Une « catastrophe », « bêtise sanitaire », une « aberration infectiologique ». Des soignants et des responsables associatifs tirent la sonnette d’alerte après le vote d’un amendement du Sénat visant à transformer L’aide médicale d’État (AME) pour la remplacer par une aide médicale d’urgence (AMU).
L’aide médicale d’État (AME) va-t-elle bientôt disparaître ? Pour l’éviter, une mobilisation inédite s’est levée depuis que, le 7 novembre, le Sénat a supprimé ce dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière d’avoir accès gratuitement à des soins de première nécessité. Une mobilisation qui réunit des soignants, des militants associatifs, des responsables hospitaliers.
Mis en place en 2000, ce dispositif bénéficie aujourd’hui à plus de 380 000 personnes. « Nous refusons d’être contraints à faire une sélection parmi les malades entre ceux qui pourront être soignés et ceux laissés à leur propre sort. Nous demandons le maintien de l’AME pour la prise en charge des soins des personnes étrangères », ont martelé plus de 3 000 soignants dans une tribune publiée par le Monde.
Une première alerte au début de l’année
Le ministre de la Santé est lui aussi monté au créneau. « L’AME est un dispositif de santé publique avant tout. Si on renvoie tout sur l’hôpital on va faire une erreur énorme », a estimé Aurélien Rousseau sur France Info. L’avenir de l’AME se jouera à partir du 27 novembre, date à laquelle l’Assemblée nationale examinera le texte du Sénat à l’origine de la polémique.
Si cette mesure, votée par les sénateurs, sera vraisemblablement retoquée par les députés, « il faut être conscient que les débats autour de l’AME ne seront pas clos pour autant. » prévient le professeur Nicolas Vignier, infectiologue à l’hôpital Avicenne à Bobigny et coordonnateur du groupe migrants et populations vulnérables de la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf). « Sa réforme est bien à l’agenda politique et, tôt ou tard, le sujet de la suppression ou de la transformation de l’AME reviendra sur la table », ajoute-t-il.
Très tôt engagé dans le combat en faveur du maintien de l’AME, Nicolas Vignier était déjà monté au créneau dès que le Sénat a montré des velléités de s’attaquer à ce dispositif au début de l’année 2023, lors de l’examen du projet de loi sur l’immigration porté par Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur.
Les sénateurs avaient, alors, déjà présenté un amendement visant à supprimer l’AME pour la remplacer par une aide médicale d’urgence (AMU). « Cet amendement, s’il était voté à l’Assemblée nationale, limiterait l’accès aux soins primaires, à la prévention, et la prise en charge des pathologies chroniques de la population visée, impactant sa santé et sa qualité de vie », avait averti la Spilf dans une tribune rendue publique en avril avec plusieurs autres sociétés savantes.
L’examen de ce texte sur l’immigration a été interrompu et reporté à plusieurs reprises. C’est finalement début novembre que le projet de loi est arrivé en séance publique au Sénat où l’AME s’est de nouveau retrouvée au cœur des débats.
Un « appel d’air » fantasmé
Sans surprise, c’est d’abord l’argument économique qui a été mis en avant par les sénateurs pour justifier le démantèlement de l’AME. « L’AME coûte 1,2 milliard d’euros, pendant qu’on demande à l’hôpital 600 millions d’euros d’économies. La supprimer est une mesure de justice sociale et nationale », a lancé lors des débats Stéphane Ravier, sénateur Reconquête. Très rapidement cependant, un autre argument a été utilisé : « La réforme structurelle que nous proposons mettra fin à l’appel d’air », a estimé Alain Joyandet, sénateur Les Républicains. Le véritable objectif de ces parlementaires serait donc d’en finir avec un dispositif qui ferait prétendument venir de nombreux étrangers en France pour bénéficier d’un large accès aux soins.
« Ce n’est évidemment pas un hasard si cette suppression de l’AME a été votée dans un texte visant à lutter contre l’immigration illégale, indique le professeur Vignier. Certains responsables politiques estiment que restreindre l’accès aux soins serait un levier efficace pour faire baisser l’immigration. Ils pensent que les personnes étrangères seraient alors moins nombreuses à venir en France et que les personnes, vivant déjà sur notre territoire, sans avoir de papiers, pourraient retourner dans leur pays d’origine. Le problème est que ces deux hypothèses ne sont pas confortées par la science ».
Ces dernières années, plusieurs travaux ont montré que ce « fameux appel d’air », lié à la santé, ne correspond à aucune réalité. Ce que pointe l’enquête « Premiers pas » réalisée en 2019 sous l’égide de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). Mené auprès de personnes étrangères sans titre de séjour et fréquentant régulièrement des lieux d’aide, ce travail montre que la migration pour raisons de santé est évoquée par seulement 9,5 % de ces personnes éligibles à l’AME. La santé n’arrive ainsi qu’en quatrième position des raisons déclarées, loin derrière les raisons économiques (48,9 %), politiques (23,2 %) et de sécurité personnelle (15,5 %).
Si l’on aborde plus précisement la situation des personnes étrangère vivant avec le VIH en France, la réalité est simple : une étude, « Parcours », conduite par l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) et dont les résultats ont été publiés en 2015, « montre qu’entre 35 % et 49 % des migrants d’origine subsaharienne infectés ont été contaminés en France, indépendamment de leur statut migratoire, par le simple fait de vivre dans une communauté où la prévalence du VIH est forte », indique le professeur Gilles Pialoux, chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon (Paris).
« Ces niveaux élevés d’acquisition du VIH en France remettent en question le postulat d’une épidémie VIH chez les migrants africains vivant en Europe qui serait essentiellement importée d’Afrique », soulignaient les auteurs de cette étude en décembre 2015 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) du ministère de la Santé.
Autre constat : une fois en France, les personnes étrangères sont loin de se ruer vers l’accès à l’AME. Selon l’enquête de l’Irdes, seulement 51 % des personnes qui pourraient avoir droit à l’AME en sont finalement bénéficiaires. « On constate aussi que la moitié des personnes, sans titre de séjour et déclarant souffrir de maladies infectieuses, ne sont au final pas assurées pour leur santé », ajoute Matthias Thibeaud, référent technique et plaidoyer à Médecins du monde.
« Une vraie bêtise sanitaire, une aberration infectiologique »
Attaqués de toutes parts, les sénateurs se défendent en affirmant qu’ils n’ont pas supprimé l’AME mais l’ont transformée en aide médicale d’urgence. Ce qui permettrait aux étrangers sans papiers de bénéficier de soins gratuits pour des maladies graves, des douleurs aiguës, des soins liés à la grossesse et à ses suites, aux vaccinations et à la médecine préventive.
« Cela reste très flou et on ne sait pas si le VIH/sida sera inclus dans les pathologies graves donnant lieu à une prise en charge », indique Matthias Thibeaud. One note surtout qu’avec un tel système, c’est tout le parcours de soins des personnes qui serait bouleversé. « Avec cette AMU, les soins se feront uniquement à l’hôpital et dans l’urgence. Tous ceux qui ont un médecin traitant seront obligés de renoncer à cette prise en charge au long cours. C’est une très forte inquiétude dans une structure comme la nôtre où 70 % de notre file active est constituée de gens dans des parcours de migration », indique Marjorie Mailland, coordinatrice du Réseau santé Marseille sud.
« Cela serait une vraie bêtise sanitaire, une aberration infectiologique, poursuit Gilles Pialoux. On sait qu’il y a en France environ 30 % de diagnostic tardif au VIH et ce chiffre est encore plus élevé chez les personnes originaires de pays de forte endémie. Avec la suppression de l’AME, on allongera la période où les personnes sont non diagnostiquées et potentiellement contaminantes ».
Une telle mesure ferait par ailleurs peser une menace sur les finances des hôpitaux, obligés d’accueillir dans l’urgence un grand nombre de patients. « Si les personnes n’ont plus accès aux soins, elles accéderont, aussi, moins facilement au dépistage. Certes, on pourra nous dire qu’en France, il y a un accès gratuit du dépistage via les CeGIDD ou le dépistage associatif. Mais toutes les découvertes de séropositivité ne se font pas dans ces structures. Beaucoup découvrent leur contamination en médecine générale à l’occasion d’un recours aux soins primaires » explique le professeur Pialoux.
Et d’insister : « Si on devait supprimer l’AME pour une AMU, ce recours aux soins primaires viendrait à disparaître. Cela serait catastrophique car on sait que la pathologie VIH peut se manifester au départ par des symptômes qui ne sont pas spécifiques : une fatigue, un zona, un prurit, c’est-à-dire des motifs de consultation en médecine générale ».
Plus inspirés, les sénateurs auraient dû s’appuyer sur l’exemple donné par l’Espagne. « En 2012, ce pays a voté sensiblement la même mesure. Il a supprimé sa couverture santé pour les personnes sans papiers. En trois ans, on a constaté une augmentation de la mortalité de 22 % ainsi qu’une hausse de la mortalité liée au VIH/sida », indique Matthias Thibeaud, en ajoutant que l’Espagne a fait marche arrière en 2018.