Quelle est la particularité des liens unissant patients et recherche biomédicale dans le domaine du VIH ? Comment ont-ils évolué depuis l’apparition de l’épidémie en France ? Retour sur une histoire singulière.
C’est une marque de fabrique de la communauté VIH : les patients – du moins ceux œuvrant au sein d’associations de lutte contre le VIH – ne sont pas des patients classiques, tenus à l’écart de la recherche thérapeutique. Dès le début de l’épidémie, ils ont noué des liens particuliers avec les chercheurs, les agences de santé et les pouvoirs publics, afin de participer eux-mêmes à l’avancée de leur prise en charge médicale. « Cette intervention de patients militants dans la recherche est unique. Elle fait des associations de PVVIH des ovnis dans le paysage de la recherche biomédicale, toutes maladies confondues », souligne Bruno Spire, médecin, chercheur à l’Inserm, et ex-président de l’association Aides.
Tout commence avec l’apparition du VIH, au début des années 1980 : « Nous étions alors dans un contexte d’extrême urgence médicale, face à une maladie que les chercheurs ne comprenaient pas, pour laquelle il n’existait pas de traitement efficace. Cette impuissance des scientifiques a ouvert la voie à une mobilisation inédite des patients, d’une ampleur exceptionnelle », se souvient Jean-Pierre Fournier, coordinateur du collectif interassociatif Traitements et recherche thérapeutique (TRT-5). Estimant que la recherche n’agissait pas toujours dans leur intérêt, les PVVIH militantes ont en effet manifesté leur volonté d’occuper une place décisive dans les instances développant les traitements les concernant.
L’objectif de cette « intrusion de profanes [Ndlr : par opposition aux experts] dans la production d’innovations médicales »– comme l’a qualifiée la sociologique Janine Barbot (Institut francilien recherche, innovation, société, Ifris) – était simple : accélérer la recherche pour arriver à des traitements efficaces pour tous, le plus vite possible. Pour y parvenir, les PVVIH s’approprièrent le savoir biomédical d’alors et entamèrent un ensemble d’interventions pour faire pression sur la recherche et les autorités sanitaires, afin d’infléchir les règles d’expérimentation scientifiques et les procédures de mise sur le marché des médicaments. Ainsi naquit « l’activisme thérapeutique ».
L’activisme thérapeutique
L’ANRS resta longtemps une forteresse scientifique, où les activistes furent de simples observateurs acceptés’autour de la table’, sans cependant réelle capacité d’intervention concernant le choix des études
Cette entrée inédite de patients dans le domaine jusque-là cloisonné de la recherche ne se fit pas sans heurts. « Pendant une dizaine d’années, on est resté dans un rapport de force avec les chercheurs. Notamment, nous avions des rapports parfois tendus avec le directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) de l’époque, Jean-Paul Lévy (1988-1998), qui jugeait être le seul à savoir ce qui était bon pour nous », relate Bruno Spire. Résultat : si le TRT-5 acquit à cette époque la possibilité de relire les feuilles de consentement données aux patients participant aux essais cliniques alors que l’Action coordonnée AC5 d’évaluation des tests cliniques accueillait deux associatifs, « l’ANRS resta longtemps une forteresse scientifique, où les activistes furent de simples observateurs acceptés ‘autour de la table’, sans cependant réelle capacité d’intervention concernant le choix des études ou leur design », souligne le sociologue Sébastien Dalgalarrondo, spécialiste des interactions patients/recherche dans le sida.
Puis la trithérapie arriva en 1996 – seconde phase importante de l’histoire des liens PVVIH/recherche. En faisant passer le sida de condamnation à mort à maladie chronique avec laquelle on peut vivre, cette avancée induit une démobilisation importante des associatifs : « Beaucoup, qui n’avaient jusque-là pas de perspectives à long terme, purent à nouveau faire des projets personnels et décrochèrent du milieu associatif », explique Jean-Pierre Fournier du TRT-5. L’accumulation des connaissances sur la maladie, les traitements, et les stratégies de prévention (PrEP, TasP) entraîna en outre une explosion du volume d’informations à traiter et une complexification de ces informations. Ce qui rendit plus difficile son appropriation par les « profanes » et contribua, ainsi, à redonner encore plus aux experts le pouvoir qu’ils avaient perdu au début de l’épidémie.
Paradoxalement, l’arrivée de la trithérapie aida aussi au rapprochement des deux parties, en faisant évoluer leurs rapports des débuts, marqués par la confrontation, vers une réelle écoute des PVVIH militantes. Et pour cause : « La trithérapie a induit une multiplication des essais de stratégie thérapeutique et, par-là, a augmenté la nécessité pour les chercheurs d’avoir les avis des associatifs et leur savoir-faire éthique pour rédiger les notices de consentement », précise Bruno Spire.
Démobilisation et renouveau
Certaines collaborations entre associatifs et chercheurs ont mené à des études désormais devenues références
Certaines collaborations entre associatifs et chercheurs ont mené à des études désormais devenues références
Mais ce n’est qu’à partir du milieu des années 2005 que l’implication des PVVIH associatives dans la recherche atteignit son apogée : « Lors de cette troisième grande phase de l’histoire des liens PVVIH/recherche, des associatifs sans formation scientifique ont commencé à s’impliquer directement dans la recherche sur le VIH, en trouvant des financements pour mener leurs propres projets de recherche, et en collaborant avec des équipes de recherches académiques », indique Bruno Spire. Certaines collaborations ont mené à des études désormais devenues références. « Comme l’étude Ipergay, publiée en décembre 2015, qui a montré l’intérêt d’utiliser le Truvada® (comprimé combinant deux antirétroviraux) pour prévenir une infection lors de rapports sexuels non-protégés. Ces travaux ont été menés sous l’impulsion de militants d’Aides, qui ont recruté et accompagné eux-mêmes les volontaires inclus dans cet essai. »
Aujourd’hui, outre cette implication nouvelle dans la recherche, les associatifs continuent à être régulièrement consultés par l’ANRS et le Conseil National du Sida, notamment lors de l’actualisation du rapport d’experts listant les directives pour la prise en charge médicale des PVVIH. « C’est grâce aux indications données par les PVVIH sur leur quotidien que ce rapport traite désormais non seulement de la prise en charge médicale, mais aussi d’aspects sociaux et psychologiques », souligne le professeur bordelais Philippe Morlat, directeur du groupe d’experts.
Les associatifs continuent par ailleurs à exercer une certaine pression sur la recherche et les pouvoirs publics, concernant aussi bien la sécurité du médicament que l’optimisation des traitements existants, la réduction de leur coût, les recherches vaccinales, la prévention, ou encore l’optimisation des parcours de soins. « Quel que soit notre interlocuteur, nous avons une approche la plus pragmatique possible de toutes ces questions, avec un seul credo : la défense de l’intérêt (éthique, thérapeutique…) des PVVIH »,assure Jean-Pierre Fournier. À ce titre, nous discutons avec tous les acteurs publics ou privés impliqués dans la lutte contre le sida, et cherchons en permanence à utiliser les moyens les plus efficaces pour faire avancer les dossiers selon une stratégie établie collégialement au sein du TRT-5. »
Si les liens particuliers entre patients et chercheurs ont bien évolué depuis le début de l’épidémie de VIH en France, ils continuent ainsi à faire la force de la lutte contre le sida.