Pour Françoise Barré-Sinoussi, la prix Nobel de médecine en 2008, la nécessaire mobilisation contre le coronavirus ne doit pas faire « reculer le combat contre les autres grandes pandémies, toujours très meurtrières »
Les trois derniers mois ont été intenses pour Françoise Barré-Sinoussi, la présidente de Sidaction. Le 24 mars, l’Elysée l’a nommée à la tête du Comité analyse recherche et expertise, une instance de 12 chercheurs chargée de conseiller l’exécutif sur les recherches sur les tests, traitements, pistes vaccinales et technologies de l’intelligence artificielle rapidement applicables au Covid-19. Pendant ces trois mois, la Prix Nobel de médecine s’est donc un peu écartée du VIH pour se consacrer pleinement au combat contre ce nouveau virus. Juste avant sa nomination, Françoise Barré-Sinoussi a néanmoins pris le temps de répondre aux questions de Transversal sur les grands enjeux de la lutte contre le sida, une lutte dont l’importance n’a évidemment pas été escamotée par l’épidémie de SARS-CoV-2.
Transversal : Depuis janvier, le monde entier est mobilisé contre la Covid-19. Des moyens considérables ont été mobilisés contre ce virus. Ne craignez-vous pas qu’à terme ces menaces de nouveaux agents infectieux ne fassent pas passer second plan la lutte contre le VIH ?
Françoise Barré Sinoussi : Cette mobilisation contre la Covid-19 est nécessaire mais il ne faut pas que cela fasse reculer le combat contre les autres grandes pandémies toujours très meurtrières. La lutte contre le VIH reste plus que jamais prioritaire, tout comme celle contre le paludisme ou la tuberculose. Se battre contre le sida, c’est aussi se battre pour améliorer les systèmes de santé et d’accès aux soins dans un grand nombre de pays. C’est un progrès dans la lutte contre toutes les pandémies, y compris celles liées à des virus émergents.
Quel regard portez sur la situation actuelle de l’épidémie de VIH/sida ? N’assiste-on pas, au moins dans les pays riches, à une certaine forme de démobilisation autour du sida avec une banalisation de l’infection?
Il y a effectivement un phénomène de banalisation dans les pays présentés comme riches et industrialisés. C’est notamment lié, à mon sens, à un problème d’information, notamment chez les jeunes. Il m’arrive d’en rencontrer qui me disent qu’être infecté par le VIH n’est finalement pas si grave. Et que s’ils devaient être touchés par une infection chronique, ils préféreraient autant que ce soit par le VIH plutôt que par le diabète par exemple. Cela doit vraiment nous conduire à réfléchir à l’information que reçoivent aujourd’hui les jeunes sur le VIH/sida.
Comment expliquer ce problème de l’information chez les jeunes ?
Quand on parle avec eux, beaucoup disent qu’il n’y a plus beaucoup d’information transmises à l’école. C’est vrai que lorsqu’on parle de santé sexuelle à l’école, on passe visiblement assez vite sur le VIH/sida, ou alors on en parle sans que les informations soient toujours actualisées.
N’y a-t-il pas une certaine difficulté à communiquer aujourd’hui sur le VIH ? On sait que, bien traitée, une personne infectée par le VIH peut vivre et travailler comme n’importe quelle autre. C’est bien sûr une bonne nouvelle, mais cela favorise-t-il pas la banalisation d’un virus qui ne fait plus peur…
Je crois que le plus important est de dire la vérité. Oui, aujourd’hui, les traitements sont efficaces et les personnes qui les prennent avec régularité vont bien dans la très grande majorité des cas. Ces personnes ont une espérance de vie semblable à celle d’une personne non infectée. Ajoutons qu’une personne sous traitement ne transmet plus le VIH, puisque c’est une autre réalité encore trop largement méconnue dans une partie du public. Dire que la très majorité des personnes sous traitement vont bien, cela ne doit cependant pas être un facteur de démobilisation. Cela doit être, au contraire, un message très fort pour inviter les personnes à aller se faire dépister. Car c’est en étant pris en charge très tôt qu’on a toutes les chances d’aller bien. Ceci étant, dire la vérité c’est aussi reconnaître que l’on ne guérit pas de l’infection à VIH et que chez 5 % à 10 % des patients sous traitement, il est possible de voir apparaître un certain nombre de comorbidités. Il peut s’agir du diabète dont on parlait plus haut, mais aussi des troubles métaboliques, des maladies cardiovasculaires, des cancers ou des troubles neurologiques.
Venons-en aux traitements. Quels sont les grands enjeux actuels dans ce domaine ? Quels progrès supplémentaires peut-on espérer ?
L’allègement thérapeutique est un enjeu important. Le fait de prendre un ou deux comprimés par jour au lieu de trois par exemple est déjà un progrès considérable pour beaucoup de patients. Une autre piste importante est celle des traitements à effet retard. Grâce à une injection, la pose d’implants ou de patchs, ces formulations pourraient permettre de traiter – voir de prévenir l’infection – les personnes qui vivent avec le VIH pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Pour l’instant, la plupart de ces traitements à effet retard sont encore à l’étude mais c’est une piste vraiment intéressante. Enfin, il y a l’espoir de la guérison ou, à moins long terme, d’une rémission durable. L’idée est que des patients ne prennent plus leur traitement que sur une durée limitée et continuent à contrôler leur virus. Là aussi, ce serait un progrès majeur pour toutes les personnes qui vivent la prise d’un traitement quotidien à la fois comme une contrainte et comme une forme de discrimination. Cette piste de la rémission durable est aujourd’hui une vraie priorité portée par de la recherche au niveau mondial.
Depuis quelques années, on voit se développer des résistances aux antirétroviraux. Cela est-il inquiétant ?
On constate effectivement des phénomènes de résistances dans certains pays d’Afrique ou d’Asie. Ces phénomènes peuvent se manifester chez des personnes nouvellement dépistées dont la souche du virus est résistante à la première ligne de traitements contre le VIH. Cela signifie que ces personnes ont été infectées par des personnes déjà porteuses de ce virus résistant. C’est un constat préoccupant : il ne faudrait pas voir émerger un phénomène similaire à la tuberculose, à savoir la circulation de souches multi-résistantes aux traitements.
Vous évoquiez tout à l’heure le fait qu’une personne sous traitement ne transmet plus le virus. Cette stratégie de lutte contre le VIH/Sida, stratégie que l’on désigne sous le terme de TasP (Treatment as Prevention), vise à faire du traitement une arme de prévention. Pendant plusieurs années, dans les grandes conférences internationales sur le VIH/sida, l’optimisme était de mise : si on parvenait à mettre sous traitement toutes les personnes infectées dans le monde, on pourrait ainsi déboucher sur une éradication de l’épidémie. Pourtant, on vous a toujours sentie un peu réservée face à ce terme d’éradication…
Il faut bien sûr continuer à aller vers cet objectif d’un accès universel aux traitements. Certes, ces dernières années, des progrès absolument majeurs ont eu lieu dans ce domaine. Mais il reste encore près de 30% des personnes vivant avec le VIH dans le monde toujours sans traitement. Si on parvenait à aller plus loin, on pourrait aller non pas vers l’éradication de l’épidémie, qui nécessitera le développement d’un vaccin efficace, mais vers son contrôle durable. Ce serait déjà une avancée considérable.
Comment y parvenir ? En augmentant encore davantage les crédits alloués à la lutte contre le VIH ?
La question financière est majeure et il faut continuer à mobiliser toutes les ressources nécessaires. Mais l’argent n’est pas tout. L’enjeu est aussi d’améliorer l’accès au dépistage, à la prévention et aux soins, en renforçant l’organisation des systèmes de santé et les ressources humaines en santé dans de nombreux pays. Cela passe par la mobilisation et l’implication des milieux communautaires, y compris dans les zones rurales très reculées et peu accessibles aux médecins ou autres professionnels de santé.
On sait que vous êtes très sensible aux enjeux de lutte contre le VIH chez les femmes, qui sont souvent, notamment en Afrique, dans une situation de forte vulnérabilité face à l’infection. Comment leur permettre d’avoir une plus grande autonomie dans la gestion de la prévention ?
Je pense que la PrEP (1) peut constituer une bonne solution pour un certain nombre d’adolescentes ou de jeunes femmes, notamment en Afrique. Aujourd’hui, un certain nombre d’entre elles n’arrivent pas à utiliser cet outil de prévention dans de bonnes conditions. Si on peut développer la Prep sous forme d’implants ou de patchs, par exemple, cela serait probablement un outil bien mieux adapté à la prévention pour les adolescentes ou les jeunes femmes. Par ailleurs, il faudrait arriver à élargir l’accès à la PrEP dans certains pays, notamment en Afrique du sud où les femmes sont particulièrement touchées par l’infection.
Quelles doivent être les priorités pour Sidaction dans les années à venir ?
Sidaction est la seule organisation qui assure à la fois un soutien à la recherche, au milieu associatif et aux pays à faibles ressources. En conclusion, je pense que la priorité aujourd’hui est de renforcer les liens entre ces trois actions tout aussi essentielles les unes que les autres.
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(1) La Prep ou « prophylaxie pré-exposition » consiste, pour une personne séronégative, à prendre un traitement contre le VIH avant et après un rapport non protégé pour limiter le risque d’infection.