Adoptée à l’été 2024, l’extension de la revalorisation salariale du Ségur de la santé aux structures privées à but non lucratif du secteur sanitaire, social et médico-social suscite de vives inquiétudes. Faute de financements dédiés, les associations peinent à absorber cette hausse salariale et craignent pour la pérennité de leurs actions.
Le 6 août 2024, un arrêté gouvernemental étend la prime Ségur aux salariés du secteur social et médico-social privé. Mise en place après le Ségur de la santé – consultation organisée en 2020 –, afin d’améliorer les conditions de travail et la rémunération des professionnels de santé, cette revalorisation, initialement réservée aux soignants du public, s’applique désormais à certaines structures privées. Elle corrige ainsi une inégalité persistante et constitue une avancée pour ceux que l’on appelait les « oubliés du Ségur ». Concrètement, cette prime de 183 euros net par mois pour un salarié à temps plein coûte aux employeurs 248 euros brut, hors charges patronales. Certaines structures doivent également l’appliquer rétroactivement au 1er janvier 2024.
Si l’État finance ces revalorisations pour le secteur public, la situation est bien plus incertaine pour les associations dépendantes de financements publics. « Nous avons appris l’extension de la revalorisation salariale fin novembre, lors d’une rencontre interassociative. À ce moment-là, nous avons aussi appris qu’aucun financeur n’était dans l’obligation de compenser cette augmentation. En ce qui me concerne, ma première réaction a donc été davantage marquée par l’inquiétude que par la satisfaction », se souvient Magali Desforges, directrice d’Envie, associationqui propose un accompagnement de santé globale et personnalisé aux personnes vivant avec le VIH et/ou les hépatites virales, à Montpellier.
Un choc budgétaire pour des associations sous pression
L’application de la prime Ségur se traduit par un surcoût immédiat pour bon nombre de structures, déjà fragilisées par des financements précaires. Pour Les Petits Bonheurs, association qui accompagne les personnes vivant avec le VIH et malades du sida qui sont particulièrement isolées socialement et affectivement, la mesure appliquée rétroactivement à janvier 2024 engendre d’ores et déjà un déficit structurel. « À partir de 2024 et pour les années suivantes, nous devrons assumer un surcoût d’environ 20 000 euros, une charge que nous ne sommes pas en mesure d’absorber dans le contexte actuel, explique Thibaut Vignes, directeur de la structure. Nous avons toujours eu une gestion rigoureuse et maintenu un budget à l’équilibre, mais cette augmentation, sans contrepartie, met en péril notre stabilité financière. »
Même constat pour Envie : « Notre projet associatif repose entièrement sur des financements publics et privés, avec un équilibre entre les charges et les recettes. L’application de cette revalorisation salariale implique donc une réévaluation des financements alloués à l’association à partir d’août 2024, rapporte Magali Desforges. Si les financements suivent, notre budget restera équilibré. En revanche, en l’absence de soutien financier, notre budget sera significativement déséquilibré, menaçant la viabilité de nos actions et notre capacité à assurer l’accompagnement de nos usagers. »
Plusieurs autres structures engagées dans la lutte contre le VIH évoquent également un risque de fermeture à court ou à moyen terme si aucune compensation n’est accordée. Les petites associations, souvent plus vulnérables financièrement, se retrouvent particulièrement exposées. D’autant plus que cette hausse salariale intervient dans un contexte global de tensions budgétaires, où chaque dépense supplémentaire peut fragiliser un équilibre déjà précaire. Certaines fonctionnent avec un effectif réduit et doivent compenser le manque de moyens par un engagement associatif fort. Mais face à un déficit structurel récurrent, l’implication des équipes ne suffit plus à absorber l’impact financier.
Des financeurs silencieux, des incertitudes persistantes
Devant cette impasse, les associations ont contacté leurs financeurs habituels : Agences régionales de santé (ARS), régions, départements. Mais les réponses tardent. « À ce jour, les pouvoirs publics n’ont pas apporté de réponse à ce coût supplémentaire », indique Magali Desforges.
Même flou du côté des Petits Bonheurs : « Nous attendons un retour de l’ARS, mais eux-mêmes semblent incertains, en attente de leur propre budget. On nous a même indiqué que les subventions habituelles pour 2025 seraient plus difficiles à obtenir, souligne Thibaut Vignes. Donc, non seulement aucune compensation pour la prime Ségur n’est garantie, mais les financements existants risquent aussi d’être revus à la baisse. »
L’absence de directives claires a semé la confusion. L’information n’a pas circulé de manière fluide, laissant de nombreuses structures dans le flou jusqu’à tard dans l’année 2024. Ce manque d’anticipation a pesé lourdement sur la gestion budgétaire des associations, qui n’ont pas eu le temps de préparer un plan d’adaptation. La charge administrative pour comprendre et appliquer cette mesure a également été particulièrement lourde. Certaines équipes dirigeantes, souvent composées de bénévoles et de professionnels aux compétences pluridisciplinaires, ont dû consacrer un temps considérable à chercher des réponses, à interroger leurs financeurs et à évaluer les implications légales et financières de cette obligation.
Sans marges de manœuvre, de nombreuses associations doivent arbitrer entre leur survie financière et la continuité de leurs missions. Certaines ont déjà pris des décisions difficiles : réduction des effectifs, gel des embauches et suppression d’actions.
Et les premiers à en subir les conséquences seront les bénéficiaires. La fermeture d’associations de proximité entraînera obligatoirement une diminution des services de soutien, laissant des publics fragiles sans ressources adaptées. Les patients suivis par ces structures développent souvent des relations de confiance avec leurs interlocuteurs. La disparition de ces repères, qu’il s’agisse de services ou de professionnels, peut rompre un équilibre fragile, favorisant un repli social et une précarisation accrue. Ce risque est particulièrement présent pour les associations œuvrant dans la lutte contre le VIH, où le travail d’accompagnement repose en grande partie sur une approche communautaire et une continuité du suivi.
Une mesure nécessaire mais insuffisante
Si la revalorisation salariale du Ségur de la santé est perçue comme une reconnaissance attendue, elle ne règle pas pour autant la question de l’attractivité du secteur social et médico-social, ce qui était pourtant l’un de ses objectifs initiaux. « Les responsables de cette décision ont-ils mesuré si, effectivement, elle avait un impact sur l’attractivité des métiers ? interroge Thibaut Vignes. Je doute que 183 euros net en plus par mois sur la fiche de paie suffisent à inciter davantage de personnes à devenir infirmier ou aide-soignant. Le problème de fond de ces métiers demeure : des horaires contraignants, des conditions de travail éprouvantes et un manque de reconnaissance globale. »
Les associations plaident donc pour une prise de responsabilité de l’État, estimant que l’application de la prime Ségur, bien que nécessaire, ne peut être laissée à leur seule charge. « Il est impératif que les pouvoirs publics assument cette revalorisation financièrement et de manière systématique, en adéquation avec les besoins des structures, insiste Magali Desforges. Une mesure de justice sociale ne doit pas devenir une menace pour les associations qui la mettent en œuvre. »