Longtemps cantonnée aux images obsolètes et profondément anxiogènes des années 1980 et 1990, la vie des jeunes vivant avec le VIH commence enfin à s’incarner au grand jour d’une manière positive et actualisée grâce aux réseaux sociaux.
Pour le grand public, le VIH reste une souvent maladie abstraite, sans nom et sans visage, dont peu de personnes suivent les avancées. C’est pour combattre cette invisibilisation de la maladie telle qu’elle se vit en 2022, génératrice de sérophobie, qu’Andrea Mestre, Yassin Chekkouh et Nicolas Aragona ont décidé, il y a deux ans, de sortir de l’ombre en dévoilant leur statut sérologique sur Instagram et TikTok.
Pourquoi les réseaux sociaux ? Parce qu’aujourd’hui, c’est d’abord sur Internet que 29 % des jeunes de 15 à 24 ans ont le réflexe d’aller se renseigner sur le VIH et 15 % s’orientent plus spécifiquement vers les réseaux sociaux. Plus qu’une information carrée et pointue qu’ils savent être plus fiable ailleurs [i], ils y cherchent des modèles de leur âge auxquels ils pourront s’identifier : des modèles jeunes, séduisants et, si possible, drôles et attachants.
Le besoin de s’identifier
« Quand j’ai appris ma séropositivité il y a six ans, je me suis posé beaucoup de questions sur ce que j’allais devenir. Mon médecin m’a donné pas mal d’informations, mais celles-ci restaient pour moi théoriques et abstraites. J’avais besoin de me rendre compte de ce que cela représentait dans la vie réelle. J’avais besoin de modèles auxquels m’identifier. J’ai cherché sur Internet, mais je n’en ai trouvé aucun qui parlait de mariage et de fonder une famille, ce qui était alors mon rêve le plus cher », se souvient Andrea Mestre, une jeune femme de 28 ans qui partage aujourd’hui son quotidien de femme mariée et mère de trois enfants avec ses 14 500 abonnés sur Instagram, où elle poste de superbes photos sur lesquelles elle apparaît toujours rayonnante. « Par ce biais je redonne de l’espoir aux gens qui peuvent ainsi plus facilement franchir le pas du dépistage, car ils savent que même si ce dernier se révèle positif, leur vie ne sera pas finie », estime-t-elle.
Effectivement,une vie avec le VIH n’a plus rien à voir avec l’image que beaucoup ont gardée des années 1980 et 1990. Les personnes vivant avec le VIH souffrent moins de l’infection elle-même que de la stigmatisation et de la sérophobie dont elles sont victimes.
Sur Instagram, Andrea Mestre affiche son bonheur familial et raconte un quotidien avec ses hauts et ses bas, tandis que Yassin Chekkouh, jeune mannequin de 33 ans, dévoile son histoire et délivre quelques messages clés à travers des vidéos, ponctuées de nombreuses photos où il expose son corps d’athlète et assume pleinement son identité et son orientation sexuelle.
Pour Nicolas Aragona, âgé de 33 ans, qui propose surtout des vidéos sur TikTok, la pédagogie se veut avant tout ludique, concrète et teintée de beaucoup d’autodérision. Pour parler des autotests VIH, il n’hésite pas, par exemple, à en tester un en grimaçant au moment de se piquer le doigt, car il déteste les piqûres.
Derrière les images et les vidéos, la parole se libère
Un autre atout majeur de TikTok, Instagram et consorts est la possibilité de créer une interaction avec les internautes dans un environnement totalement « safe », car les posts, les belles photos et les vidéos amusantes des influenceurs ne sont que la partie émergée de l’iceberg.
Outre l’information sur les outils de prévention, la plus grande plus-value des influenceurs est leurs réponses aux commentaires et, plus encore, aux messages privés des internautes. Une tâche à laquelle ces jeunes trentenaires n’hésitent pas à consacrer beaucoup de temps et d’énergie.
Grâce à l’anonymat et à la bienveillance de ces comptes virtuels, des personnes isolées et peu sûres d’elles parviennent à exprimer leurs craintes, leurs espoirs et leurs désillusions, parfois dans de longs et touchants messages. « En Côte d’Ivoire, d’où je suis originaire, le secret médical n’est pas toujours bien gardé, analyse Andrea. Alors, les gens n’osent pas parler. À l’inverse, ils ont confiance en moi, car ils ont un peu l’impression de me connaître et savent que je sais ce que signifie vivre avec cette maladie. »
Très investi dans le combat contre le VIH et la sérophobie, Nicolas Aragona, alias Supersero, fédère 85 700 abonnés sur TikTok et 8 365 sur Instagram. Et quand il ne poste pas de vidéo, il répond aux messages privés de ses abonnés en virtuel, mais aussi dans la vie réelle, à Nice où il vit. Il lui est ainsi arrivé de rejoindre aux urgences une jeune femme désorientée à laquelle on refusait un traitement postexposition (TPE).
« Avec ce compte, j’ai voulu créer un espace “sero friendly” qui ne soit pas non plus un lieu de drague, mais au contraire un lieu très ouvert au sein duquel des personnes séropositives et séronégatives se croisent », explique-t-il. Un pari gagné si on en juge par son public constitué de deux tiers de femmes hétérosexuelles et un tiers d’hommes (pour la plupart d’entre eux gays comme lui). Entre rires et larmes, il parvient à réaliser quelques miracles, comme avec cet homme, père de deux jeunes enfants, qu’il a réussi à convaincre de reprendre son traitement interrompu pendant un an.
Le relai des associations
Un tel degré d’investissement n’est pourtant pas sans risque, les réseaux sociaux ne charriant pas que des personnes bienveillantes, comme en témoignent les messages haineux reçus par Nicolas, quand ce n’est pas des menaces de mort. « Il ne faut pas se laisser déborder, prévient Fred Lebreton, activiste dans la lutte contre le VIH, qui a vécu la même chose avec son blog Parcours positif, créé en 2019. Il est important de connaître ses limites. Il ne faut pas hésiter à réorienter [les personnes] vers SIS Association (Sida Info Service), Actions Traitements et autres. Là, elles trouveront des professionnels qui ont été formés et dont c’est le métier. »
Des associations utilisent d’ailleurs déjà les réseaux sociaux, comme Vers Paris sans sida qui a créé, dès 2018, Dr Naked, un compte incarné par un avatar comédien qui rassemble 22 000 abonnés (dont les deux tiers sont des hommes et les trois quarts ont moins de 34 ans). « Ce compte nous permet de toucher les populations clés, notamment des personnes qui ne sont pas (ou peu) touchées par les grandes campagnes de communication du fait de leur isolement, explique Flo Fortuné, chargée de communication à l’association. Je pense bien sûr à de jeunes gays, mais aussi à des personnes trans et des migrants qui font régulièrement appel à nous sur des questions pointues. C’est aussi pour nous un excellent moyen de prendre la température au quotidien et de voir quelles sont les vraies inquiétudes des gens. »
Convaincu de l’énorme levier qu’est l’identification à une personnalité attachante, Nicolas Aragona rêve qu’une célébrité vivant avec le VIH se dévoile au grand jour, ce qui n’a pas été le cas en France depuis Charlotte Valandrey, récemment décédée. « Cela aurait cent fois plus d’impact que n’importe quelle campagne de communication qui coûte des millions d’euros », estime le jeune homme, qui pense à contacter des producteurs pour, par exemple, intégrer une personne vivant avec le VIH dans l’émission de téléréalité Koh-Lanta.
[i] Source : Les jeunes, l’information et la prévention du sida. Suivi barométrique Ifop pour Sidaction, février 2022. Selon le même sondage, les jeunes restent prudents concernant la fiabilité des contenus des réseaux sociaux sur le VIH. Seuls 4 % accordent à ces derniers une totale confiance, 46 % ne leur font plutôt pas confiance et 26 % pas du tout. À l’inverse, bien que peu y cherchent une information (9 %), les associations de lutte contre le sida bénéficient d’un capital confiance de 86 % (versus 28 % pour les réseaux sociaux).