vih Nouveau tour de vis sur la santé des migrants

06.01.20
Romain Loury
13 min
Visuel Nouveau tour de
vis sur la santé des migrants

Début novembre, le gouvernement a dévoilé ses mesures pour limiter les « fraudes et abus » qui toucheraient l’aide médicale d’État et la protection universelle maladie. Selon les associations, ces nouvelles règles vont surtout saper l’accès aux soins des demandeurs d’asile et des étrangers en situation irrégulière

Est-ce une façon de flatter les électeurs à l’approche des municipales ? Ou une tentative de détourner l’attention afin de désamorcer une nouvelle crise sociale ? Une fois de plus, l’accès aux soins des migrants, en particulier ceux en situation irrégulière ou demandeurs d’asile, se retrouve dans le viseur. Pour les associations membres de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), les mesures annoncées le 6 novembre dernier par le gouvernement s’inscrivent dans une tendance régressive.

Si associations et médecins disaient craindre, en septembre, une restriction du panier de soins de l’aide médicale d’État (AME) ou l’introduction d’un ticket modérateur, ces pistes ont été écartées par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lors des débats parlementaires organisés début octobre par le gouvernement. Pourtant, les mesures retenues, visant officiellement à « lutter contre la fraude » et « limiter les abus », n’augurent rien de bon, selon les associations. Didier Maille, coordinateur du pôle social et juridique au Comité pour la santé des exilés (Comede), y voit même « une utilisation des questions de santé à des fins de contrôle de l’immigration ».

Délais de carence allongés

Parmi ces mesures, une modification du délai avant d’obtenir l’AME : jusqu’alors, les demandeurs doivent justifier d’une présence d’au moins trois mois en France. Désormais, cette période courra à partir de l’expiration du visa ou du titre de séjour, « pour éviter que des personnes n’entrent sur le territoire avec un visa afin d’obtenir l’AME immédiatement à son expiration », explique le gouvernement. Selon Didier Maille, « les gens qui arrivent avec des visas en cours de validité constituent une part importante des nouveaux arrivants », dont la période de carence sera de facto allongée à six mois.

Idem pour les demandeurs d’asile : jusqu’alors, ils étaient affiliés à la protection universelle maladie (PUMa, ex-CMU) dès le dépôt de leur demande d’asile. Ils seront désormais soumis à un délai de trois mois – comme c’est le cas pour les Français et les étrangers en situation régulière n’exerçant pas de situation professionnelle, se justifie le gouvernement. Et pour les déboutés du droit d’asile ou pour ceux dont le titre de séjour a expiré, la couverture PUMa ne sera maintenue que six mois, contre un an auparavant.

« Cette période d’un an permettait de lisser les droits afin d’éviter que les patients passent d’un système à l’autre », explique Didier Maille. Avec ce délai restreint, les patients devront « faire le yoyo entre l’AME et l’assurance maladie, d’autant que les gens attendent plusieurs mois un rendez-vous en préfecture pour renouveler leur titre de séjour », juge-t-il, déplorant « une précarisation énorme ». Quant aux personnes dont l’obligation de quitter le territoire sera devenue définitive, elles n’auront plus droit à aucune protection.

Des soins soumis à autorisation

Bien que le panier de soins des bénéficiaires de l’AME ait été épargné en apparence, certains soins ne seront pris en charge que « sur dérogation accordée par le service du contrôle médical de la CPAM dans les cas où un défaut de prise en charge pourrait entraîner (…) des conséquences vitales ou graves et durables », explique le gouvernement. Si la liste de ces soins « programmés et non urgents » reste à fixer, elle devrait compter l’opération de la cataracte, la pose de prothèse de genou ou de la hanche (hors traumatisme), la chirurgie bariatrique, les soins de kinésithérapie et les transports sanitaires.

Afin d’empêcher toute demande frauduleuse d’AME, par exemple par une personne résidant à l’étranger, mais qui souhaiterait se soigner occasionnellement en France, les demandes devront être présentées en personne à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) ou « en cas d’empêchement » par l’intermédiaire d’un hôpital ou d’une permanence d’accès aux soins de santé (Pass). « Jusqu’ici, les demandes pouvaient être également déposées auprès ou par l’intermédiaire de différents services sociaux ainsi que de structures associatives agréées. Ces acteurs jouent pourtant un rôle essentiel d’accompagnement et de suivi des demandeurs », déplore le Conseil national du sida (CNS).

Des fraudes et des abus mal chiffrés

Si l’annonce de ces mesures a créé des remous jusqu’au sein de la majorité, les associations appellent les parlementaires à « faire barrage à ce recul sans précédent ». Pour le directeur d’Arcat, Nicolas Derche, ce ciblage de l’AME, qui « frappe un public particulièrement vulnérable », est « difficilement compréhensible. Son coût est maîtrisé, avec un budget de 903 millions d’euros en 2018, de 943 millions d’euros en 2019 ». Ne représentant que 0,6 % des dépenses publiques de santé, l’AME constitue selon les associations le « milliard le plus scruté de la dépense publique », constate un rapport publié le 5 novembre par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF), qui a inspiré les mesures gouvernementales.

Quant aux fraudes évoquées par le gouvernement, difficile d’en déterminer le poids réel, hormis pour celles qui sont démasquées : en 2017, celles signalées par les CPAM ou les consulats ne s’élevaient qu’à 461 014 euros de préjudice, soit moins de 0,06 % du budget de l’AME. Du côté des abus, le rapport Igas/IGF reprend l’argument, récurrent, d’une « croissance rapide » du nombre de demandeurs d’asile, notamment originaires de Géorgie et d’Albanie, deux « pays sûrs ». Selon le rapport, cette situation « crée une pression sur le système de santé et pose la question du dévoiement du dispositif de demande d’asile par des étrangers qui souhaiteraient uniquement bénéficier de soins gratuits en France ». Selon Didier Maille, « ce phénomène existe, mais nous n’avons pas de chiffres à ce sujet. Faut-il punir les demandeurs d’asile et les personnes en séjour précaire parce qu’il existe des abus sur le système, dont nous ne connaissons pas les chiffres ? »

L’alibi de la migration pour soins

Quant au concept de migration pour soins, Lise Faron, responsable des questions de droit au séjour et droits sociaux à la Cimade, y voit« un des grands poncifs de la droite, donc maintenant du centre. L’idée que les étrangers viennent en France pour se soigner est l’un des préjugés les plus répandus. La santé n’est qu’un motif parmi d’autres ». Selon les résultats de l’enquête Premiers pas [1], la santé constituerait un motif de migration de 25,8 % des personnes interrogées, loin derrière la recherche de meilleures conditions économiques (59,3 %).

Dans leur rapport, l’Igas et l’IGF disent pourtant déceler plusieurs signes d’une migration pour soins : forte hausse de la consommation d’anticancéreux (+18,3 % par an par rapport aux autres assurés sociaux entre 2015 et 2018), du nombre de séances de chimiothérapie (+13,2 % par an) et de dialyse (+19,7 % par an).

La situation est différente pour les antiviraux administrés contre le VIH et les hépatites. Si le coût augmente de 20 % par an entre 2015 et 2018 chez les bénéficiaires de l’AME, « ceci reflète peut-être une hausse de la prévalence relative du VIH et des hépatites dans la population des bénéficiaires de l’AME, mais surtout la généralisation des traitements contre l’hépatite C, qui sont très onéreux », indique le rapport Igas/IGF.

Seuls 51 % de bénéficiaires de l’AME

Les « atypies » pointées par les deux inspections, qui, selon elles, « renforcent la présomption d’une migration pour soins », sont à relativiser, du fait d’un recours assez faible à l’AME des étrangers en situation irrégulière : selon l’enquête Premiers pas, seuls 51 % d’entre eux en sont bénéficiaires. En cause, des difficultés administratives et linguistiques, mais aussi la crainte d’être repéré par l’administration. Selon Lise Faron, « la plupart des personnes qui ont ouvert des droits à l’AME sont passées par l’hôpital ou par une Pass : ce sont celles qui ont d’assez lourds problèmes de santé. Les autres y vont peu et connaissent peu leurs droits ».

Menée sous l’égide de l’ANRS, l’étude Parcours livre une autre image que celle dessinée par le rapport Igas/IGF. « L’idée que l’AME constitue un appel d’air pour l’immigration irrégulière est fausse. La plupart des problèmes de santé sont découverts une fois en France », constate la chercheuse Annabel Desgrées du Loû, coordinatrice de cette étude portant sur près de 2 500 migrants subsahariens. Sur un échantillon de 898 personnes vivant avec le VIH, seules 133 avaient été diagnostiquées avant leur migration. Et parmi les autres – celles qui ont appris leur séropositivité en France –, entre 35 % et 49 % ont été infectées après leur arrivée.

Mauvaise affaire pour le service public

Ces nouvelles mesures pourraient un peu plus entraver l’accès aux soins de personnes déjà soumises aux obstacles administratifs et aux refus de soins. Elles pourraient aussi compliquer la tâche du service public. Notamment celle des CPAM, dont les guichets seront « engorgés » par l’afflux de personnes venues déposer une demande d’AME, craignent les associations dans un communiqué commun.

Autre victime en vue, l’hôpital, dont les services d’urgence, déjà en burn-out avancé, sont le seul recours de patients sans protection maladie. « Quand on connaît les conditions d’accueil aux urgences, ces patients ne sont clairement pas prioritaires. C’est une question pratique, cela va plus vite de faire passer des personnes qui ont déjà tous les documents », estime le président de Aides, Aurélien Beaucamp.

Selon le CNS, « ces modalités restrictives de prise en charge sont dangereuses, car elles auront pour conséquence d’entraver l’accès aux soins des demandeurs d’asile pendant une période pourtant cruciale, au terme de leur parcours migratoire : chez les plus vulnérables, celui-ci est marqué par une exposition majorée à de multiples risques pour leur santé, y compris aux risques d’infection par le VIH et les virus des hépatites. Elles risquent donc de favoriser l’aggravation des maladies et, en excluant toute prise en charge en dehors de l’hôpital, de contribuer à surcharger le fonctionnement hospitalier ».

Un résultat économique très incertain

Or un tel repli sur les urgences, peu souhaitable pour les patients comme pour l’hôpital, serait aussi un non-sens économique. « Chaque gouvernement prétend qu’il s’agit de faire des économies et se donne ainsi une apparence de responsabilité gestionnaire, estime Arnaud Veïsse, directeur général du Comede. Mais il est plus cher d’envoyer les gens aux urgences à un stade avancé de leur maladie que de les soigner plus tôt chez un généraliste ! »

Pour Annabel Desgrées du Loû, « l’AME est un dispositif très efficace, très protecteur de la santé. Sans cette couverture, il n’y a pas de réelle prise en charge des problèmes de santé. L’état du patient s’aggrave, l’obligeant à se rendre aux urgences. Plus l’état d’un patient est sérieux, plus il coûte cher à traiter ». Ce que confirme une étude menée dans trois pays européens (Suède, Allemagne et Grèce) sur l’hypertension artérielle et les soins prénataux, qui révèle des économies s’élevant jusqu’à 69 % lorsque les soins sont précoces plutôt que tardifs.

En matière de mesure gestionnaire mal pensée, car sans vision sanitaire, le « droit de timbre » de 30 euros, imposé en 2011 aux demandeurs de l’AME, offre un bel exemple. Si les dépenses d’AME ont diminué de 2,5 % dans la foulée, cette économie minime a été plus que compensée par la hausse des dépenses de soins urgents, de + 33,3 % ! Sa suppression en 2012 a entraîné une hausse de 16,7 % des dépenses d’AME, « niveau plus élevé que celui qu’elle aurait atteint tendanciellement sans l’introduction d’un droit d’entrée », rappelle le rapport Igas/IGF. Explication (et morale de l’histoire) : ce rebond pourrait être lié à un « effet de rattrapage, la santé des étrangers en situation irrégulière s’étant dégradée suite à l’introduction du droit d’entrée ».

Notes

[1] Portant sur l’accès aux soins des personnes sans titre de séjour, l’enquête Premiers Pas est menée auprès d’un échantillon de 1 223 personnes vivant à Paris et Bordeaux. Toujours en cours, elle est conduite par l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (Isped, université de Bordeaux), l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) et l’université Paris-Dauphine.

Après l’étude Parcours, qui visait à connaître le vécu et la santé de migrants subsahariens vivant en Île-de-France, un nouveau projet d’envergure, dénommé Makasi, est en cours dans cette population. Financé par l’ANRS et le ministère de la Santé, mené en partenariat avec les associations Arcat et Afrique Avenir, ce projet du Centre population et développement (Institut de recherche pour le développement, IRD) propose un entretien d’orientation aux personnes vivant dans la précarité, exposées au VIH et au virus de l’hépatite B.

« À partir des besoins, sociaux [hébergement, papiers, alimentation, etc.] ou de santé, exprimés par la personne, nous l’orientons vers ce dont elle a besoin, grâce à notre cartographie des ressources disponibles, publiques ou associatives », explique Annabel Desgrées du Loû, qui en est la responsable scientifique. Ces personnes sont revues trois et six mois après cet entretien initial « afin d’évaluer l’impact sur le processus d’empowerment », ajoute-t-elle. Autre moyen d’analyse, l’étude comporte deux groupes, l’un où l’entretien est mené d’emblée, l’autre où il est conduit trois mois plus tard. En tout, Makasi devrait recruter 1 200 personnes.

Un projet de recherche pour l’empowerment des migrants

À la croisée des sciences, un institut sur les migrations

Créé en 2019, l’Institut Convergences Migrations regroupe 394 chercheurs et 72 doctorants, issus des sciences humaines, des sciences sociales et des sciences de la vie. Ce consortium, qui associe organismes de recherche, grands établissements publics et universités, vise à développer une approche transdisciplinaire sur un sujet où chaque discipline œuvrait jusqu’alors dans son coin. Son département santé compte ainsi des économistes, des historiens, des épidémiologistes, des spécialistes en santé publique des sociologues et des géographes. Disposant d’une revue (De Facto), l’institut prévoit l’ouverture, en septembre 2020, d’un master universitaire Migrations. Il existe neuf autres Instituts Convergences, créés depuis 2016 par le programme Investissements d’avenir.

Plus d’information sur www.icmigrations.fr.

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