vih L’objectif des 90-90-90 : un bon indicateur ?

13.10.20
Cécile Josselin
8 min

Le 6 juillet 2020, l’ONUSIDA annonçait dans son bilan annuel que quatorze pays avaient atteint le premier objectif des 90-90-90 devant mettre fin à l’épidémie en 2030*. Un chiffre peu élevé et une liste assez étonnante, les pays à revenus élevés étant bien moins représentés que de nombreux pays d’Afrique australe où la prévalence** est pourtant très élevée. Pourquoi de tels écarts ? Certains chiffres sont-ils biaisés ? Et surtout : Allons nous réellement mettre fin à l’épidémie en atteignant cet objectif ? Transversal se penche sur la question.

L’Australie, l’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas et la Suisse, la Thaïlande, le Cambodge, le Botswana, l’Eswatini (ex-Swaziland), la Namibie, l’Ouganda, le Rwanda, la Zambie et le Zimbabwe, telle est la liste des quatorze pays qui sont parvenus, après dépistage et mise sous traitement, à l’indectabilité de 90 % de leur population vivant avec le VIH.

En réalité, la liste est sans doute plus longue car pour figurer parmi les bons élèves, il fallait fournir des chiffres récents et 56 pays n’en ont pas transmis ou de manière incomplète. C’est le cas d’une majorité de pays européens dont la France. Pour autant, l’hexagone est bien dans les clous : « En 2016, nous étions à 86-88-97. Nous n’avions donc pas atteint les trois 90 séparément mais nous avions dépassé l’objectif final, à savoir avoir 73 % de PVVIH qui ont une charge virale indétectable puisque nous en étions déjà à l’époque à 74%. Nous ne disposons pas de chiffres plus récents mais il ne fait pas de doutes qu’ils seraient encore meilleurs », assure Virginie Supervie, chargée de recherche à l’INSERM.

D’autres pays comme le Royaume-Uni semble également avoir dépassé l’objectif sans être référencés par l’ONUSIDA. Le service de santé publique britannique annonçait en effet en 2018 que le pays avait atteint l’objectif en 2017 en obtenant 92-98-97, soit 87 % de PVVIH avec une charge virale indétectable. « De nombreux pays ne disposent pas de base de données nationale sur les personnes vivant avec le VIH. Il leur est donc difficile de mesurer leurs progrès vers les 90-90-90 faute de chiffres facilement accessibles », rappelle par ailleurs Ard Van Sighem, chercheur au Stichting HIV Monitoring à Amsterdam.

À l’inverse, les pays d’Afrique australe apparaissent très nombreux dans la liste de l’ONUSIDA car il est politiquement très important pour eux de communiquer sur la réussite de cet objectif s’ils veulent continuer à bénéficier du financement des grands bailleurs de fonds.

Des modes de calcul différents

Deuxième point à prendre en considération avant d’établir la moindre comparaison internationale : les estimations se font de manière différente selon les pays. « En Afrique, nous avons des enquêtes de prévalence en population générale pour estimer le nombre de personnes non diagnostiquées alors que dans les pays développés, comme les Pays-Bas ou la France, nous partons de la population qui vient d’être dépistée positive pour faire une estimation a posteriori de la période d’infection en fonction du taux de lymphocytes T CD4 qui a été trouvé au moment du diagnostic », nous explique Ard van Sighem. 

Les deux méthodes ont chacune leur biais et peuvent masquer certaines choses. « Dans les enquêtes PHIA qui sont menées en Afrique, on interroge les gens à domicile sur leur sérologie et leur éventuel traitement. Les réponses sont déclaratives et ne portent donc pas sur des données médicales. Or, certaines personnes par peur de discrimination n’osent pas rapporter qu’elles sont positives et sous traitement », nous explique par exemple Virginie Supervie.

Autre point à prendre en compte pour expliquer la mauvaise performance de l’Afrique de l’Ouest : l’absence de systématisme dans la mesure de la charge virale des personnes séropositives sous traitement dans ces pays. Étant mesurée de façon hétérogène selon les régions, la réussite du troisième 90 y est beaucoup moins souvent constatée et reste à un niveau probablement plus bas qu’il ne l’est réellement.

L’objectif du 95-95-95 signifiera-t-il la fin de l’épidémie ?

Finalement, une question semble plus importante à se poser : est-ce que l’atteinte de ce triple objectif pour tous les pays, puis du suivant 95-95-95 en 2030, est possible et s’il mettra réellement fin à l’épidémie ? Selon Virginie Supervie et Joseph Larmarange, démographe de santé publique, chercheur à l’IRD : pas forcément.

« La cascade des 90-90-90 est beaucoup utilisée pour évaluer les programmes mais c’est un mauvais indicateur », affirme même ce dernier. C’est avant tout un objectif politique hérité du modèle de Granich [iii] afin de donner une direction facile à mémoriser. « Tout le problème de ce triple objectif est qu’il masque une dynamique épidémique et qu’il est fortement dépendant du ciblage des personnes qu’on arrive à dépister », nous explique-t-il. 

Il s’agit alors de connaître quels sont les 10 % des personnes que l’on ne parvient pas à dépister et combien d’années ceux-ci restent dans la nature sans traitement. En effet, c’est essentiellement à partir de ce groupe que le VIH se propage le plus. « Nous avions estimé il y a quelques années à la conférence de Washington que les 20 % des personnes qui ne connaissaient pas leur statut sérologique étaient à l’origine de 50 à 60 % des nouvelles infections », nous rappelle ainsi Virginie Supervie.

Aussi, les dépistages massifs étant très onéreux et « à faible rendement », les grands programmes de financements s’orientent de plus en plus vers un dépistage ciblé mais cette stratégie a aussi ses limites. « On s’aperçoit que les personnes infectées par le VIH dont on ne connaît pas le statut ne sont pas seulement les populations clés mais pour beaucoup d’entre elles des gens qui gravitent autour des populations clés. En Côte d’Ivoire par exemple, nous estimons que probablement la moitié des gens qui sont infectés et qui ne connaissent pas leur statut sont des clients de travailleurs du sexe qui eux-mêmes le transmettent à leurs conjoints », nous indique Joseph Larmarange.

Pour Virginie Supervie, il est difficile de dire si l’objectif 90-90-90 ou même 95-95-95 mettra fin à l’épidémie en 2030, car cela dépend d’où on part quand on fixe cet objectif. « Dans les pays où l’épidémie est ancienne et où l’accès au traitement est large et précoce comme l’Europe, la part des personnes récemment infectées n’a pas beaucoup d’impact sur les chiffres de la cascade de prise en charge car leur nombre est faible au regard des malades de longue date. C’est pourtant par eux que le virus se propage le plus. En revanche, parvenir à cet objectif de façon rapide dans les pays où peu de personnes séropositives avaient jusque-là accès au traitement peut avoir un beaucoup plus fort impact », souligne-t-elle en faisant référence à l’Afrique subsaharienne.

À la recherche de meilleurs indicateurs

Partant de ce constat, quels seraient les meilleurs indicateurs pour évaluer la fin de l’épidémie ? Quels sont les objectifs auxquels nous devrions plutôt tendre ? Pour Joseph Larmarange, il serait judicieux de davantage se concentrer sur l’incidence [iv] et le délai entre infection et mise sous traitement. « Le problème, c’est que nous avons du mal à mesurer l’incidence de manière suffisamment fine pour des raisons à la fois techniques et financières. Pour le faire finement il faudrait suivre de très importantes cohortes tous les ans. En France, il faudrait faire une enquête auprès de 100 000 ou 250 000 personnes par exemple », estime-t-il.

La mesure du délai entre infection et mise sous traitement est techniquement plus simple à établir, car elle peut être estimée par rétro-calcul à chaque dépistage positif, mais force est de constater que ce délai reste encore long, plus de neuf ans pour les UDI (usagers de drogue injectable) en France par exemple. 

Pour conclure, Joseph Larmarange estime que « c’est une bonne nouvelle que des pays atteignent les trois 90 mais il ne faut pas s’arrêter à ces indicateurs car ces données ont leurs limites et ils peuvent masquer d’autres problèmes qui sont sous-jacents. » Ils ne disent par exemple rien des progrès en terme de qualité de vie des PVVIH et des problèmes de discrimination qui touchent encore beaucoup de HSH (hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes), de personnes trans, de consommateurs de drogues injectable et de travailleurs du sexe de par le monde. 

Notes

[i] Tous ces pays n’ont pas atteint ou dépassé chacun des trois 90 mais tous sont parvenus à son objectif final, à savoir : avoir 73 % de leur population vivant avec le VIH avec une charge virale indétectable. D’après les chiffres de l’ONUSIDA seuls l’Australie, les Pays-Bas, la Suisse, l’Estwatini, la Namibie et la Zambie ont atteint ou dépassé chacun des trois 90 de la cascade de soins.

[ii] La prévalence d’une maladie représente le nombre de personnes atteintes par une maladie à un moment donné. Elle s’exprime généralement en pourcentage.

[iii] Granich RM, Gilks CF, Dye C, et al. Universal voluntary HIV testing with immediate antiretroviral therapy as a strategy for elimination of HIV transmission: A mathematical model. Lancet 2009; 373:48-57.

[iv] En épidémiologie, l’incidence dénombre le nombre de nouveaux cas sur une période donnée.

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