santé.
Lors de la consultation menée en vue de la stratégie, qui sera publiée en fin d’année, plusieurs parties prenantes ont pointé l’impact du réchauffement sur la lutte contre les trois maladies ciblées par le Fonds mondial. Selon l’un des contributeurs, l’organisation genevoise « devrait échanger et coordonner son action avec les acteurs du climat, de l’eau et de l’égalité des genres, afin de maximiser les synergies au niveau mondial comme au niveau national. Le changement climatique pourrait compromettre tous les succès en matière de lutte contre les trois maladies. La nouvelle stratégie devra intégrer le lien entre le contrôle des maladies infectieuses et la lutte contre le réchauffement, en matière d’atténuation comme d’adaptation ».
Du côté de l’atténuation, à savoir la réduction des émissions, le Fonds mondial dit être vigilant à son empreinte carbone, souhaitant par exemple conserver l’habitude des téléconférences, prise avec le Covid-19, lorsqu’un déplacement en avion n’est pas nécessaire. Certaines heures de vols seront difficilement remplaçables : selon Harley Feldbaum, il est crucial de « rester proches de nos pays partenaires ». Quant à l’adaptation des actions du Fonds au changement climatique, il affiche son intérêt pour une expertise climatique, notamment via des collaborations, « un sujet que nous commençons juste à aborder », avance-t-il.
Décloisonner les luttes
Un frémissement semble aussi en cours du côté des associations. Pour Fanny Voitzwinkler, conseillère stratégie de l’ONG Action santé mondiale, « on a désormais bien compris qu’on ne peut plus isoler les maladies, qu’on est plus fort en travaillant ensemble. Il faut continuer à avoir une approche spécifique, mais il faut aussi que les gens soient formés à une approche plus transdisciplinaire. Or les mécanismes de financement ne l’encouragent pas, c’est la faiblesse de beaucoup d’initiatives. Il faut trouver les moyens de mettre en œuvre ce décloisonnement », explique-t-elle. Action santé mondiale, qui travaille à sa stratégie pour la période 2022-2027, prévoit d’y mettre l’accent sur le changement climatique et le numérique.
Selon Harley Feldbaum, « le changement climatique est un sujet qui n’est pas sans rappeler celui du VIH, de la tuberculose et du paludisme, ou même de la lutte contre le Covid-19. Il y a beaucoup de choses à faire en tant qu’individu, mais ce ne sera pas assez : la solidarité internationale et la coopération seront nécessaires. En la matière, la communauté du VIH constitue l’un des meilleurs exemples de plaidoyer efficace et passionné, et elle a permis de faire bouger les lignes. En cela, elle peut servir de modèle à la communauté du climat ».