Imaginé et conçu à la demande de l’association Sidaction, l’Artère est un lieu de mémoire et de connaissance du sida, un hommage à tous ceux qui ont lutté et qui luttent encore contre le virus. A l’occasion du 1er décembre, journée mondiale de lutte contre le VIH, Transversal célèbre les 15 ans de l’Artère en publiant un essai de Philippe Forest qui témoigne, encore aujourd’hui, de la force d’évocation puissante de l’oeuvre de Fabrice Hyber.
Paroi à même le sol, caverne déployée en plein air, plafond posé par terre, à la fois labyrinthe et marelle où se déploie une constellation lisible de faits et de signes, l’œuvre de Fabrice Hyber nous rappelle que si l’art suppose la confrontation avec l’impossible, il exige également que soit produite une représentation où toutes les dimensions de l’expérience humaine, sa part de désir et de deuil, soit convoquées.
1.
Posons l’hypothèse que chaque œuvre d’art pensée implique la récapitulation de toutes celles qui l’ont précédée. Qu’elle contient celles-ci à la manière d’une série de boîtes chinoises imbriquées les unes à l’intérieur des autres et dont la dernière, bien sûr, la plus petite, ne recèle plus rien sinon le vide, si l’on veut, d’un secret très certain. Ou bien qu’elle les superpose comme les strates d’un palimpseste médiéval dont seule la plus récente reste visible mais qui, en transparence, laisse lire toutes les autres et jusqu’à la plus lointaine, devenue pourtant presque aussi indéchiffrable qu’une stèle aux inscriptions effacées.
Il en va ainsi de l’œuvre de Fabrice Hyber, aussi. Sous la surface qu’elle étend à même le sol, sous son long ruban rouge dénoué, elle fait se déployer un volume imaginaire où se loge virtuellement toute la mémoire monumentale de ce qui était avant elle, avant nous. On se promène au-dessus d’une fresque qui rappelle toutes celles auxquelles, à travers le temps, les hommes ont confié l’empreinte de leurs croyances et de leurs angoisses. La caverne des origines (celle de Lascaux) rend à la lumière toute la faune primitive que la terre abritait. Le mur antique (que la cendre a recouvert à Pompéi) se couche sur lequel des mains anonymes ont laissé l’empreinte obscène et pathétique de quelques graffitis. Le plafond splendide (celui de la Sixtine) dont la foi a fait un ciel de substitution passe en dessous de nous et prend l’apparence d’un abîme au-dessus duquel on se tient soudain.
Le propos de l’art est toujours de mettre tout sens dessus dessous. J’entends cette dernière expression littéralement. L’Artère d’Hyber fait descendre sur terre tout un ciel où s’inscrit le spectacle de la vie pour en faire un jardin offert à la promenade des passants.
2.
On ne pense pas assez avec les pieds. Kierkegaard fait remarquer que l’individu se trouve constamment au large et que, même s’il n’en a pas conscience, il a 70 000 brasses d’eau sous lui : autrement dit, l’abysse qui engloutit tout. L’espace est plus profond encore. Il fait un vide innombrable sur lequel on se penche et où ce sont toutes les figures de la vie qui se tiennent et dont l’art fait apercevoir le scintillement différé et lointain.
La grande fresque que L’Artère de Fabrice Hyber allonge dans le parc de la Villette étend sous nos pieds comme un ciel renversé où l’on surplombe soudain toute une mythologie de constellations. Sans doute l’œuvre rappelle-t-elle ainsi au présent toute une mémoire de l’art monumental (des cavernes aux cathédrales) figurant dans l’espace le système du monde, ses signes et ses savoirs. Mais elle hérite surtout des grandes mosaïques dont la technique fut le fait des Romains et dont l’esprit attendit les Chrétiens pour naître vraiment.
C’est Malraux, du moins, qui l’explique dans sa Métamorphose des Dieux : « Lorsque les Romains avaient découvert dans cette technique une « peinture pour l’éternité, œuvre de l’homme que seul l’homme peut détruire », ils en avaient conclu qu’elle était inusable, et bien pratique pour marcher dessus. » Mais pour que l’art mosaïque existe, il fallait que le Panthéon ancien disparaisse et qu’une foi nouvelle rende possible l’invention d’un autre monde. « La mosaïque, continue Malraux, détruit l’espace que nous suggèrent nos sens. Pour lui en substituer un autre ? Pas tout à fait. Depuis Sainte-Marie-Majeure jusqu’aux derniers cycles de Byzance, elle suggère à l’occasion un relief, non un espace ; et, comme les sculpteurs de bas-reliefs, les mosaïstes ne tentent pas d’associer leurs figures à une profondeur, mais à un fond. La création de ce fond est le « contraire » de celle d’un espace : celle d’une unité qui ne peut exister que par l’art qui la crée. Il ne s’agit plus de suggérer un espace illusoire, mais d’imposer un spectacle surnaturel ; et nullement de créer un espace, mais un autre monde. »
3.
C’est cet « autre monde » que L’Artère d’Hyber fabrique de toutes pièces. En son sein, elle dispose toutes sortes de figures qui n’ont pas moins de sens que celles de l’art sacré d’autrefois et qui comme celles-ci disent le grand mouvement de la mort et de la vie. En ce sens, cette œuvre a valeur de gigantesque fresque que sa dimension épique (elle raconte un combat collectif) et tragique (elle rappelle une myriade de drames individuels) conduit à contempler comme une sorte de nouveau « Jugement dernier » disant l’agonie de l’humanité et aussi qu’il est quelque chose – on peut l’appeler : la vie – qui, cependant, lui survit.
Toutefois, les figures qu’elle emploie – et qui représentent des corps amoureux ou agonisants, des symboles de souffrance, des signes empruntés à la science – l’œuvre ne les soumet pas à l’économie d’un plan majuscule que viendrait régir et régler une croyance. On marche sur L’Artère comme l’on marcherait sur la marelle d’une cour d’école mais si l’enfer et le paradis sont bien là, ils ne se disposent pas aux deux bouts d’une échelle dont le jeu consisterait à la gravir une fois pour toutes. On avance en elle comme l’on avancerait dans un labyrinthe tracé sur le pavement d’une cathédrale mais l’itinéraire que l’on invente à mesure s’enroule interminablement sur lui-même sans prendre jamais la forme d’un chemin spirituel conduisant vers la garantie d’un salut.
Tout se trouve dispersé. Et si les figures dessinées s’arrangent localement les unes avec les autres, s’agglomèrent parfois, se répondent ainsi, et permettent alors qu’une signification très lisible se déploie sous nos yeux, cette signification reste indéfiniment ouverte. Pour cette raison, et comme l’a voulu son créateur, L’Artère constitue bien un anti-monument : non pas une stèle qui viendrait célébrer une histoire définitivement révolue et inviterait ainsi à laisser tourner la page sur elle, mais bien un lieu destiné à être perpétuellement parcouru dans toutes les directions à la fois de façon à ce qu’aucune histoire ne puisse jamais donner l’impression de s’y trouver totalement achevée.
Que Le Jardin des dessins compte très précisément 1 001 m2 dit assez qu’il fut le fait d’une sorte de Shéhérazade bien décidée à ce que le moment du dernier mot ne vienne jamais à la fin d’un récit continuellement reconduit de nuit en nuit.
4.
Il est un lieu commun qui gouverne notre conception de l’art à un point tel que nous oublions ce qu’une telle conception a d’historiquement daté et que toute création ne se réduit pas forcément à elle. Ce lieu commun veut que l’œuvre d’art, au fond, n’exprime qu’elle-même : qu’elle ne montre ni ne raconte rien mais manifeste essentiellement le mouvement suffisant dont elle naît. Au mieux, on concédera qu’elle témoigne d’un « irreprésentable » au sein duquel s’abolit tout le spectacle du monde et devant lequel la conscience elle-même s’éprouve dans le vertige de cet « impossible » – qui n’est rien d’autre que le nom nouveau dont nous avons affublé le vieux concept de « sublime ».
On comprend qu’une telle position esthétique – parce qu’elle divertit essentiellement l’art d’un monde que l’œuvre n’est plus supposée réfléchir – rend particulièrement problématique tout réalisme (fût-il « nouveau ») et rend également suspecte toute entreprise artistique qui ne se désintéresse pas avec désinvolture et arrogance de la situation très concrète où l’humanité se trouve malgré tout prise. Le sujet – celui du tableau, du poème – est ravalé au rang d’une anecdote très « dispensable » quand il n’est pas considéré comme l’anachronique survivance d’une esthétique ancienne dont l’artiste devrait désormais faire l’économie. Et, pour prendre l’exemple le plus attendu mais le moins irréfutable qui soit, certains iraient même jusqu’à dire qu’une œuvre comme le Guernica de Picasso ne vaut qu’accessoirement par la tragédie dont elle témoigne et essentiellement par le drame qu’elle figure et qui concerne moins les populations espagnoles massacrées par les forces fascistes que le combat souverain que l’artiste livre sur la toile avec le démon solitaire et suffisant de son propre génie.
Et, pour en revenir à ce qui nous importe ici, il faut mesurer à quel point va peu de soi au regard de la doxa esthétique dont nous sommes les contemporains le fait qu’une œuvre d’art d’aujourd’hui puisse produire une forme qui réfléchisse la grande tragédie concrète à laquelle les vivants sont livrés et qui, parmi toutes les formes majuscules qu’elle a prises, a, pour le nommer enfin, correspondu à l’expérience dévastatrice connue depuis quelques décennies sous le nom de SIDA.
5.
Si un artiste – comme ce fut le cas d’Hyber – entend recueillir dans son œuvre une expérience semblable – et cela signifie : la donner à voir, la figurer, en faire apparaître les éléments, les prendre dans le dessin organisé et cependant perpétuellement ouvert et brisé d’une forme adaptée – sans doute lui faut-il savoir s’émanciper d’une conception aussi inappropriée de la création et, afin de se rappeler que l’art n’est rien s’il ne témoigne de cette part de désir et de deuil dont se trouve faite la condition humaine, s’en retourner vers des modèles plus anciens et plus durables dont la création, même si elle l’a parfois oubliée, est depuis toujours solidaire.
Car l’art fut primitivement une entreprise magique destinée à négocier des signes dans l’espoir que ceux qui agissent sur les choses auxquels ils se trouvaient analogiquement, métaphoriquement liés : non pas de façon « désintéressée » comme le voudrait la moderne doxa esthétique mais bien dans le souci très « intéressé » de produire un geste dont l’efficacité symbolique soit utopiquement destinée à rétablir l’harmonie rompue du monde. Si l’art existe, en effet, c’est bien parce que la réalité appelle le correctif d’un signe opérant sur elle. Et c’est bien pourquoi, au temps des sorciers et des chamans, l’art naît d’une fiction qui lui assigne la tache de soigner, de réparer, de sauver l’humanité de la destruction à laquelle elle se trouve pourtant inéluctablement vouée.
Ainsi, les Indiens Navajo tracent-ils des peintures aux couleurs vives sur le sable afin d’enseigner aux hommes d’où viennent les maladies qui détruisent et, disposant à même le sol les longues figures des dieux et des déesses, prétendent-ils guérir les vivants. Et, s’ils n’y parviennent pas, du moins ont-ils réussi à faire s’étendre sous leurs pieds le grand spectacle formidable et éphémère du combat perpétuel par lequel l’humanité s’affronte aux esprits mauvais de la mort.
6.
On aurait grand tort ainsi de s’étonner qu’une œuvre d’aujourd’hui se donne pour objet la maladie, la mort, l’effort que les hommes font pour s’opposer à elles en usant de tous les moyens que le courage et le savoir mettent à leur portée et que cette œuvre entreprenne de figurer tout cela en produisant une fresque où les signes de la science (de la recherche fondamentale à la technique médicale), les symboles de l’action (associative, politique) aient leur place aussi bien que les marques de mémoire et de vie où se retrouve chacun. C’est bien une histoire, la nôtre, que raconte l’artiste et on ne voit pas pourquoi il lui faudrait s’en défendre. Et, s’il le fait, c’est bien à dessein que cela serve.
L’art ne guérit pas pour autant. Il ne guérit pas les corps. Il est douteux qu’il guérisse même les âmes. C’est tout juste s’il apaise provisoirement leur souffrance. Et c’est déjà beaucoup sans doute. À cette souffrance, il ne donne même pas de signification. Car il lui faut conserver toute sa dimension absurde et scandaleuse. La maladie – c’est Susan Sontag dont le nom doit enfin être prononcé qui l’explique magnifiquement – est une « entité dépourvue de sens » et toute « métaphore » est coupable qui, rétablissant de la signification là où celle-ci devrait interminablement faire défaut, en vient à justifier le Mal.
Alors quoi ? L’œuvre d’art ouvre simplement un espace au sein duquel elle mobilise les signes d’une magie certes impuissantes à guérir mais grâce à laquelle elle figure l’effort toujours repris pour ne pas donner tout à fait raison à la mort et à ses symboles : un grand jardin rouge vif étendu dans la ville qui dise la vanité et pourtant la vie où l’on passe – vivant cependant – parmi quelques corps, quelques crânes et quelques fleurs. Comme ici.
Philippe Forest, Eloge de l’aplomb, Gallimard, 2020.