Alors que, dans toutes les commémorations, on parle de ces premiers cas de 1981, L’historien Guillaume Lachenal rappelle que les premiers cas de VIH sont apparus bien avant ceux décrits aux Etats-Unis. Et il raconte comment le virus s’est propagé à bas bruit pendant des dizaines d’années notamment dans la ville de Kinshasa.
Le 5 juin 1981, un petit article est publié dans la revue du Centre de contrôle des maladies (CDC) d’Atlanta (États-Unis) : il fait état de cinq cas d’une infection pulmonaire grave chez des homosexuels masculins à Los Angeles. En juillet 1981 paraît un premier article dans la presse grand public. Le New York Times évoque « une forme rare de cancer observée chez 41 homosexuels ». Les semaines suivantes, aux Etats-Unis et en Europe, vont se multiplier les cas de cette infection dont on n’imagine pas à cet instant qu’elle va être à l’origine d’une pandémie hautement meurtrière. Dans des circonstances que détaille Guillaume Lachenal, historien des sciences au Médialab de Science-Po Paris.
Transversal : A quel moment a-t-on découvert que l’épidémie de VIH n’avait pas démarré en 1981 avec les premiers cas recensés aux Etats-Unis ?
Guillaume Lachenal : Après la découverte de ces premiers cas de sida en 1981, on s’est rendu compte que l’infection était en fait déjà présente, notamment aux Etats-Unis, dans les années précédentes. On a identifié a posteriori des cas de patients qui, avant 1981 avaient présenté des signes cliniques du sida sans que cela n’attire particulièrement l’attention. Surtout, les chercheurs du CDC d’Atlanta sont allés regarder dans les archives de leur service « pentamidine ». Ce vieux médicament antiparasitaire était à l’époque utilisé pour traiter les pneumocystoses, une infection qui survenait le plus souvent chez des patients greffés ayant des problèmes d’immuno-suppression. Mais à l’époque, la pentamidine n’était plus commercialisée en Etats-Unis. Le CDC avait une réserve stratégique de ce produit pour traiter ces patients greffés qui développaient des pneumocystoses. En fouillant dans leurs archives internes, les chercheurs ont réalisé que commandes de pentamidine avaient explosé en 1980 . De nombreux médecins cherchaient alors à s’en procurer pour des traiter des patients non greffés et présentant des pneumocystoses d’origine non identifiée. Et on a compris pourquoi quand on a su que la pneumocystose était une des infections opportunistes les plus fréquentes chez les patients infectés par le VIH lors du passage au stade sida. C’était donc dès 1979 pour soigner des patients atteints du sida.
T. : A partir de quand est-on parti sur la piste d’une origine africaine du VIH ?
G.L. : Très vite après le début de l’épidémie, un certain nombre de scientifiques ont émis l’hypothèse que ce nouveau virus était un rétrovirus venu d’Afrique. A l’époque, on parlait beaucoup du HTLV, un rétrovirus humain endémique en Afrique qui avait été isolé en 1980 par Robert Gallo, un scientifique américain renommé. On connait bien sûr la controverse qui a suivi entre Gallo et les chercheurs français de l’Institut Pasteur. Robert Gallo s’est battu pour démontrer que le virus à l’origine de cette nouvelle maladie apparue en 1981 appartenait à la famille du HTLV. Et les Français lui ont donné tort en découvrant le VIH en 1983. Au-delà de cette controverse, on a acquis la conviction, dès ces années 1980, que le virus du sida venait d’Afrique et était, au départ, un virus transmis par des singes.
T. : Est-ce qu’on sait aujourd’hui quand et où le VIH a-t-il fait son apparition ?
G.L. : Il y a aujourd’hui des arguments virologiques et historiques très solides pour affirmer que le VIH-1-M, le principal virus du sida, à l’origine de 95 % des infections, est apparu au début du XXème siècle en Afrique. Et que c’est la ville de Kinshasa, appelée Léopoldville jusqu’en 1960, qui a servi d’incubateur de l’épidémie. La présence du virus a été prouvée dans cette ville dès 1959.
T. : Mais comment-on pu situer avec autant de précision l’origine géographique du VIH ?
G.L. : Cela a été possible grâce à un faisceau d’éléments recueillis au fil du temps. Dans les archives de journaux de médecine tropicale, on a d’abord retrouvé la description, dès les années 1950, de cas cliniques de patients africains fortement évocateurs du VIH/sida. En analysant des vieux échantillons de banque de sérums, on a aussi retrouvé des traces anciennes du VIH au Congo. Un autre argument fort est le fait qu’aujourd’hui encore à Kinshasa, on trouve une diversité de virus très importante : tous les variants du VIH y sont présents, y compris certains qu’on ne retrouve dans aucune autre région du monde. Cela permet de penser que le VIH est très anciennement implanté dans dans cette ville. Et qu’il s’est diffusé, au fil des années, sans jamais qu’émerge, à l’époque, le sentiment d’être face à un phénomène épidémique. Les médecins voyaient des patients qui mourraient d’une infection dont ils n’arrivaient pas à établir l’origine. Mais qui restait des cas isolés sans qu’on fasse un lien entre eux. Le médecin québécois, Jacques Pépin [i], un spécialiste des maladies infectieuse, a certes montré qu’avant la deuxième guerre mondiale, une forte mortalité avait par exemple été constatée sur un chantier de chemin fer entre Brazzaville et Pointe-Noire. Mais il faudra attendre les années 1980 pour réellement mettre en évidence la dimension épidémique de la diffusion du VIH, y compris en Afrique.
T. : Comment s’est fait le passage du virus du signe à l’homme ? Existe-t-il un consensus scientifique sur le sujet ?
G.L. : Oui, il est aujourd’hui bien établi que le VIH-1-M, le principal virus du sida, est apparenté à un virus du chimpanzé. Et de manière assez consensuelle, on pense que des hommes se sont contaminés à partir de chimpanzés dans des régions forestières d’Afrique centrale. Le passage du singe à l’homme s’est fait, selon toute probabilité, de manière assez simple : dans cette région, la chasse et la consommation de viande de singes est habituelle . Et quand on chasse ou on découpe ces animaux, il y a de multiples occasions de se blesser ou de se couper. On peut donc estimer que ce virus a infecté des chasseurs ou des bouchers amenés à manipuler cette viande de singe. Ensuite, le virus a quitté les régions forestières pour gagner Léopoldville où il a trouvé des conditions favorables pour se propager à bas-bruit. Dans la première moitié du 20e siècle, cette grande ville coloniale s’apparentait à un immense camp de travail avec beaucoup d’hommes seuls, venus de l’arrière-pays. Dans le même temps, on constatait le développement d’une prostitution importante. Mais le VIH ne s’est pas diffusé uniquement par voie sexuelle. A partir des années 1930, Léopoldville s’est fortement médicalisée et il semble très probable qu’une partie des contaminations au VIH s’est produite via des seringues infectées ou des transfusions sanguines.
T. : Au cours des 40 dernières années, de nombreuses théories, parfois farfelues, ont circulé sur l’origine du VIH. Certains ont même affirmé que le virus du sida avait émergé à la suite de diverses expérimentations médicales. A-t-on des éléments solides pour réfuter ces théories ?
G.L. : Ces théories ont notamment été véhiculées par le livre du journaliste anglais Ed Hooper, The River, paru en 1999 à la suite d’une très longue enquête. Dans cet ouvrage qui a eu un écho important, l’auteur attribue l’origine du sida à l’expérimentation de vaccins oraux contre la polio au Congo belge à la fin des années 1950. Selon ce journaliste, le VIH serait issu de vaccins contaminés par un virus provenant de reins de chimpanzés, utilisés pour la préparation de ces vaccins. Mais ce scénario, comme beaucoup d’autres est aujourd’hui écarté de manière quasi consensuelle par la communauté scientifique.
[i] Auteur de The Origins of AIDS, 2012