En réponse au rapport d’évaluation sur l’impact de la loi sur la prostitution de 2016, un regroupement d’associations livre sa propre version, un shadow report étayé d’une enquête de terrain, qui montre comment cette loi met en danger la vie et la santé des travailleur·euse·s du sexe qu’elle entend protéger. Et de conclure par une série de recommandations à l’écho d’autant plus saisissant dans le contexte actuel de crise sanitaire.
Dès sa genèse, la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées a provoqué une levée de boucliers parmi les associations de défense des travailleur·euse·s du sexe. « Ce texte a été construit sans consulter les associations représentant les principaux intéressés. Pas étonnant, donc, qu’il débouche sur une législation non adaptée aux réalités du terrain… », constate Éva Vocz, coordinatrice de la Fédération parapluie rouge.
Quatre ans après son adoption, les associations dénoncent une loi plus que jamais « contre-productive » à l’égard des travailleur·euse·s du sexe.
Paru en juin 2020, le rapport « officiel » d’évaluation de la loi de 2016 a été élaboré par les inspections des Affaires sociales, de la Justice et de l’Administration. Un document de plus de 200 pages très critiqué par les associations, qui lui reprochent « de faire l’évaluation de l’application de la loi et non de son impact sur les personnes concernées ».
En réaction, 14 associations communautaires et de santé [i] ont rédigé leur propre rapport ou shadow report (« rapport parallèle », en français), intitulé Réponses à l’évaluation de la loi de 2016, dont l’objectif est de se consacrer aux conséquences de cette loi. Courant sur une soixantaine de pages, ce dernier détaille en quoi la loi de 2016 « ne protège pas les travailleur·euse·s du sexe ».
Qui pénalise-t-on ?
Tout d’abord, la pénalisation du client a induit « une précarisation » des personnes qu’elle est censée protéger. « En effet, la raréfaction des clients, dissuadés par le risque d’amende, a obligé les travailleur·euse·s du sexe à travailler plus afin d’essayer d’obtenir le nombre de clients suffisants pour avoir un revenu, tout en gagnant moins au final », explique Éva Vocz.
Lors d’une enquête publiée en avril 2018, et actualisée en 2019, commandée par 11 associations [ii], les chercheurs Hélène Le Bail, du CNRS, et Calogero Giametta, de l’université Aix-Marseille, ont interrogé près de 600 travailleur·euse·s du sexe intervenant dans une dizaine de villes françaises. Résultats : 78 % des interrogés ont rapporté une baisse de leurs revenus en raison de la diminution du nombre de clients et 63 %, une détérioration de leurs conditions de vie.
La pénalisation du client a également entraîné « une détérioration de la santé globale » des travailleur·euse·s du sexe. Notamment parce que « la raréfaction des clients a augmenté leur pouvoir à négocier des pratiques sexuelles à risque », d’où « un recul de l’usage du préservatif et donc, une augmentation du risque d’exposition au VIH et autres IST », indique le shadow report. Dans cette même enquête, 38 % des personnes interrogées ont rapporté une difficulté accrue à imposer le port du préservatif… Mais la dégradation de leur santé s’explique aussi par le fait que la pénalisation du client oblige les travailleur·euse·s du sexe à se déplacer vers « des espaces plus isolés (dont Internet) » et à changer « souvent de lieux d’exercice ». Cela constitue « autant d’obstacles pour délivrer des messages adaptés sur la réduction des risques »et permettre « la bonne observance d’un traitement », précisent les associations.
Enfin, constat encore plus inquiétant, la pénalisation du client s’est accompagnée d’« une augmentation des violences » et de leur « gravité ». « Ces violences sont une conséquence directe de la loi, notamment en raison de la précarisation des travailleur·euse·s qui les pousse à ne plus refuser les clients pouvant avoir un comportement violent… La loi a inversé le rapport de pouvoir en faveur des clients », explique Sarah-Marie Maffesoli, coordinatrice du programme Jasmine de Médecins du monde [iii].
Sur le site de ce programme, « il y a eu pas moins de 598 signalements de faits de violence, dont 171 actes criminels, comme des viols ou des braquages avec arme, entre le 1er janvier 2020 et le 30 septembre 2020 », précise Sarah-Marie Maffesoli. Laquelle estime que « ces chiffres sont sûrement bien en dessous de la réalité, toutes les agressions n’étant pas signalées ». L’enquête de 2018 avait conclu que 42 % des personnes interrogées – soit presque une sur deux ! – s’étaient déclarées plus exposées aux violences.
L’hypothétique sortie de la prostitution
Outre le pan législatif de la loi de 2016 (pénalisation des clients), son volet social pose aussi problème. En effet, le parcours de sortie de la prostitution apparaît être « une réponse inadaptée aux situations et aux besoins des travailleur·euse·s du sexe », souligne le shadow report. En trois ans, « seules 341 personnes ont concrètement bénéficié » de cette mesure, soit 0,9 à 1,1 % des 30 000 à 40 000 travailleur·euse·s du sexe estimés en France. « À ce rythme, et si entre-temps aucune nouvelle personne ne se décide à commencer le travail sexuel, on peut estimer que “l’abolition de la prostitution” pourra être effective, si tout va bien, d’ici 260 à 347 ans », estiment les associations.
Les raisons de cet « échec cuisant » ? « L’allocation financière à l’insertion sociale et professionnelle (Afis) proposée par le parcours de sortie est d’un montant dérisoire, 330 euros, bien en dessous du seuil de pauvreté établi par l’Insee à 1 026 euros. » Par ailleurs, « pour les travailleur·euse·s du sexe étrangers, le parcours de sortie ne permet pas l’obtention d’un titre de séjour. Seule est octroyée une autorisation provisoire de séjour de six mois renouvelables ». Enfin, d’après le rapport « officiel » d’évaluation de la loi de 2016, le faible nombre de bénéficiaires s’explique aussi « pour partie par l’importante hétérogénéité entre les départements des critères d’entrée dans un parcours de sortie de la prostitution. »
La crise sanitaire actuelle a-t-elle aggravé la situation des travailleur·euse·s du sexe ? Oui, répond sans détour Éva Vocz : « Tout d’abord, du fait de l’absence totale ou d’une diminution drastique de revenu lié au confinement, certains se sont trouvés sans ressources pour payer leur loyer et leur alimentation ; ce qui a entraîné des gestes de détresse, comme des suicides. Ensuite, à la raréfaction des clients induite par la loi s’est ajoutée celle liée à leur peur d’être contaminés par la Covid-19, d’où une chute plus importante du nombre de clients. »
Afin de contrecarrer les effets de la loi de 2016, les associations signataires du shadow report ont fait plusieurs recommandations. Parmi elles : « impliquer les travailleur·euse·s du sexe et leurs organisations dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques de santé, et de toutes les politiques qui les concernent » ; « décriminaliser le travail du sexe », en abrogeant entre autres la pénalisation des clients, et « garantir un accès effectif aux droits », notamment en soutenant « les associations communautaires dans l’accompagnement proposé aux travailleur·euse·s du sexe qui souhaitent changer d’activité ». Des pistes de travail qui devraient conduire à la réforme d’une loi sur la prostitution qui entend protéger les travailleur·euse·s du sexe.
Le 13 avril 2016, les députés français ont adopté la loi n° 2016-444 visant à « renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées ». Censé protéger les travailleur·euse·s du sexe, ce texte a mis fin au délit de racolage et a instauré la pénalisation des clients, passibles désormais d’une amende de 1 500 euros. Cette loi a également introduit des « parcours de sortie de la prostitution », avec aide financière et délivrance d’autorisation de séjour provisoire pour les étrangers.
Pour en savoir plus
[i] Acceptess-T, Aides, Arcat, Autres Regards, Les Amis du bus des femmes, Cabiria, Collectif des femmes de Strasbourg-Saint-Denis, Fédération parapluie rouge, Grisélidis, Itinéraires Entr’actes, Médecins du monde, Paloma, Les Roses d’acier et Strass .
[ii] Acceptess-T, Aides, Arcat, Les Amis du bus des femmes, Cabiria, Collectif des femmes de Starbourg-Saint-Denis, Grisélidis, Médecins du monde, Mouvement français pour le panning familial, Paloma et Strass.
[iii] Programme-support de lutte contre les violences faites aux travailleur·euse·s du sexe : projet-jasmine.org