« Comment expliquer que Mayotte, territoire de tous les défis sanitaires, soit autant délaissé ? » Cette question, c’est Moncef Mouhoudhoire qui la pose. Il y a quinze ans, ce militant associatif a fondé l’association Nariké M’sada dans le but de sortir Mayotte de son déni vis-à-vis du VIH. L’île de l’océan Indien, devenue département français en 2011, affronte une forte croissance démographique, alimentée par l’immigration et la natalité, une grande précarité, des sous-effectifs médicaux, une faiblesse des services publics…
Cette description pourrait tout aussi bien s’appliquer à un autre territoire ultramarin : la Guyane. Dans cette région française d’Amérique du Sud, la situation d’épidémie généralisée (plus de la 1% de la population générale est séropositive) est connue depuis le début des années 2000. À la suite à ce constat, les acteurs non gouvernementaux et institutionnels se sont structurés et ont notamment développé des compétences en médiation sociale dans le tissu associatif. Malgré ces efforts, les taux des nouvelles infections, des dépistages tardifs et des « perdus de vus » y sont parmi les plus élevés de France.
À Mayotte, on manque même d’informations sur l’étendue de l’épidémie. « Ce qui nous fait défaut, c’est le manque d’études. Il n’y en a pas ! » regrette Moncef Mouhoudhoire. Pour le directeur de Nariké M’sada, « la situation actuelle est très sous-estimée », alors que les conditions d’une épidémie généralisée sont réunies… « Si on dépistait toute la population, on aurait des surprises », s’inquiète-t-il.
Le peu de données dont dispose Mayotte témoigne en effet de la présence croissante de l’épidémie parmi les 235 000 habitants que compte officiellement l’île. En 2016, 43 personnes découvraient leur séropositivité. « Ce chiffre est en constante augmentation depuis 2013 », souligne le Cire océan Indien [1] (Cellule interrégionale d’épidémiologie). Et d’ajouter : « La proportion des sérologies positives pour 1 000 tests effectués à Mayotte est de 2,5, soit le troisième taux le plus élevé après la Guyane (7,9) et l’Île-de-France (3,6). »
Obstacles persistants
Dans son avis de janvier 2018, le Conseil national du sida et des hépatites virales (CNS) reconnaît que les départements français d’Amérique (DFA) sont face à « des difficultés d’une ampleur particulière ». « Des obstacles majeurs à l’accès à l’offre de prévention et de dépistage du VIH et des autres IST subsistent pour de nombreuses populations, en particulier les jeunes, les femmes et les migrants. En outre, l’orientation des personnes dépistées vers la prise en charge médicale et leur maintien dans le système de soins paraissent insuffisamment assurés », rapporte-t-on dans l’avis.
Si la situation est différente en Guyane, où l’épidémie est connue, qu’à Mayotte, où le sujet peine à sortir de l’ombre, un point commun réunit ces deux territoires ultramarins : le défi d’« une réponse adaptée aux contextes locaux », comme le formule le CNS, n’y est pas relevé.
Mayotte reste étroitement associée – et dépendante – à l’île de la Réunion. À la suite du mouvement social de 2018, les Mahorais obtiendront une Agence régionale de santé (ARS) de plein exercice d’ici à 2020, mais le Corevih englobe toujours les deux îles, avec une sous-représentation de Mayotte, alors que le taux de personnes qui découvrent leur séropositivité y est quatre fois plus élevé qu’à la Réunion. Et que dire du fait que les prélèvements sanguins pratiqués à Mayotte doivent être transférés à la Réunion pour analyse ? « Depuis 1989, où le premier cas de séropositivité fut découvert à Mayotte, le centre hospitalier de Mayotte (CHM) ne dispose toujours pas d’appareil pour le comptage des CD4. Cette situation oblige le CHM à effectuer les prélèvements les lundis matin entre 7 heures et 8 heures pour ensuite les envoyer à la Réunion pour analyse », décrit-on à Nariké M’sada. Sur une île qui ne dispose d’aucun transport public et dans un contexte de grande précarité, ce manque de moyens freine grandement le dépistage et le suivi médical des patients…
Des règles nationales inadaptées
« Nous devons nous prendre en charge de manière décentralisée, gérer nos problèmes, car on connaît notre terrain », insiste le Dr Mathieu Nacher, qui préside le Corevih de Guyane, fondé en 2008. Dans cette vaste région amazonienne, frontalière du Brésil et du Suriname, les acteurs ont pris la mesure des spécificités guyanaises, mais ils se confrontent toujours à l’inadaptation de certaines réglementations.
Pour atteindre les populations de l’intérieur de la Guyane, des consultations d’infectiologie ont été mises en place depuis quelques années dans les centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS). Mais « ces structures ne peuvent pas proposer une délivrance prolongée des médicaments antirétroviraux pour des raisons réglementaires et logistiques », dénonce le CNS dans son avis. Or certains patients vivent à plusieurs jours de ces centres de santé et souffrent régulièrement de rupture de soins. « Une catastrophe » pour la Dr Émilie Mosnier, infectiologue, qui intervient dans les CDPS. « J’ai essayé d’en discuter avec la Sécurité sociale », racontait-elle en décembre 2016, mais « quand on demande de faire une exception, on nous répond que l’on ne va pas faire une exception pour 250 000 habitants. »
Pourtant des exceptions existent bien dans les DFA, mais elles viennent plus souvent compliquer l’accès aux soins que le faciliter. À Mayotte, en 2018, « il n’existe ni couverture maladie universelle complémentaire (CMU) ni aide médicale d’État (AME) », constate-t-on à Nariké M’sada. « En ce qui concerne les ressortissants étrangers, les mesures d’exception en vigueur en matière de contrôle de la circulation des populations dans les territoires ultramarins, particulièrement en Guyane, et la procédure de droit commun de demande de titre de séjour pour raison de santé rendent complexes et retardent l’accès aux droits et donc l’accès aux soins. » C’est encore le CNS qui décrit les obstacles auxquels sont confrontées des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) en Guyane. « En l’absence de transport public et avec la présence de barrages routiers contrôlant l’identité des voyageurs, se rendre à la préfecture, à Cayenne, pour y déposer en personne une demande de carte de séjour pour étranger malade est un défi », confirme Fanny Gras, chargée des actions du Comité pour la santé des exilés (Comede) en Guyane.
Freins à l’accès aux soins
Signe d’une certaine schizophrénie étatique, c’est pourtant ce même État qui, via l’ARS, a demandé au Comede d’ouvrir une antenne en Guyane. C’est encore l’ARS qui soutient financièrement le nouveau diplôme de médiation en santé à l’université de Guyane, sur lequel les acteurs de la lutte contre le VIH fondent certains espoirs.
Pour Fanny Gras, « il y a en Guyane, un dynamisme, une volonté des acteurs locaux, pour tenter de s’adapter, mais nous sommes souvent contraints ». Contraintes réglementaires qui font que les normes nationales sont souvent mal adaptées au contexte guyanais. Contraintes financières également : « Ce n’est pas tant une question de quantité de moyens, mais plutôt de fléchage des lignes budgétaires », nuance-t-elle.
Les acteurs locaux ne baissent pourtant pas les bras et leur principale priorité reste le dépistage.
Insister sur le dépistage
À l’heure actuelle, les possibilités de dépistage à Mayotte sont concentrées à Mamoudzou. Le recours aux Trod (tests rapides d’orientation diagnostique) est encore balbutiant sur l’île. Seule l’association Nariké M’sada a été habilitée à en utiliser depuis mars 2018, mais à ce jour elle n’en pratique que dans ses locaux de la capitale. « Parce que nous n’avons pas les moyens de faire du hors-les-murs », reconnaît son directeur. « En 2016, la proportion de sérologies VIH effectuées à Mayotte était de 101 pour 1 000 habitants. Elle est en diminution par rapport à 2015 », indique le Cire.
La meilleure connaissance que l’on ait de l’épidémie vient des femmes enceintes, pour lesquelles un dépistage au cours du suivi de grossesse est quasi systématique. Mais la « population masculine est, elle, invisible », insiste Moncef Mouhoudhoire. Selon l’association, en 2018, les femmes représentaient 61 % de la file active de 256 personnes séropositives suivies à Mayotte.
En Guyane, le dépistage est une priorité martelée par les différents acteurs du secteur. « C’est la région de France où l’on dépiste le plus », souligne le Dr Nacher, au moins deux fois plus que sur le plan national. Grâce aux Trod, dont les acteurs guyanais se sont emparés peu de temps après leur autorisation, les possibilités de dépistage ont été démultipliées. Mais il reste tardif, ne permettant pas d’enrayer l’épidémie. En Guyane, un tiers des PVVIH sont dépistées avec moins de 200 CD4. « Les personnes les plus à risque sont aussi les moins enclines à avoir des contacts avec les services de santé, observe le Dr Nacher. C’est la même histoire avec les autres grands problèmes de santé, les personnes les plus précaires sont dépistées tard, trop tard, avec des complications importantes. »
À Mayotte, Nariké M’sada a réussi à impliquer les élus dans la lutte contre le VIH. En signant la Déclaration de Mayotte, les maires de l’île se sont engagés à « mobiliser toutes les ressources à leur disposition pour enrayer la propagation de l’infection ». La route sera longue. « Aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure de garantir l’accès au préservatif », commente Moncef Mouhoudhoire. Au-delà du dynamisme associatif et local, il faudra compter sur un sursaut de l’État pour mettre en place les moyens d’une lutte contre le sida efficace et adaptée aux contextes de ces régions ultramarines.