Ce 4 février aura lieu la Journée mondiale de lutte contre le cancer. Chez les personnes vivant avec le VIH, cette maladie reste la première cause de décès. Quelles spécificités de prise en charge et de suivi ? Entretien avec le Pr Jean-Philippe Spano et Marianne Veyri, respectivement coordinateur et chef de projet du réseau national CANCERVIH, chargé d’optimiser la prise en charge de personnes séropositives et atteintes de cancer.
Transversal : Le risque de cancer chez les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) est 2 à 3 fois plus élevé que chez les personnes séronégatives… Pourquoi?
Jean-Philippe Spano : A cause de plusieurs facteurs. Tout d’abord, comme le VIH affaiblit le système immunitaire, celui-ci est moins apte à éliminer les cellules cancéreuses et certains virus oncogènes qui favorisent le développement de tumeurs (virus des hépatites C et B, papillomavirus humain – HPV -, etc.). Ensuite, les PVVIH vivent de plus en plus longtemps grâce aux médicaments antirétroviraux (ARV) ; or le risque de cancers augmente avec l’âge. Enfin, les PVVIH sont plus souvent concernées par certains facteurs de risque touchant au mode de vie, notamment la consommation de tabac et d’alcool [i].
T. : Comment les PVVIH peuvent diminuer le risque de développer cette maladie?
J.-P. S. : Tout d’abord, il est crucial qu’elles suivent un traitement ARV le plus tôt possible : en diminuant la charge virale et en restaurant un nombre de cellules immunitaires CD4 suffisant, il diminue le risque de cancer. Il faut également prévenir les infections à virus oncogènes (vaccins anti-HPV et anti-virus de l’hépatite B, préservatif, etc.). Ensuite, il faut arrêter le tabac et les excès d’alcool et adopter d’autres comportements protecteurs : notamment manger équilibré et avoir une activité physique régulière.
T. : Quid du dépistage des cancers ?
J.-P. S. : Il est crucial : plus une tumeur est détectée tôt, plus on a de chances d’en guérir. Il est donc essentiel, passé 50 ans, de se faire suivre et dépister régulièrement. Sachant que les directives dans ce domaine sont les mêmes qu’en population générale : dépistage du cancer colorectal tous les deux ans, entre 50 et 74 ans ; dépistage du cancer du col de l’utérus chez les femmes de 25 à 65 ans, etc.
T. : Quelles recommandations pour la prise en charge des PVVIH atteintes d’un cancer ?
Marianne Veyri : Elles sont identiques à celles en population générale et intègrent les mêmes options thérapeutiques (chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie, etc). Ceci dit, la prise en charge des PVVIH atteintes d’un cancer diffère de celle de patients séronégatifs par différents aspects. Notamment, elle nécessite une étroite collaboration entre un spécialiste du cancer et un spécialiste du VIH. De plus, tout au long du traitement du cancer, le traitement ARV contre le VIH doit être maintenu. Ce qui impose des précautions…
T. : A quoi faut-il faire attention ?
M. V. : Tout d’abord, au risque d’interactions entre le traitement ARV et le traitement oncologique. Il existe un risque de surtoxicité et ou de perte d’efficacité de l’une ou l’autre de ces thérapies. Ensuite, comme le traitement contre le cancer peut affaiblir les défenses immunitaires, il faut des mesures de prévention adaptées, pour prévenir certaines infections opportunistes (candidose, zona…). Par ailleurs, il est nécessaire de s’assurer que les PVVIH ne sont pas sous-traitées pour le cancer et qu’elles n’arrêtent jamais leur traitement antirétroviral (ARV). Pour tenir compte de toutes ces spécificités et optimiser la prise en charge des PVVIH atteintes d’un cancer, chaque dossier de patient doit être analysé en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) spécifique « Cancer et VIH ».
T. : Qu’est-ce ces réunions, exactement ?
M. V. : Fonctionnelles depuis 2014, elles regroupent des experts de différentes disciplines (cancérologues, spécialités de l’immunité, infectiologues, pharmacologues…) qui vont analyser le dossier du patient pour définir la stratégie la plus optimale, en considérant les paramètres cités précédemment (risque d’interactions médicamenteuses…) et les particularités du patients (présence ou non d’autres maladies, type de cancer…). A ce jour, il existe une RCP nationale appelée ONCOVIH, co-coordonnée par le Pr Spano et moi-même ; et deux RCP régionales, en PACA à Marseille et en Auvergne à Clermont-Ferrand. Se tenant deux fois par mois à l’Hôpital Pitié-Salpêtrière (Paris), la RCP nationale est accessible en distanciel à tous les médecins de métropole et d’Outre-Mer.
T. : Qu’en est-il de l’accès des PVVIH aux nouvelles thérapies anti-cancer?
M. V. : Il reste insuffisant… Précisons que depuis le début des années 2010 sont arrivés plusieurs nouveaux traitements qui ont permis d’augmenter le taux de survie des patients atteints de certains cancers (certains mélanomes, cancer du sein, etc.). C’est le cas notamment de l’immunothérapie [ii]. Désormais, cette approche est utilisée en routine pour certains cancers (mélanome, carcinome pulmonaire non à petites cellules…), chez les personnes séronégatives. Cependant, certains médecins hésitent encore à la prescrire aux PVVIH. Cela, à cause de la crainte de potentiels risques d’exacerbation de l’infection à VIH ou d’effets indésirables. Or lors d’une étude publiée en 2019 par notre groupe [iii], qui a porté sur 23 PVVIH traitées par immunothérapie, nous avons constaté que ce type de traitement semble efficace et bien toléré chez les PVVIH. De plus, les PVVIH ne sont pas inclues dans les essais cliniques en cancérologie et ont moins accès à l’innovation thérapeutique. D’où la nécessité de veiller à ce qu’elles puissent en bénéficier plus largement.
T. : Quel accompagnement des PVVIH traitées pour un cancer ?
J.-P. S. : Pendant le traitement carcinologique, les mesures du taux de CD4 [des cellules immunitaires, Ndlr] et de la charge virale [taux de virus dans le sang, ndlr] doivent être plus rapprochées, pour s’assurer que le traitement ARV reste efficace.
M. V. : La mesure des CD4 doit être réalisée tous les trois mois et celle de la charge virale, tous les mois.
J.-P. S. : En cas deprescription d’une immunothérapie, il faut une surveillance clinique régulière du patient.
T. : Les recommandations nationales pour le traitement des PVVIH atteintes de cancer, datent de 2017… Seront-elles bientôt actualisées ?
J.-P. S. : Oui ! Le nouveau crû devrait être publié cette année. Mais impossible à ce jour de dire quelles seront les nouveautés.
[i] Selon une méta-analyse de 2021qui a permis d’analyser les résultats de 37 études menées dans différents pays, les PVVIH ont un surrisque d’environ 65 % de fumer, comparées aux personnes séronégatives. Johnston et al. AIDS. 1 mai 2021. doi: 10.1097/QAD.0000000000002815.
[ii] Une approche qui ne cible pas directement la tumeur, mais stimule le système immunitaire afin qu’il l’élimine lui-même.
[iii] J.-P. Spano, M. Veyri et al. AIDS. 1 septembre 2019. doi: 10.1097/QAD.0000000000002298.