Alors que la loi Aubry du 4 juillet 2001 prévoit que tout élève, de l’école au lycée, bénéficie de trois séances annuelles d’éducation à la sexualité (EAS), cet enseignement peine à prendre son envol. Les besoins n’ont pourtant jamais été aussi importants, alors que les discriminations et les violences sont monnaie courante à l’école.
Tandis que la société civile exhorte l’État à respecter ses obligations, nombreux sont ceux – professeurs, infirmières scolaires et chefs d’établissement – à se battre au quotidien pour assurer l’EAS. Cinq d’entre eux s’expriment sur leur pratique et pointent, tous, un manque de moyens, l’opposition de certains parents et d’importantes disparités territoriales.
« Nos élèves se confient plus facilement à nous »
Arnaud Holzmann, professeur de SVT dans un lycée de Nancy (Meurthe-et-Moselle), formateur en EAS, affilié au Snes-FSU [i]
« Depuis une dizaine d’années que je suis enseignant, j’ai toujours essayé de faire le maximum d’EAS. S’il est difficile, comme tout enseignement, d’en voir les bénéfices immédiats, on est là pour planter des graines : le jour où les élèves en auront besoin, cela leur servira. Lors des séances, les thématiques d’identité de genre et d’orientation sexuelle font l’objet de nombreuses questions, d’autant qu’il y a eu des coming-outs trans dans l’établissement, l’an dernier. Quand on a pu librement aborder ces questions-là avec nos élèves, ils se confient plus facilement à nous.
Il serait tout à fait possible d’assurer les trois séances annuelles par classe d’âge, mais nous n’y arrivons pas. Dans mon établissement, la direction me soutient, mais on manque de moyens. Toutefois, si on effectuait le recensement de tout ce qui est réalisé par les enseignants, on serait probablement aux trois heures annuelles. Certains collègues, notamment en littérature et en enseignement moral et civique (EMC), font souvent de la sensibilisation sans le savoir. Il faudrait se concerter pour pointer ce qu’on a déjà accompli. Or ce travail est rarement fait.
En mars, le Conseil supérieur des programmes a publié son projet de programme d’Evars [Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, une autre appellation donnée à l’EAS, ndlr]. Il aurait dû sortir à la rentrée, mais avec le changement de gouvernement, qui semble plutôt axé “Manif pour tous”, on ne sait plus trop. Sur l’identité de genre et sur l’orientation sexuelle, ce dernier m’a semblé un peu léger. Lorsque Pap Ndiaye était ministre de l’Éducation nationale [entre mai 2022 et juillet 2023, ndlr], il en avait fait une priorité. Il existait une vraie volonté d’avancer. Depuis, je crains qu’on ne revienne en arrière, ce qui serait très dommage. »
« L’EAS est devenue une nécessité absolue »
Audrey Chanonat, principale de collège à Cognac (Charente), secrétaire nationale de la commission Éducation et pédagogie du SNPDEN [ii]
« Dans mon collège, nous prévoyons une intervention d’EAS par an pour les classes de 4e et de 3e. Pour les classes de 6e et de 5e,il s’agit de séances ponctuelles, menées dans le cadre des programmes de SVT. Comme il s’agit de sujets assez sensibles à traiter, il faut procéder par demi-classe afin que les élèves disposent d’un espace d’expression.
Dispenser trois séances annuelles d’EAS par classe d’âge, nous n’y arrivons pas. Pas par manque de volonté, mais faute de moyens. Nous n’avons pas assez de personnel pour mettre en place les séances. Nous pourrions, en partie, compenser par des interventions d’associations, mais elles sont souvent payantes. Cela pose particulièrement problème pour les établissements situés en zone rurale et éloignés des structures associatives. De même, par manque d’encadrement pédagogique, rares sont les personnes formées à l’EAS, en dehors des infirmières et des professeurs de SVT.
Pourtant, l’EAS est devenue une nécessité absolue. Quand vous êtes cheffe d’établissement, toutes les affaires délicates arrivent sur votre bureau. Je sais donc à quel point, du fait des réseaux sociaux, les élèves ont accès à des informations qu’ils ne savent pas décoder. Dès la sixième, ils ont un rapport à la sexualité qui est souvent très problématique. Dès lors, se construire une place d’adulte responsable, ne serait-ce qu’en termes de respect du corps de l’autre, devient bien plus compliqué.
Par ailleurs, les séances d’EAS permettent d’informer les jeunes de leurs droits et de libérer la parole. Parfois vous découvrez des situations dramatiques, des cas d’inceste, de viol. Dans mon établissement, situé en zone plutôt favorisée, j’ai dû faire quatre signalements à la justice ces deux dernières années pour des faits d’inceste. C’est un phénomène qu’on a très longtemps sous-estimé, mais qui est en constante augmentation. Selon le rapport de la Ciivise [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, rapport publié en novembre 2023, ndlr], 3 enfants sur 25 ont subi des faits d’inceste. À mon avis, nous sommes encore en dessous de la réalité.
Au-delà du manque de moyens, l’EAS se heurte aux réactions de certains parents. Nous recevons des mails dans lesquels ils nous disent que leurs enfants ne participeront pas à ces séances et nous menacent de les retirer de l’établissement pour les mettre dans le privé. Là non plus, nous ne sommes pas formés pour affronter ces situations. Nous répondons donc avec notre bon sens, et avec les textes de loi : comme tout enseignement scolaire, ces séances sont obligatoires. Toutefois, de nombreuses familles sont très demandeuses, car elles ne savent plus quoi faire avec leur enfant. Notamment des parents qui découvrent, dans notre bureau, les images colportées par leur enfant dans leur classe, ce qui est un vrai choc. Il faut aussi pouvoir accompagner ces parents. »
« Considérer les enfants comme des êtres humains dans leur entièreté »
Lolita Rivé, professeure de CE1 dans une école parisienne (Île-de-France), autrice du podcast « C’est quoi l’amour, maîtresse ? » (Binge Audio, 2023)
« L’éducation à la sexualité, je n’ai pas vraiment eu le choix de m’y mettre. Depuis ma propre scolarité, je pensais que l’école avait changé. Or, dès mon arrivée [Lolita Rivé, d’abord journaliste, fait sa sixième rentrée en tant que professeure des écoles, ndlr], j’y ai entendu les mêmes insultes homophobes, grossophobes, racistes et sexistes. Il fallait donc à tout prix lancer le débat, afin d’essayer de comprendre pourquoi un enfant de 8 ans se fait traiter de “pédé” et d’expliquer pourquoi ce n’est pas une insulte comme une autre. De plus, j’ai été frappée par la méconnaissance que les enfants avaient de leur propre corps, mais aussi de la question du consentement.
Dès qu’on donne la parole aux enfants, ils s’en saisissent ; ils ont envie de comprendre, de poser des questions auxquelles ils ne pensaient pas avoir droit. L’EAS permet d’instaurer une ambiance dans laquelle ils se sentent écoutés et en sécurité. Plutôt que d’être uniquement des élèves dont on attend de bons résultats ou un bon comportement, il s’agit de les considérer comme des êtres humains dans leur entièreté, qui se posent des questions et qui vivent des choses parfois très dures. Sans cette écoute, un enfant qui ne va pas bien ne peut ni bien apprendre ni bien grandir.
Parmi les parents, j’ai été confrontée à une ou deux familles très opposées à ce que je faisais, m’accusant parfois de substitution parentale. Ce qu’on m’a le plus reproché, c’est de parler aux enfants de leurs droits, de leur expliquer qu’ils n’ont pas à écouter quand on leur demande de faire des bisous à quelqu’un s’ils n’en ont pas envie. Mais ces oppositions sont rares : de nombreux parents considèrent que l’EAS offre une continuité entre l’école et le cadre familial. Et la majorité d’entre eux sont même très contents que l’école se charge de ce qu’ils ne se sentent pas de faire.
En matière de moyens, les données parlent d’elles-mêmes : l’éducation à la sexualité n’est pas du tout assurée et l’offre est très variable d’une académie à l’autre. Or cela ne devrait pas dépendre de l’endroit où vous habitez ni de la bonne volonté de quelques personnes. L’EAS n’est pas institutionnalisée, car l’État n’y met pas les moyens. Si tous les profs assistaient à une formation d’une journée sur l’EAS, je ne dis pas que cela suffirait, mais au moins cela permettrait de lancer une dynamique.
Ce qui me semble le plus crucial aujourd’hui avec l’EAS, c’est que son application permettrait de détecter les violences, notamment sexuelles, dont les enfants sont massivement victimes. On sait, grâce au rapport de la Ciivise, que deux à trois enfants par classe sont victimes d’inceste. Cet enseignement est un moyen privilégié de leur en parler. Face à un tel constat, ce ne serait pas compliqué de former les profs à aborder le sujet des violences sexuelles, à en repérer les signes et à faire un signalement. Au lieu de cela, nous restons dans un énorme déni collectif. »
« En 20 ans, je n’avais jamais eu de problème avec les parents »
Sandie Cariat, infirmière scolaire exerçant dans un collège de Clermont-l’Hérault (Hérault) et dans plusieurs écoles, membre du bureau national du Snics-FSU [ii]
« En tant qu’infirmière, je joue le rôle de coordinatrice du CESC (Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté) auprès du chef d’établissement. Je monte les projets, je motive les enseignants et les autres personnels, et je cherche à faire intervenir des partenaires extérieurs. L’EAS, je l’assure seule ou en binôme avec un enseignant ou une association. Mais, selon les territoires, il est très compliqué d’avoir accès aux associations. Moi qui exerce en milieu rural, je suis obligée de les faire venir de Montpellier, à 50 km, ce qui engendre un coût supplémentaire.
Malgré nos efforts, il est impossible en l’état de mener trois séances annuelles par classe d’âge : pour cela, il faudrait disposer de 22 000 infirmières, or nous ne sommes que 8 000. Il faut donc une création massive de postes. Avec mes 36 semaines de temps de travail avec les élèves, je couvre un collège et une dizaine d’écoles. Je ne me rends que trois fois par an dans chaque école, comment voulez-vous que je voie tous les niveaux ?
En vingt ans, je n’avais jamais eu de problème avec des parents. Mais depuis trois ans, certains d’entre eux demandent des rendez-vous pour dire qu’ils ne veulent pas que leur enfant participe à ces séances. Malgré le soutien de mon chef d’établissement, il est compliqué de devoir s’expliquer à ce sujet. Si les parents sont informés qu’il y aura des séances d’EAS dans l’année, nous avons dû renoncer à annoncer la date des séances afin d’éviter une fuite d’élèves. Dans mon académie, certains collègues, mis en cause sur les réseaux sociaux, ont été obligés de porter plainte contre des associations de parents d’élèves.
Pourtant, les élèves sont tout à fait à l’aise durant les séances, d’autant qu’on s’adapte à leur âge, à la classe et à la tournure que prend la séance. Les premiers bénéfices de l’EAS sont la communication entre élèves et personnels, ainsi que l’apprentissage de l’esprit critique. Mais il reste un important travail d’éducation à effectuer sur ce qui circule sur les réseaux sociaux, à son analyse par les élèves et sur la recherche des sources d’information. »
« Un vrai combat pour les équipes pédagogiques »
David Rappe, professeur d’histoire-géographie et EMC dans un collège à Lyon (Rhône), formateur en EAS
« Dans mon établissement, nous parvenons à assurer les trois séances annuelles d’EAS par niveau de classe. C’est beaucoup de travail, mais cela fonctionne bien quand on a le soutien de l’administration. L’équipe est constituée d’une douzaine d’intervenants formés et motivés, des professeurs de toutes les disciplines, avec un coordinateur (en l’occurrence, moi) qui suit la mise en œuvre des actions.
Nous vivons l’EAS comme un outil de formation du citoyen, mais aussi de futurs adultes épanouis. À plus court terme, elle favorise le climat scolaire dans l’établissement. Notamment dans la prévention des violences physiques ou verbales, souvent à caractère sexiste ou homophobe. Cela permet d’identifier et de nommer les insultes, mieux comprises par les élèves du fait que ces sujets ont été travaillés en classe.
Dans notre quartier de la Croix-Rousse, les élèves de troisième des trois collèges se retrouvent chaque année autour d’une exposition interactive, “Sexpo”, coorganisée avec l’ALS [Association de lutte contre le sida et pour la santé sexuelle, financée par Sidaction, ndlr] à la mairie d’arrondissement. Accompagnés par des animateur·rices de l’ALS, les élèves passent une semaine sur les différents espaces, qui ont trait aux stéréotypes, au corps ou à la santé, sous la forme d’activités ludiques.
Par ailleurs, nous prévoyons de nous réunir en décembre avec l’ALS afin d’évaluer de manière plus formelle ce que peut apporter l’EAS à un élève au terme de quatre ans passés dans un établissement. L’idée est de dresser la liste des indicateurs sur lesquels nous pourrions fixer des objectifs quantitatifs, avec de premiers résultats attendus pour la fin de l’année scolaire 2025-2026. Exemples d’indicateurs possibles : le nombre de sanctions, de mots dans le carnet, d’exclusions liées à des injures ou à des violences à caractère sexiste ou homophobe.
Le principal frein est le manque de moyens. Même si l’Éducation nationale affiche sa volonté depuis plus de vingt ans, ce n’est pas un hasard si l’EAS peine à se déployer. C’est bien d’élaborer une loi et des circulaires, mais sans moyens supplémentaires (humains, financiers et temporels), cela reste un vrai combat pour les équipes pédagogiques. »
[i] Syndicat national des enseignements de second degré-Fédération syndicale unitaire
[ii] Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale
[iii] Syndicat national des infirmier·ères conseiller·ères de santé-Fédération syndicale unitaire