Une fois le Fonds mondial parti, quel avenir pour la lutte contre le VIH ? Dans les quelques pays bientôt inéligibles à ses subventions, la question se pose de manière aiguë. Au-delà des craintes financières, c’est la place même des associations qui est en jeu. Le point avec plusieurs d’entre elles, membres du réseau Coalition Plus.
Mi-janvier, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme annonçait un nouvel « accomplissement exceptionnel » : en 2020, 157 subventions ont été accordées, pour un total de 7,04 milliards d’euros. En incluant deux accords en voie d’être signés, 7,59 milliards sont engagés, sur une enveloppe totale de 10,48 milliards pour la période 2020-2022 – le sixième cycle triennal du Fonds, ou ‘round’. Ce qui est très au-delà des 4,29 milliards d’euros engagés à la même période lors du précédent cycle (2017-2019). Malgré l’ouragan Covid-19, la lutte contre les trois grandes pandémies continue donc de monter en puissance.
Pourtant, les inquiétudes sont loin d’être levées. Certaines s’expriment là où on ne les attendait pas forcément : dans les pays à revenu intermédiaire, dont certains sont en passe de ne plus être éligibles à l’aide du Fonds mondial, voire ne le sont déjà plus [i]. Se pose alors la question de l’après Fonds, sujet qui n’est pas que financier. Depuis sa création en 2001, l’organisme genevois a permis de structurer les politiques nationales de lutte contre le sida, de faire entendre la voix des associations, de donner de la visibilité à des communautés souvent stigmatisées. Reste à voir si ces acquis perdureront dans les pays devenus inéligibles.
Maroc : la lutte contre le sida affranchie par le Fonds
Parmi les pays proches de la sortie, le Maroc, financé depuis 2003, est ‘en transition’ depuis 2016. Selon la définition du Fonds mondial, ce processus constitue « le mécanisme par lequel un pays s’achemine vers la mise en place et le financement intégraux de ses programmes de santé, indépendamment du Fonds, tout en continuant à obtenir des progrès ». Cette transition, qui vise l’autonomisation du pays, s’accompagne d’une baisse des subventions. Le Maroc ne recevra ainsi que 12 millions d’euros pour lutter contre le VIH/sida sur la période 2020-2022, contre 20,3 millions sur 2014-2016.
A ce jour, cette baisse est sans trop d’effets : les traitements, initialement payés par le Fonds mondial, sont désormais pris en charge par l’Etat. La subvention du Fonds est principalement employée à des programmes de prévention ciblant les populations vulnérables, telles que les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH), les usagers de drogues injectables (UDI) et les travailleurs du sexe. Un travail assuré par l’ALCS (Association de lutte contre le sida), voix majeure de la société civile dans le pays.
Selon son président Mehdi Karkouri, « nous sommes un peu impactés [par la baisse des financements du Fonds], mais pas tant que cela. Le gouvernement prend en charge tout ce qui est médical, et sous-traite la question de la prévention aux associations ». Sa crainte principale : « Quand le Fonds mondial arrêtera de financer ces activités de prévention, il n’est pas du tout sûr que le gouvernement prendra le relais ». D’autant que le Maroc est un pays « très conservateur » où l’homosexualité demeure illégale. « La subvention du Fonds mondial nous donne les coudées franches et nous permet d’aller vers les populations qui ont besoin de nous », ajoute Mehdi Karkouri, toutefois confiant que le Maroc restera éligible au-delà de 2025.
« Le Fonds mondial a énormément changé la lutte contre le sida dans le pays. Nous sommes conscients qu’il y aura des difficultés à son départ », renchérit Fouzia Bennani, directrice de l’ALCS de 2004 à 2019. Au-delà du financement, l’instauration du CCM (Country Coordinating Mechanism), organe de coordination entre le pays et le Fonds mondial, a « permis de mettre autour de la table les institutionnels, la société civile, les représentants des populations clés, dont les HSH. C’était inenvisageable avant l’arrivée du Fonds. On peut espérer que les choses continueront, que des instances de gouvernance rassemblant tous les acteurs seront mises en place. Mais nous ne sommes pas sûrs que ça se fera de la même façon », ajoute-t-elle.
Maurice: une santé économique trompeuse ?
De l’autre côté du continent, à Maurice, l’aide du Fonds mondial est encore plus proche de son terme. D’autant que, depuis juillet 2020, le pays est considéré par la Banque mondiale comme à revenu élevé, et non plus à revenu intermédiaire supérieur. En l’attente d’une sortie définitive du Fonds, les subventions, jusqu’alors réparties entre l’association PILS (Prévention, information, lutte contre le sida) et le ministère de la santé, ne sont plus allouées qu’à ce dernier. Même si les relations sont bonnes avec le ministère, la directrice de PILS, Annette Treebhoobun, craint que l’association, désormais sous-récipiendaire du Fonds, perde « un peu de son indépendance ».
Pour Jyoty Soomarooah, trésorière de PILS, l’autre écueil réside dans « la bureaucratie de l’Etat »: « Quand nous étions récipiendaire principal, nous recevions l’argent en début d’année, ce qui nous arrangeait. C’est désormais plus compliqué, nous sommes d’ailleurs en négociation pour voir s’ils [l’Etat] peuvent nous avancer les fonds de manière trimestrielle ».
Bien que la voix de la société civile fasse écho au sein de l’Etat mauricien, « le VIH n’est pas une priorité » dans le pays, déplore Kunal Naik, en charge du plaidoyer chez PILS. Maurice présente une prévalence de 1,2% chez les 15-49 ans, tandis que le diabète touche 25,3% de la population – contre 7,6% en France. Pourtant, la situation du VIH est loin d’être favorable : longtemps concentrée chez les UDI, elle tend à diffuser chez les jeunes hétérosexuels.
Maurice est-elle mûre pour se passer de l’aide du Fonds mondial, principalement employée au matériel d’injection ? Rien n’est moins certain, jugent les dirigeants de PILS : malgré l’optimisme de la Banque mondiale, « le contexte a changé avec la Covid-19, la pauvreté s’est accentuée. Cela n’a pas été pris en compte dans la décision du Fonds mondial de partir », note Jyoty Soomarooah.
Roumanie: une sortie mal engagée
Cet oubli du contexte sociopolitique semble d’ailleurs expliquer la situation critique des associations roumaines : depuis 2010, le pays, entré dans l’Union européenne trois ans plus tôt, n’est plus éligible aux subventions VIH. Malgré l’aide du Fonds social européen, plusieurs associations ont dû fermer. Depuis, la Roumanie, elle aussi classée à revenu élevé depuis juillet 2020, ne reçoit plus que des subventions dédiées à la tuberculose. Celle en cours depuis 2018, la dernière que versera le Fonds, arrivera officiellement à échéance en décembre, mais dans le cadre d’une « no-cost extension » d’un an: le programme continue, mais n’est désormais plus financé.
Bien qu’affectées à la tuberculose, le ministère de la santé, principal récipiendaire, consacrait une partie de ces subventions à la prévention du VIH, notamment via l’association ARAS. Cette dernière n’a donc reçu aucune aide depuis le début de l’année, que ce soit de l’agence nationale antidrogues ou du ministère de la santé. Selon la directrice d’ARAS (Association roumaine anti-sida), Maria Georgescu, l’association « a dû interrompre [ses] activités de distribution de seringues. Le ministère de la santé reçoit de nombreuses demandes, et sa priorité actuelle va à la vaccination contre la Covid-19 ». Au détriment d’une autre épidémie hors de contrôle, mais sans vaccin.
Les relations du Mali avec le Fonds mondial ont connu des tourments suite à la révélation, fin 2010, de malversations impliquant des cadres du ministère de la santé. Après une longue période d’observation, durant laquelle les subventions ont été confiées à des ONG internationales, le Fonds a décidé de redonner sa confiance aux autorités sanitaires du pays. Sur la période 2020-2022, le financement de la lutte contre le VIH (66,2 millions d’euros) est alloué aux deux tiers au ministère de la santé, à un tiers à l’association Arcad Santé Plus. Celle-ci se trouve toutefois sommée de céder la gestion de ses 18 centres de prise en charge, les USAC (unités de soins, d’accompagnement et de conseil), au ministère. Une transition à laquelle la directrice d’Arcad Santé Plus, Bintou Dembele, se résout à contrecœur: craignant pour l’avenir de ces centres (50% de la file active nationale des personnes vivant avec le VIH), elle estime qu’«ils ont vraiment fait avancer la lutte contre le sida. Nous continuerons notre plaidoyer pour qu’ils ne disparaissent pas». Revers positif de la médaille, cette réaffectation va permettre à l’association de mieux s’engager sur d’autres actions, tels que le dépistage communautaire, la mesure de charge virale sur papier buvard, ou la stratégie DOTS (Directly Observed Treatment Strategy) pour la tuberculose.
Au Mali, une difficile transition
[i] Pour rappel, l’éligibilité d’un pays aux subventions du Fonds mondial se définit selon son niveau économique et la dynamique des trois épidémies.