La crise de la Covid-19 s’éternise, mais les difficultés d’accès aux soins s’accumulent pour les migrants. Restriction du panier de soins, obligation du dépôt de dossier en personne: une fois de plus, l’aide médicale d’Etat (AME) est prise en otage de la lutte contre l’immigration irrégulière. En dépit de toute logique sanitaire, selon des associations membres de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE).
Chaque année, c’est la même rengaine qui reprend au Parlement : à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances (PLF), l’aide médicale d’Etat, accusée de faire le lit de l’immigration, subit les attaques de l’opposition de droite. Les débats menés lors de l’examen de la loi pour 2021, promulguée le 29 décembre, n’ont pas dérogé à la règle. Début décembre, les sénateurs Les Républicains ont tout simplement demandé l’abrogation de l’AME, via un amendement proposant de la transformer en aide médicale de santé publique.
L’objectif était clair : vider l’AME de sa substance, afin de la restreindre aux seuls soins urgents et vitaux, tels que le traitement et la prophylaxie des maladies graves, les vaccinations et la prise en charge de la grossesse. Sans surprise, ce nouvel article de loi a aussitôt été supprimé à l’Assemblée nationale, par le biais d’un amendement du gouvernement.
L’épisode est riche d’enseignements: une fois de plus, il démontre la focalisation de certains discours politiques sur l’accès aux soins des migrants, souvent présenté comme un ‘appel d’air’ vers une France supposée trop généreuse. « Il y a tout un imaginaire autour de l’AME, qui favoriserait l’immigration irrégulière, et permettrait d’offrir des soins de confort à ces personnes aux frais du contribuable français. C’est devenu un sujet politique. Du fait qu’elle dispose d’un budget à part, elle est examinée à part des dépenses de santé. Scrutée à des fins électoralistes, elle est utilisée comme un baromètre de l’immigration irrégulière », note Aurélie Mayeux, chargée de mission accompagnement et plaidoyer juridique chez Aides.
L’AME sous-employée plutôt que surexploitée
« On est dans un truc irrationnel très politisé, qui va à l’encontre de tout ce qui a été documenté sur l’AME », renchérit Delphine Fanget, chargée de plaidoyer accès aux droits et aux soins chez Médecins du monde. Plusieurs études montrent en effet une réalité bien éloignée des fantasmes. Menée sous l’égide de l’ANRS, l’étude Parcours révèle ainsi que la plupart des problèmes sanitaires ne sont découverts qu’après l’arrivée en France. Exemple pour l’infection à VIH : sur un échantillon de 898 personnes vivant avec le VIH (parmi les près de 2.500 migrants subsahariens interrogés lors de Parcours), seules 133 avaient été diagnostiquées avant la migration. Parmi les autres – celles ayant appris leur séropositivité en France –, entre 35 % et 49 % ont été infectées après leur arrivée.
De plus, seules 51% des personnes éligibles à l’AME en bénéficient effectivement, révélait en 2017 l’enquête Premiers pas, menée par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES). En cause derrière ce faible recours, des difficultés administratives et linguistiques, mais aussi la crainte d’être repéré par les autorités. Ce qui démontre que l’AME, loin d’être un dispositif surexploité, est au contraire sous-employée. Elle s’adresse « à un public très précaire, qui dispose de peu de revenus, vit dans de mauvaises conditions, et en grand besoin de soins. Pourtant, il y a encore l’idée qu’elle constitue un appel d’air, alors qu’au contraire elle touche une population dont le renoncement aux soins est très fréquent », rappelle Delphine Fanget.
Les attaques de la loi de finances 2020
Si le nouvel assaut des sénateurs Les Républicains a été mis en échec, l’AME subit d’autres attaques moins frontales, mais plus dangereuses. En la matière, la République en marche (LREM), parti centriste majoritaire, n’est pas en reste : en septembre 2019, le délégué général de LREM, Stanislas Guérini, pointait l’existence d’abus d’utilisation de l’AME, « par exemple pour financer des prothèses mammaires » – avant de rétropédaler. Début novembre 2019, un rapport très à charge de l’inspection générale des finances (IGF) et de l’inspection générale des affaires sociales (Igas), très décrié par les associations, mettait aussi l’accent sur les fraudes. Pourtant, celles signalées en 2017 par les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) et les consulats ne constituaient que 0,06% du budget total de l’AME, soit 461.014 euros de préjudice.
Sous couvert de lutte contre la fraude, le gouvernement a introduit de nouvelles mesures de restriction de l’AME dans la loi de finances de 2020, détaillées dans un décret d’application daté du 30 octobre dernier. Première de ces mesures, une réduction du panier de soins pour les bénéficiaires de l’AME : plusieurs soins, jugés non urgents, ne seront plus pris en charge au cours des neuf premiers mois d’AME, sauf s’ils font l’objet d’un accord préalable avec la CPAM. Parmi eux, l’opération de la cataracte, la pose d’implants cochléaires, la gastroplastie pour obésité, ainsi que la pose de prothèses (genou, hanche, épaule) hors traumatisme récent.
Selon Delphine Fanget, la mise à l’écart de ces soins, certes sur une période limitée, « peut entraîner des pertes de chance pour des patients qui n’auraient pas tous les soins pour récupérer ». Si Aurélie Mayeux dit « ne pas être sûre qu’il y ait beaucoup de bénéficiaires de l’AME qui recourent à ces soins au cours des neuf premiers mois », la démarche « est scandaleuse du fait qu’elle légitime des fantasmes ». Pour Antoine Math, chercheur en sciences économiques et sociales auprès du Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s (Gisti), « c’est une mesure idiote qui ne va pas changer grand-chose, mais elle est désastreuse car elle ouvre une brèche ». Rien n’empêche en effet que cette liste ne soit étendue, par la suite, à d’autres soins ou pour une durée plus longue.
Un accompagnement associatif très compromis
Autre mesure censée réduire les fraudes, les demandes devront désormais être déposées en personne par le demandeur ou, en cas d’empêchement, par un hôpital ou une permanence d’accès aux soins de santé (Pass). Ce qui, supposément, permettrait d’éviter qu’une personne bénéficie de l’AME tout en résidant à l’étranger. Effet collatéral, l’accompagnement associatif des demandeurs s’en trouvera fortement compromis: « beaucoup de dossiers sont remplis par les associations, et on ne va pas pouvoir mettre un accompagnant derrière chaque demandeur », estime Aurélie Mayeux. Pour Delphine Fanget, « on demande aux caisses d’assurance maladie d’assurer ce travail d’accueil sans leur donner les moyens. Or les demandeurs sont parfois mal accueillis, ou pas accueillis du tout, et on ne leur remet pas toujours un récépissé de leur demande. D’où la nécessité d’une aide par les associations, qui se bagarrent pour que les droits soient respectés ».
Autre mesure introduite en 2020, déjà en vigueur depuis le 1er janvier 2020, le délai de couverture maladie des étrangers s’étend jusqu’à six mois après l’expiration du titre de séjour, contre un an auparavant. Problème : les délais d’attente du rendez-vous en préfecture, en vue d’un renouvellement de titre de séjour, atteignent parfois plusieurs mois. L’abaissement du délai de carence devrait donc conduire à la précarisation sanitaire des étrangers, voire les amener à faire le yoyo entre la protection universelle maladie (PUMa, ex-CMU) et l’AME. Selon Antoine Math, entre 800.000 et 900.000 étrangers, disposant d’un titre de séjour annuel, sont concernés par ce raccourcissement du délai de carence.
En bonus, le décret du 30 octobre introduit une nouvelle restriction de ce délai, désormais de seulement deux mois chez les personnes dont l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) est devenue définitive. Pour l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), « cette mesure technique en apparence anodine va pourtant avoir des conséquences très graves en matière d’accès aux soins. Par exemple pour les demandeurs d’asile, privés de carte vitale depuis 2017 : leur attestation de droit sous format papier ne permettra plus d’attester de l’ouverture de leurs droits puisqu’ils auront pu être fermés entretemps. Pour les professionnels de santé, l’échéance figurant sur une attestation ne présentera aucune garantie de remboursement, ce qui ne pourra que conduire à des difficultés accrues pour accéder aux soins pour un public souvent discriminé ».
Un fardeau qui échoit aux urgences
Les professionnels n’ayant dès lors aucune certitude quant au remboursement, les refus de soins, déjà fréquents chez les étrangers en situation irrégulière, pourraient devenir la norme. Ce qui, une fois de plus, pourrait alourdir la charge des hôpitaux, en particulier les services d’urgence. Car ceux-ci constituent souvent le dernier recours des étrangers en situation irrégulière, pris en charge dans le cadre du dispositif des soins urgents.
Sous couvert de bonne gestion, ces mesures anti-AME alourdissent en réalité la tâche des urgences hospitalières, avec des effets pour le moins contreproductifs. Exemple avec le « droit de timbre » de 30 euros introduit en 2011 sous Nicolas Sarkozy, somme dont devaient s’acquitter les migrants lors de leur admission à l’AME : s’il a entraîné une baisse de 2,5% des dépenses d’AME cette année-là, les dépenses de soins urgents ont explosé de 33,3% ! Son retrait, en 2012 sous François Hollande, a confirmé l’inanité de cette mesure : les dépenses d’AME ont aussitôt bondi de 16,7%, ce que le rapport Igas/IGF de 2019 impute à « un effet de rattrapage, la santé des étrangers en situation irrégulière s’étant dégradée suite à l’introduction du droit d’entrée ».
Or, comme l’a montré une étude menée dans trois pays européens (Allemagne, Suède, Grèce) sur l’hypertension artérielle et les soins prénataux, une prise en charge précoce permet des économies s’élevant jusqu’à 69% par rapport à des soins tardifs. Pour Aurélie Mayeux, « ces mécanismes d’accès aux soins des migrants servent la santé individuelle, mais surtout la santé publique. L’objectif final est que chacun d’entre nous soit protégé des épidémies ». Un but qui, dans l’ouragan de la Covid-19, semble étonnamment perdu de vue.