Quand il était enfant, Maxime Journiac se faisait une drôle d’idée de l’an 2000. « Cela me paraissait tellement lointain que j’imaginais des tas de choses futuristes, comme des soucoupes volantes ou des voitures-hélicoptères… », raconte-t-il. Quand il a eu 35 ans, dans les années 1980, Maxime Journiac avait évidemment cessé de croire aux soucoupes volantes. Il avait aussi cessé de rêver à l’an 2000. « J’étais convaincu de ne jamais arriver jusque-là, que je ne fêterais jamais mes 50 ans. À l’époque, comme beaucoup de séropos, j’étais persuadé qu’il ne me restait que quelques mois à vivre, au mieux quelques années. D’autant plus que j’étais coïnfecté par le virus de l’hépatite C. »
En 1996 sont arrivées les trithérapies. Et, avec elles, l’espoir un peu fou de cesser de vivre en « sursis ».
Maxime Journiac avait 32 ans quand il a appris sa contamination par le VIH. C’était en 1986. L’année, aussi, où il est devenu veuf. « Je vivais aux États-Unis, et mon compagnon, Bob, est mort à 35 ans d’une toxoplasmose. Un autre homme, qui était un ancien petit ami, est également mort du sida. » Une époque de désespoir absolu que les nouvelles générations de personnes vivant avec le VIH ont sans doute du mal à imaginer.
Les « années noires » du sida. Celles d’une médecine subitement désarmée et tombée de son piédestal. « Autour de nous, c’était des chagrins et des deuils permanents, se souvient Maxime Journiac. On voyait des amis qui, parfois en 48 heures, étaient emportés par une pneumocystose. » Des années de combat aussi. Comme d’autres, il s’est très vite engagé dans le militantisme et la quête d’un savoir scientifique et médical. Pour rester acteur de sa santé et parler d’égal à égal avec les médecins. « Je me disais que si je devais mourir de ce virus, je ne mourrais pas idiot. »
La fin du « sursis »
Revenu en France, Maxime Journiac a commencé à travailler à Sida Info Service, puis il est devenu un des piliers du TRT-5, ce groupe interassociatif très en pointe sur les questions thérapeutiques. En 1996 sont arrivées les trithérapies. Et, avec elles, l’espoir un peu fou de cesser de vivre en « sursis ». L’espoir de regarder à nouveau devant, de refaire des projets. De s’imaginer avoir un jour 50 ans et connaître l’an 2000. De s’habituer, doucement, à l’idée de vieillir avec le VIH. Ce virus avec lequel Maxime Journiac vit depuis maintenant trente et un ans. Près de la moitié de sa vie.
« Au total, j’ai enchaîné six traitements différents contre le VIH et sept contre l’hépatite C, dont j’ai fini par guérir, précise-t-il. J’ai participé à trois essais cliniques, dont le premier en 1988, sur l’AZT. À cause de ma coïnfection (VIH/VHC), j’ai développé une hypertension artérielle pulmonaire qui a failli me tuer en 2011. » Aujourd’hui, Maxime Journiac a 63 ans et il est toujours là. À la fois heureux et, visiblement, épuisé.
« C’est une chance d’être vivant alors que tant d’autres sont morts. Mais le VIH a quand même bousillé ma vie, avoue-t-il. Comme de nombreux séropos de cette génération, j’ai perdu beaucoup de proches. Cela laisse des traces sur le plan émotionnel et psychologique. Un peu comme un syndrome posttraumatique. On n’en sort pas complètement indemne. »
Maxime Journiac reconnaît que l’arrivée des multithérapies a été un événement extraordinaire. « C’est grâce à ces traitements que je suis toujours en vie. Cependant, à l’époque, cela n’a pas toujours été simple à gérer. Pendant des années, on s’est battu avec une énergie incroyable pour rester en vie, tout en pensant qu’on allait mourir. Et, brusquement, les médecins sont venus nous dire que c’était bon, que l’on pouvait réinvestir cette vie à laquelle on ne croyait plus. C’était à la fois une bonne nouvelle et comme si on venait nous retirer brutalement un tapis de sous nos pieds. Et aujourd’hui, comme d’autres de cette génération, j’ai l’impression que mon corps et mon esprit sont un vaste champ de bataille. »
Comment vieillir avec le VIH ?
Impensable durant les quinze premières années de l’épidémie, cette question est désormais centrale. Et on ne compte plus les enquêtes, les rapports ou les colloques sur le sujet. Les chiffres sont là : en 2010, parmi les personnes suivies en France pour le VIH, on comptait 10,1 % de personnes de 60 ans et plus, dont 5,4 % avaient entre 60 et 64 ans et 4,7 % 65 ans et plus. « Cela représente une population de l’ordre de 10 000 à 11 000 personnes de plus de 60 ans vivant avec le VIH et ayant connaissance de leur statut », souligne un rapport rendu public en 2013 par la Direction générale de la santé (DGS) [1].
Comment vont ces « seniors » du VIH ? « Globalement, plutôt bien. Certes, certains sont toujours marqués par quelques effets secondaires des molécules des années 1980 ou des premières trithérapies. Néanmoins, chez la plupart de ces patients âgés, les traitements marchent aussi bien que chez les jeunes », souligne la Dr Odile Picard, du service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Saint-Antoine (Paris). Dès le début des années 1980, cette dermatologue a soigné des patients atteints par le VIH. Elle en a vu mourir beaucoup, mais en a aussi accompagné d’autres, qui, pour certains d’entre eux, l’ont gardé comme médecin. « C’est un peu comme des vieux couples, on a du mal à se détacher. Par exemple, j’ai toujours comme patient un monsieur qui, en 1996, a pu bénéficier de la toute première trithérapie prescrite dans mon hôpital. À l’époque, il était au bord de la mort. Et je me souviens que 24 heures après la première prise [du traitement] son regard était déjà plus vif. Aujourd’hui, ce patient a 65 ans et il va bien. Il a eu un cancer, mais il en a guéri. »
C’est en traitant ces problèmes d’hypertension et de dyslipidémies qu’on a pu faire régresser le nombre d’infarctus du myocarde qui à un moment donné avait atteint un niveau un peu inquiétant.
Impossible bien sûr de parler des patients qui vieillissent avec le VIH sans évoquer les comorbidités, ces problèmes de santé rencontrés fréquemment chez ces patients. En France, la grande spécialiste du sujet est Jacqueline Capeau, professeure émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie et coresponsable du groupe Comorbidités et vieillissement à l’ANRS. « Sur l’ensemble des patients vivant avec le VIH en France, la moitié a au moins une comorbidité et 25 % au moins deux, indique-t-elle. Les patients, infectés de longue date, ont souvent connu les premiers traitements qui étaient peu efficaces pour contrôler le virus et avaient une toxicité métabolique. Résultat, ils ont eu des charges virales importantes et ont accumulé du virus dans certains réservoirs de l’organisme. Aujourd’hui, même s’ils ont une charge virale indétectable, il reste du virus dans ces réservoirs. »
Un autre facteur à prendre en compte est le mode de vie, « pas toujours optimal », de certains patients. « Il y a le problème de la sédentarité, ainsi que la consommation d’alcool et surtout de tabac, qui reste très présente chez certains patients, poursuit la spécialiste. C’est pour ces différentes raisons que les quinquagénaires ou sexagénaires vivant avec le VIH ont en moyenne davantage de comorbidités que les personnes du même âge dans la population générale. »
Les deux comorbidités les plus fréquentes sont l’hypertension artérielle et les dyslipidémies, c’est-à-dire une anomalie du taux de graisse dans le sang. À partir de 50 ans, il leur est conseillé de faire un bilan de santé annuel pour vérifier la tension, le diabète, le taux de lipides et dépister d’éventuels problèmes osseux, rénaux, cancéreux ou de dépression. C’est très important de faire de la prévention. C’est en traitant ces problèmes d’hypertension et de dyslipidémies qu’on a pu faire régresser le nombre d’infarctus du myocarde qui à un moment donné avait atteint un niveau un peu inquiétant.
Le VIH peut-il provoquer un cancer ? « Directement, non, indique Jacqueline Capeau. On voit des patients séropositifs développer des cancers du poumon qui sont le plus souvent provoqués par le tabac. Il existe des cancers “viro-induits”. Ils sont liés aux virus de l’hépatite B ou C ou à des papillomavirus. Mais on peut penser que la baisse des défenses immunitaires avec un VIH mal contrôlé peut favoriser ces cancers viro-induits. »
Le temps des comorbidités
Le cancer après le sida
C’est l’épreuve que traverse Alain Bonnineau, 57 ans, ancien vice-président d’Aides, qui vit avec le VIH depuis 1986. « En juin 2015, on m’a diagnostiqué un cancer des parties génitales. Au moment de l’annonce, le choc a certes été moins violent que lorsque j’ai appris ma séropositivité, mais c’est quand même difficile à encaisser. Forcément, on se remet à penser à la mort. Et j’ai dû de nouveau affronter d’importants problèmes secondaires, liés au traitement de curiethérapie de ce cancer. »
Pendant trente ans, Alain Bonnineau a vécu une sorte de long compagnonnage avec les « toubibs du sida ». Désormais, ses principaux interlocuteurs sont des oncologues, des urologues et des dermatologues. « Ils ont souvent une autre vision de la relation médecin-patient. Et même si on reste dans le champ de la médecine, on découvre un autre univers. » Comme d’autres personnes vivant avec le VIH qui cumulent des problèmes de santé, Alain Bonnineau a découvert que la médecine hospitalière est un monde assez cloisonné. Et par la force des choses il est devenu le chef d’orchestre de sa propre prise en charge. « J’ai monté une sorte de réseau pour mettre en relation les médecins que je consulte à des endroits différents. »
Un enjeu crucial pour beaucoup de personnes qui vieillissent avec le VIH. Certaines, sous le poids des comorbidités, finissent en effet par avaler des médicaments à la chaîne. « Le problème des interactions et des toxicités médicamenteuses est majeur, insiste Jacqueline Capeau. Et parfois cela fait un peu peur aux médecins qui connaissent mal le VIH. Certains patients séropositifs sont sous-traités pour leur hypertension ou leurs dyslipidémies, car les médecins traitants ne savent pas quels médicaments utiliser en association avec les antirétroviraux. »
Des conditions de vie hétérogènes
Vieillir avec le VIH n’est pas qu’une histoire de médecine ou de comorbidités. C’est aussi des histoires de vies plus ou moins abîmées ou fracassées par ce long cheminement avec le virus. Parfois, mais pas toujours. Car il ne faudrait pas non plus noircir exagérément le tableau : nombre de ces personnes vont bien et mènent une vie relativement bien insérée sur le plan économique et social. C’est ce que montre le rapport de la DGS, en venant nuancer l’idée selon laquelle la très grande majorité des quinquagénaires ou sexagénaires vivant avec le VIH seraient dans des situations précaires.
Premier constat, issu de l’enquête ANRS-Vespa 2 parue en 2013 : les personnes séropositives de plus de 60 ans sont dans une situation économique nettement plus favorable que celles de moins de 60 ans. « La proportion de propriétaires de leur logement y est plus de deux fois supérieure, la part des bénéficiaires de la couverture maladie universelle entre deux à trois fois plus faible », souligne le rapport de la DGS. Pour quelle raison ? Sans doute parce que ces plus de 60 ans ont commencé leur vie d’adulte dans les années 1960 et 1970, dans un contexte économique plus favorable à l’achat d’un logement où à la constitution d’un certain capital. « Aucune personne de plus de 60 ans n’a pu être contaminée dans sa prime jeunesse (ils avaient pour les plus jeunes au moins 30 à 35 ans au moment de leur contamination). Donc, même les plus anciens patients avaient déjà une “situation” au moment où ils ont contracté le virus, constate le rapport de la DGS. La génération de dix ans plus jeune (entre 50 et 60 ans aujourd’hui) a pu, elle, être frappée à 20 ans, ce qui a interdit à certains d’entre eux toute forme de capitalisation économique. Ils sont entrés dans la vie d’adulte avec le VIH et, s’ils ont été malades, ont connu une précarité beaucoup plus grande que leurs aînés. »
Les personnes séropositives de plus de 60 ans sont dans une situation économique nettement plus favorable que celles de moins de 60 ans.
Une situation favorable à nuancer
Pour ce rapport, le bureau d’études Plein Sens a rencontré 54 personnes de plus de 60 ans vivant avec le VIH : 18 femmes et 36 hommes. Ce travail montre qu’il existe différents profils. Certaines de ces personnes (9 sur 54) se sentent « peu affectées », voire presque « épargnées » par le virus. « Si les niveaux de vie de chacune sont très disparates, elles sont en moyenne dans des situations relativement privilégiées, voire très à l’aise pour certaines », souligne le rapport, en évoquant une infection vécue à bas bruit. « Le virus est devenu un compagnon étrange, auquel on ne pense plus beaucoup, le temps passant. Il a pourtant parfois conduit à une altération de l’image corporelle et peut faire ressentir à certains une fatigue réelle. Mais tout cela est présenté comme n’empêchant rien d’une qualité de vie qui est largement préservée », ajoute la DGS. Une sorte de vieillesse tranquille avec le VIH.
Une réalité parmi d’autres. Car, dans le rapport de la DGS, on parle de personnes avec des incapacités importantes ou « déclassées » qui, à cause de la maladie, ont dû changer de train de vie. Ce que confirment les acteurs de terrain. « Dans nos permanences, on voit régulièrement des personnes qui ont eu des parcours professionnels largement affectés par le VIH. Ce qui pose un problème quand elles essaient de faire valoir leurs droits à la retraite », indique Christophe Mathias, responsable de la commission Vivre avec à Act Up-Paris. « Certaines n’avaient jamais imaginé atteindre un jour l’âge de la retraite et n’ont pas gardé tous les papiers avec leurs cotisations, ajoute-t-il. Il faut donc entreprendre un long travail de recherche avec la Cnaf et les caisses complémentaires. C’est parfois très compliqué. Et certaines personnes se retrouvent juste avec le minimum vieillesse, soit 800 euros par mois. Ce qui les oblige à déménager, car elles ne peuvent plus payer leur loyer. »
Vieillir dans l’isolement
Vieillir avec le VIH, c’est aussi, dans certains cas, vivre dans la solitude. Presque dans l’oubli. C’est ce que constate de manière quotidienne Grégory Bec, le directeur et fondateur de l’association les Petits Bonheurs qui, depuis 2008, accompagne les personnes isolées vivant avec le VIH. « Nous suivons de nombreuses personnes âgées, dont certaines sont même octogénaires, explique-t-il. Notre “doyen” a 91 ans, et nous avons quatre personnes de 89 ans. » Ces personnes ne sont certes pas représentatives de l’ensemble des personnes vivant avec le VIH, mais leur situation témoigne quand même d’une réalité : le VIH peut être, en soi, un facteur d’isolement. « Pas mal de personnes qui avancent en âge n’ont pas eu d’enfant, ajoute Grégory Bec. C’est le cas de beaucoup de gays, mais aussi de femmes qui n’en ont jamais voulu. Soit parce qu’elles avaient peur de transmettre le virus, soit parce qu’elles ne voulaient mettre au monde des enfants qui risquaient de devenir orphelins. »
Des personnes seules aussi parce qu’au fil du temps le sida a fait le vide autour d’elles. « La plupart avaient noué des liens d’entraide, de solidarité, amicaux ou amoureux, avec des personnes rencontrées dans des associations ou à l’hôpital. Et, peu à peu, le sida a décimé tous ces réseaux. Je pense par exemple à un monsieur. Chez lui, il y a des albums remplis de photos des fêtes qu’il organisait dans son appartement. Dans un buffet, il y a un service de 24 assiettes. Et il me disait qu’au maximum il n’en sortait jamais plus de deux », raconte Grégory Bec.
Le sida, maladie de la peur et du secret
Un constat toujours valable. « On accompagne une femme de 75 ans qui était plutôt bien insérée socialement avec pas mal de monde autour d’elle, précise Grégory Bec. Un jour, elle a confié à une amie qu’elle était séropositive. Cela s’est su et, depuis, tout le monde s’est éloigné d’elle. »
Parmi les plus de 60 ans accompagnés par les Petits Bonheurs, on trouve une majorité de personnes infectées de longue date. Et également des personnes qui ont découvert tardivement leur séropositivité. « Des femmes notamment, explique Grégory Bec. Elles ont plus de 60 ans, ont perdu leur mari. Puis, à un moment, elles ont des problèmes de santé que leur généraliste, au début, ne comprend pas. Car personne n’imagine une seule seconde que cela peut être lié au VIH. Parfois ces femmes se retrouvent à l’hôpital dans un état catastrophique après avoir développé une infection opportuniste. »
Il y a aussi quelques cas de contaminations récentes, à un âge parfois avancé. « C’est très marginal, mais cela existe. Par exemple, nous suivons un monsieur de 87 ans qui s’est contaminé l’an dernier. Il ne s’est pas protégé, mais l’assume complètement et vit cela assez tranquillement. Il se dit qu’à son âge, VIH ou pas, il n’a plus grand-chose à perdre », explique Grégory Bec, en évoquant aussi le cas, un peu plus fréquent, de personnes qui se contaminent après la cinquantaine. « Vieillir, c’est aussi voir son corps changer. Et il arrive que des personnes, notamment après un divorce ou une séparation, se retrouvent très seules, avec une faible estime personnelle, ajoute Grégory Bec. Elles ont souvent peu d’occasions de rencontres. Et quand une opportunité se présente, elles n’arrivent pas à négocier l’usage du préservatif. Un peu comme si l’âge, en lui-même, était devenu un facteur de vulnérabilité face au VIH. »
[1] Étude sur la prise en charge des personnes vieillissantes vivant avec le VIH/sida, Plein Sens, DGS, mars 2013.