C’est un marché en plein essor: les nouveaux produits de synthèse (NPS) se font chaque année plus nombreux, touchant en premier lieu la communauté homosexuelle via la pratique du «chemsex». Concernant aussi bien la santé sexuelle que psychologique, le sujet était au cœur du 17ème congrès de la Société française de lutte contre le sida (SFLS), qui s’est déroulé les 6 et 7 octobre à Montpellier.
D’une seule nouvelle molécule identifiée en 2000 en France, 10 sont apparues en 2009, 23 en 2012 et 57 en 2014, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Parmi ces NPS, les cathinones, qui se prennent avant tout par voie orale: méphédrone, méthylone, 3-MMC, 4-MEC, MDPV, mélanges vendus sous le nom de NRG. Sans oublier d’autres classes de molécules, dont les cannabinoïdes de synthèse, les phénéthylamines, les tryptamines, les arylalkylamines et les opioïdes.
Bien que certains NPS soient déjà interdits, nombre d’entre eux ne font l’objet d’aucune législation, en raison de leur apparition récente. Principale voie d’achat, la vente par des sites internet spécialisés. «C’est la première fois dans l’histoire de l’addictologie qu’il y a un tel décalage entre l’arrivée de nouveaux produits d’une part, l’expérience des toxicologues d’autre part», s’inquiète Hélène Donnadieu-Rigole, addictologue au CHRU de Montpellier.
Lors du congrès de la SFLS, plusieurs médecins ont évoqué leurs craintes quant à l’impact sanitaire de ces nouvelles substances, pour les séronégatifs comme pour les séropositifs: risque infectieux (VIH, infections sexuellement transmissibles (IST), virus d’hépatites) du fait de la pratique du «slam» (injections dans un contexte sexuel), mais aussi psychologique, psychiatrique, cardiovasculaire, digestif, etc…
Ces substances ont connu ces dernières années une forte percée dans la communauté gay, notamment par le «chemsex» («sexe sous produits»). Il s’agit de «sessions le plus souvent planifiées et organisées, orientées vers le sexe en groupe et/ou vers des pratiques dites ‘hard’ telles que le fist-fucking. Leur durée peut s’étendre sur plusieurs heures, voire plusieurs jours», rappelle le Réseau de prévention des addictions (Respadd) dans une brochure dédiée à ce sujet.
Parmi les produits consommés, pour leur effets euphorisants, désinhibants et sur la performance sexuelle, on retrouve les cathinones, la méthamphétamine, la cocaïne, le GHB (surnommé «drogue du viol») et la kétamine, souvent associés à de fortes quantités d’alcool. Les voies d’administration sont aussi diverses: orale, nasale («sniff»), anale («plug») et par injection («slam»).
Polyconsommation lors des plans « chems »
Nous sommes préoccupés par l’aspect envahissant du recours à ces substances chez nos usagers.
Lors de l’édition 2013-14 de l’enquête Net Gay Baromètre, portant sur plus de 20.000 répondants, 44,7% d’entre eux déclaraient avoir consommé au moins une fois, au cours de l’année écoulée, une substance considérée comme à caractère sexuel (poppers, cocaïne, MDMA, GHB, Viagra ou cathinones). Quant au slam, il demeure un phénomène marginal, avec seulement 1,6% des répondants indiquant avoir participé à des soirées où il se pratiquait.
«Nous sommes préoccupés par l’aspect envahissant du recours à ces substances chez nos usagers», constate Daniel Gosset, médecin généraliste au 190, centre parisien de santé sexuelle gay. Une enquête menée auprès de 120 personnes qui consultent au 190 révèle un usage fréquent de ces substances: au cours des trois derniers mois, 22,5% de la file active du 190 a pris des cathinones (20,9% dans un cadre sexuel, exclusif ou non), et 13,3% un produit du groupe MDMA/cocaïne/GHB.
Plus touchées, les personnes vivant avec le VIH constituent 63% des consommateurs de cathinones. L’enquête Net Baromètre Gay 2013-14 confirme ce phénomène: chez les gros consommateurs (plus de 10 fois au cours des trois mois précédents), 36,6% sont infectés par le VIH, contre seulement 9,3% de ceux n’en prenant pas. Une étude menée à l’hôpital Tenon (Paris 20ème) sur le «slam» montre que cette pratique s’étend chez les PVVIH: en 2015-2016, 5,14% de la file active déclarait s’y être déjà livrée, contre 3,12% en 2013.
«Le slam est une pratique qui s’installe dans la communauté homosexuelle infectée par le VIH. L’impact en santé publique semble majeur, en particulier la diffusion communautaire des infections sexuellement transmissibles et du virus de l’hépatite C. Il est urgent de proposer à cette communauté des outils de prévention, de réduction des risques et des filières de soins spécifiques à cette pratique», commentent ses auteurs.
Comment expliquer que les PVVIH soient plus souvent consommateurs? Pour Jeffrey Levy, psychologue au réseau parisien Espas (spécialisé dans le soutien aux PVVIH), «le VIH bouscule leur vie affective, leurs relations sexuelles. La séropositivité est toujours vécue comme un traumatisme: dans un contexte de sérophobie persistante, ils échappent parfois au rejet en migrant vers le milieu bareback, vers la mise en place d’une autre jouissance qui prend pied dans la transgression».
Pratique plus courante chez les PVVIH
De nombreuses complications
La facilité d’accès à ces substances est trompeuse: les retombées sanitaires peuvent être graves. A court terme, les complications dites aigües des cathinones sont cardiovasculaires (allant jusqu’à l’infarctus du myocarde), digestives (nausées, vomissements, douleurs intenses), parfois rénales avec des cas rapportés de mise sous dialyse. Et bien sûr psychiatriques, avec des effets aussi divers qu’agitation, anxiété, hallucinations, états délirants aigus, paranoïa et idées suicidaires.
A moyen ou long terme, les complications dites chroniques sont notamment infectieuses, avec une hausse du risque de transmission du VIH et des hépatites, du fait d’une désinhibition favorisant la prise de risque. La santé mentale s’en ressent aussi fortement: pour Hélène Donnadieu-Rigole, «ce n’est pas vrai qu’on ne devient pas dépendant aux cathinones de synthèse, au bout de six mois nous observons des personnes qui ont développé des addictions sévères».
Les patients qu’on reçoit ne sont pas dans une consommation récréative: ils en souffrent aussi bien du point de vue sexuel, affectif, professionnel que social.
«Les patients qu’on reçoit ne sont pas dans une consommation récréative: ils en souffrent aussi bien du point de vue sexuel, affectif, professionnel que social», renchérit Nadège Pierre, psychosexologue au 190. Lors de ces consultations, les patients confient avoir «une impression d’envahissement de leur vie quotidienne, une incapacité à ne pas consommer, souffrent d’une dégradation de l’image de soi, et ont développé une sensation d’inutilité de la sexualité».
Ces addictions prennent souvent le dessus sur la sexualité: «dans les premiers temps, les personnes éprouvent des sensations de plaisir intense, puis elles deviennent incapables de vivre une sexualité sans ces produits, jusqu’à ne plus en avoir», indique Nadège Pierre.
Face à ce nouveau défi préventif, les associations de lutte contre le sida se mobilisent, en particulier sur la réduction des risques (RDR). Leur action est d’autant plus nécessaire que le médecin n’intervient que tardivement dans le processus: «lorsqu’une personne en parle à son médecin, c’est que la fréquence de la pratique est déjà élevée», constate Sébastien Mouveroux, président de Aides Vaucluse, selon qui l’écoute et l’accompagnement doivent primer.
C’est d’ailleurs le sens de la démarche de terrain menée à Nîmes, où des volontaires de Aides formés à la RDR (toxicomanie, sexualité) sont intervenus, depuis mars, à dix soirées «chemsex». A Paris, le Caarud (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues) de Aides, dans le quartier des Halles anime, tous les jeudis soirs de 18h à 21h, un accueil «Gays, Sex & Chems». Espace de dialogue animé par des militants, il propose du matériel et des conseils d’injection pour éviter les risques d’infection, ainsi que des informations sur les produits et sur leurs éventuelles interactions avec des antirétroviraux.
- Le nouveau livret d’information « Chemsex » du Respadd
- Deux nouvelles brochures « Plans chems » sont également disponibles au Checkpoint-Paris et chez Aides