« Au cours de sa vie, une femme sur trois a été ou sera victime de violence physique ou sexuelle et une femme sur cinq victime de viol », tel est le constat glaçant que faisait en 2014 l’OMS. En France comme dans le reste du monde, la situation est préoccupante. Particulièrement en Guyane française, où les violences basées sur le genre sont très fréquentes.
La situation de la Guyane est, à beaucoup de points de vue, particulière par rapport à la métropole. Endémique, le taux de pauvreté y touche plus de la moitié de la population contre 14,5 % en métropole. 23 % vivent même avec un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté local qui est de 550 euros par mois [ii]. De nombreux facteurs expliquent cette situation. En premier lieu un taux de chômage structurellement élevé (37 % de la population) qui s’abat plus particulièrement sur les jeunes adultes et les personnes nées à l’étranger, qui sont bien plus nombreux qu’en métropole.
« La moitié des Guyanaises ont moins de 25 ans, 57 % n’ont aucun diplôme. Une jeune femme de 17 ans sur 10 y est mère. La proportion de familles monoparentales est quatre fois plus élevée qu’en métropole », nous explique Amandine Marchand, directrice des programmes de l’arbre fromager, une association fondée en 2003 qui écoute, accompagne et soutient les femmes qui sollicitent de l’aide quelles que soient les difficultés qu’elles rencontrent (violence, santé, intégration, hébergement, insertion professionnelle et parentalité).
Toute une échelle de violences sexuelles avant le viol
Bien-sûr la pauvreté n’explique pas tout et les violences basées sur le genre (VBG) se perpétuent dans tous les milieux socio-culturels. Celles-ci se retrouvent néanmoins plus souvent dans les quartiers les plus précaires. Notamment si l’on prend l’exemple des pressions administratives que subissent beaucoup de femmes migrantes : « Des hommes ayant la nationalité française mariés ou pacsés avec une ressortissante étrangère ne font pas toujours les démarches pour régulariser leur situation ce qui fait que leurs compagnes craignent d’être renvoyées dans leur pays si elles portent plainte », nous confie Amandine.
Une autre catégorie de violence très pernicieuse, que l’on retrouve souvent en Guyane : l’échange de faveurs sexuelles contre un repas ou un hébergement. « Ce n’est pas rare ici. Avec ces femmes, nous avons tout un travail d’identification de la violence à faire car très souvent elles ne voient pas les choses ainsi. » C’est d’ailleurs une des grosses difficultés que rencontre l’association. Les violences sont tellement banalisées qu’elles sont tues et intériorisées. Ainsi, sur les 700 femmes que l’association accompagne, 300 confient les subir de la part de leur conjoint ou, plus généralement, de leur famille.
« Ces victimes n’ont pas de profil spécifique selon Amandine. Elles ont en commun d’être des femmes et d’avoir déjà été témoins ou sujets de ces violences lorsqu’elles étaient enfants. » C’est d’ailleurs sur la base de ce qu’elles ont subi ou vu leur mère subir quand elles étaient jeunes qu’elles adaptent leur degré d’acceptation de la violence.
Travailler auprès des enfants et des adolescents pour prévenir les violences
Conscient de ce phénomène, l’arbre fromager a lancé en 2020 un programme spécifique aux enfants co-victimes. En accueillant des femmes avec enfants, l’équipe s’est en effet rendu compte que beaucoup de ces derniers présentaient des troubles du comportement inquiétants. « L’idée a alors été pour nous de travailler sur la relation mère-enfant en reconnaissant les deux comme des victimes et en impliquant l’enfant afin de lui apprendre à refaire confiance en l’adulte. »
Sollicitée pour proposer un programme de santé sexuelle et reproductive auprès des 15-25 ans, l’association s’est aussi récemment rendu compte de la nécessité de faire de la prévention auprès des adolescents. « Nous avons été catastrophées de voir le niveau de violence qui existe déjà dans leur vie. Dans un collège où nous sommes intervenues, des adolescentes nous ont confié que des hommes plus âgés les sollicitaient à la sortie de l’école pour avoir des relations sexuelles avec elles. Nous avons aussi été frappées par l’ampleur du problème de la cyber-violence. 80 % des jeunes avec lesquels nous avons discuté ont reçus des images pornos empreintes de brutalités qu’ils n’avaient pas sollicitées via les réseaux sociaux », nous confie Amandine.
Forte aujourd’hui de 15 salariés aidés de 12 bénévoles, l’association accueille 1300 femmes par an et assure un accompagnement individuel à 700 d’entre elles, parmi lesquels une quarantaine au moins vivent avec le VIH [iii]. « Nous avons des médiateurs, des éducateurs, des assistantes sociales, des psychologues qui parlent la plupart des langues du fleuve en plus du français, de l’anglais de l’espagnol et du portugais », nous annonce fièrement Amandine.
L’arbre fromager se veut un point d’ancrage et se fonde sur le principe des drop in centers anglo-saxons où les personnes peuvent venir selon leurs besoins et leur rythme. Les femmes y trouvent un centre d’information informel et chaleureux où elles peuvent passer quand elles le souhaitent sans rendez-vous pour prendre un café ou rencontrer, si elles en ressentent le besoin, un travailleur social ou un médiateur.
« L’idée pour nous est d’aider ces femmes à acquérir plus d’autonomie pour qu’elles puissent prendre leur vie en main. Certaines continueront de vivre ces situations de violence parce qu’elles estiment plus difficile de lâcher leur famille ou priver leur(s) enfant(s) de leur père. Même si elles décident de rester dans cet environnement, elles restent bienvenues dans l’association. Nous considérons que ce choix leur appartient et nous le respectons quoi qu’il arrive », tient à souligner Amandine.
Des solutions adaptées à toutes les situations
Pour celles qui souhaitent partir, l’association propose un dispositif d’hébergement qui se compose de trois étapes. La première consiste en une mise à l’abri d’urgence. La deuxième est un centre d’hébergement de stabilisation de 24 places et la troisième un appartement transitoire où les femmes peuvent rester 4 à 6 semaines avant de trouver une solution plus pérenne comme un logement social.
Parallèlement, l’équipe propose aux femmes des groupes de paroles et des ateliers, notamment un atelier psycho-corporel auquel tient beaucoup Amandine : « Nous aidons les femmes à faire le lien entre leur tête et leur corps. Nous nous sommes rendu compte que cela leur fait beaucoup de bien. Certaines femmes vivant avec le VIH ont notamment du mal à accepter les changements que les traitements peuvent induire sur leur corps. Nous les aidons à retrouver une meilleure image d’elles-mêmes, à se sentir mieux grâce à des ateliers bien-être et beauté. »
Pour prévenir le renouvellement du cycles des violences, l’arbre fromager intervient enfin dans des centres pénitenciers. Toutes les femmes que l’équipe a rencontrées en prison avaient été victimes de VBG. Certaines étaient passées ensuite de l’autre côté en les faisant subir à d’autres [iv]. Amandine se souvient notamment de femmes qui avaient tué leur compagnon. « C’était très intéressant de décortiquer avec elles les mécanismes par lesquels s’était opéré ce revirement, puis d’évaluer l’impact qu’avaient eu ces événements sur leur famille et leurs enfants. »
Intervenir à cette étape de leur vie est d’autant plus pertinent qu’elles ont alors du temps pour réfléchir. Beaucoup se demandent comment se passera leur sortie de prison, ce qu’elles doivent faire pour ne pas reproduire le même fonctionnement… « Nous leur donnons des armes pour être autonomes et ne pas se mettre en danger, ou du moins le moins possible, afin qu’elles puissent être mieux prendre leur vie en main », conclut Amandine.
[i] OMS, Rapport de la situation mondiale sur la prévention de la violence en 2014, cité par Violences basées sur le genre et VIH/Sida. Guide pratique à destination des acteur.rices de terrain, Sidaction, édition 2020.
[ii] Une pauvreté marquée dans les DOM, notamment en Guyane et à Mayotte par Ludovic Audoux, Claude Mallemanche, Pascal Prévot (mission appui DOM, Insee) INSEE Première n° 1804, paru le 01/07/2020 et Niveaux de vie et pauvreté en Guyane en 2017 : la moitié des guyanais vivent sous le seuil de pauvreté par B. Raimbaud, N. Kempf, L. Demougeot (Insee) INSEE Analyses Guyane n°46, paru le 01/07/2020.
[iii] L’équipe pense qu’ils ont un tiers de plus de femmes vivant avec le VIH qui n’ont pas partagé avec elles cette information lors de leur prise en charge.
[iv] La plupart ont été incarcérées pour avoir servie de mules à l’occasion de trafic de drogues.