Si la prophylaxie pré-exposition (PrEP) progresse rapidement chez les hommes ayant des rapports sexuels avec les hommes (HSH), les avancées sont plus lentes dans d’autres populations-clés, en particulier les personnes trans. Dans une étude cofinancée par Sidaction, le chercheur postdoctorant Clark Pignedoli, de l’Institut national des études démographiques (Ined), souligne l’intérêt des partenariats association-hôpital pour lever ces freins.
Transversal : Dans quelle situation se trouvent les personnes trans avec qui vous avez échangé ?
Clark Pignedoli : De manière générale, la communauté trans n’est pas une population homogène. Lors de mon étude, dont je ne dispose que des résultats préliminaires, j’ai en particulier accompagné des femmes trans migrantes originaires d’Amérique latine et d’Afrique du Nord, exerçant le travail du sexe et accompagnées par des associations trans issues de la lutte contre le VIH/sida [Acceptess-T et le PASTT, ndlr]. Au quotidien, elles sont confrontées aux barrières linguistiques et administratives, au racisme, à la stigmatisation associée au travail du sexe et à la transidentité.
Grâce à la médiation en santé des associations, la PrEP est souvent pour les femmes trans migrantes le point de jonction avec le système de santé, et leur seul rendez-vous médical. Cette consultation permet l’entrée dans ce système, et le médecin dédié à la PrEP prend alors le rôle de médecin traitant. C’est pour elles l’occasion d’un examen plus poussé, afin de voir si elles n’ont pas des problèmes de santé.. En plus de la visite du médecin, les médiatrices en santé des associations peuvent orienter ou accompagner les usagères vers d’autres services. La PrEP peut ainsi devenir un levier d’action vis-à-vis d’autres besoins.
T. : Quelle perception de la PrEP observez-vous chez ces personnes ?
C.P. : Elle diffère selon leur parcours, le genre, la position sociale des participant.e.s, le vécu individuel, le fait d’être ou non sous PrEP. Par exemple, pour certaines femmes trans migrantes et travailleuses du sexe, le fait d’être orientées vers la PrEP en tant que personne considérée à risque [de contracter le VIH] peut accroître le sentiment de stigmatisation. Le contexte dans lequel la PrEP est administré a aussi un impact. Le fait que des salariées associatives soient issues de la même communauté culturelle peut créer des réticences chez certaines usagères. Les personnes craignent parfois que les médiatrices aient accès à leurs données de santé, et redoutent que leur confidentialité soit mise à mal.
La crainte d’interactions avec le traitement hormonal peut aussi être un motif de non-recours à la PrEP, mais elle est souvent apaisée après dialogue avec les soignants et la médiatrice de santé. Pour les personnes trans ayant un suivi pour la prise d’hormones, l’ajout d’une PrEP en continu peut tout de même avoir un effet sur la charge mentale et favoriser le sentiment de surmédicalisation, ce qui peut décourager les personnes. Un homme trans sous traitement hormonal et sous PrEP m’a d’ailleurs dit avoir l’impression d’être « marié avec son médecin » !
Malgré ces écueils, le rôle de la santé communautaire est crucial : les circuits PrEP « hors-les-murs » et la médiation en santé favorisent clairement le recours à la PrEP chez des personnes qui ont du mal à se rendre à l’hôpital. Il faut donner les outils aux associations pour qu’elles répondent aux différents besoins des personnes, et encourager des partenariats égalitaires avec les hôpitaux, basés sur la collaboration et la reconnaissance des savoirs respectifs.
T. : Chez les soignants, quelle attitude observez-vous par rapport aux personnes trans ?
C.P. : Dans certains hôpitaux d’Ile-de-France, les équipes des Cegidd et des services d’infectiologie sont assez habituées à travailler avec certaines communautés trans. Il demeure toutefois des problèmes liés à la transphobie, au manque de connaissance sur les parcours de vie. Les questions trans ne figurent pas dans la formation universitaire de médecine, et la plupart des infectiologues ne s’y sont familiarisés qu’au contact de cette population et des associations.
Il demeure aussi une grande méconnaissance vis-à-vis des conditions de vie des personnes trans les plus précarisées. Certains médecins sont frustrés de voir certaines d’entre elles ne pas venir aux rendez-vous, ne pas bien prendre leurs médicaments. C’est oublier que ces personnes sont souvent obligées de se déplacer partout en France, de travailler de nuit, parfois de consommer des substances pour rester éveillées. Alors que leurs conditions de travail se dégradent, il devient plus difficile pour certains soignants de faire preuve de patience.
Face à ces problèmes, la médiation en santé est fondamentale. C’est un travail incroyable de traduction linguistique et culturelle, qui tient compte des représentations différentes qu’ont le médecin et sa patiente. La médiation comporte aussi une grande part de travail émotionnel, car les personnes se présentent souvent dans un état de grande détresse. Le besoin de médiation s’est encore accru depuis la pandémie de Covid, qui a augmenté la précarité. Pour les personnes trans migrantes, la pandémie a engendré l’impossibilité de visiter sa famille dans son pays d’origine, l’obligation de faire face à des deuils dans la solitude, l’impossibilité de travailler et, par conséquent, de payer son loyer et d’acheter de la nourriture. Les besoins d’écoute, d’accès aux produits de base, étaient très importants.
T. : Il existe encore peu de données d’observation ou de recherche spécifiques aux personnes trans. Par exemple, on ne dispose pas de chiffres France sur la dispensation de la PrEP aux personnes trans. Comment expliquer une telle lacune ?
C.P. : En partie en raison d’une mauvaise catégorisation de cette communauté. Le champ du VIH s’est principalement positionné sur les femmes trans, considérées comme une population-clé. Mais elles sont souvent assimilées au groupe des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (HSH). Les hommes trans sont mal étudiés, en raison de préjugés sur leur éventuelle hétérosexualité post-transition. On considère la plupart du temps qu’il s’agit de femmes lesbiennes devenues des hommes hétérosexuels ! Et donc qu’il ne sont pas concernés par la PrEP. Cette invisibilité sociale est conscientisée par les hommes trans, qui ont peur d’aller vers la PrEP car ils craignent de ne pas être reconnus comme des HSH.
De manière générale, les personnes trans ont longtemps été délaissées en tant que population digne d’intérêt, ou n’ont été étudiées que dans un cadre pathologisant par la psychiatrie. Leurs mobilisations ne sont pas encore suffisamment entendues. Du fait qu’elles ont été considérées « malades » pendant des décennies, le droit de produire de la connaissance ne leur est pas encore tout à fait reconnu. Dans le champ du VIH, cette situation est en train de changer.