Les lieux de rencontre extérieurs (LRE) ont-ils encore leur place dans les actions de prévention ? S’ils sont moins fréquentés du fait de l’explosion des applications de rencontre, la réponse ne fait guère de doute pour les associations contactées : le travail de terrain demeure primordial. D’autant que les LRE attirent des publics peu au fait des risques de contamination et des moyens de s’en prémunir.
« Depuis quatre à cinq ans, on observe une baisse de fréquentation des LRE avec l’avènement des applis. Mais on continue à y retrouver des habitués, ceux à qui ce genre de lieux convient le mieux, parce qu’ils n’ont pas la maîtrise de l’outil informatique. Le public jeune s’est en revanche éloigné », constate Sylvain Rouilhac, chargé de mission de l’association Entr’AIDSida Limousin.
Les applications de rencontre versus les LRE ? Pas si simple : si les applis les ont en partie dépeuplés, les lieux de drague sont aussi devenus des points de rendez-vous pour des contacts pris sur appli. « Les applis peuvent servir à se retrouver sur un lieu de drague, c’est plus sécurisant que d’aller chez l’un ou chez l’autre », observe Sylvain Rouilhac.
Une tendance également observée par l’association ADIS, qui intervient dans le Nord. Notamment pour les rencontres à plusieurs en extérieur, planifiées sur appli. « Il y a tout un travail à mener en amont, il faut se préparer jusqu’à une semaine en avance pour s’insérer dans les groupes Grindr ou Hornet. En tant qu’acteurs de prévention, il faut qu’on soit très mobile » afin d’intervenir au bon endroit, au bon moment, explique Olivier Malengrez, moniteur-éducateur à l’association Adis. Selon lui, « les lieux bougent beaucoup, ce n’est plus l’endroit historique. Les applis les ont transformés : la drague se fait maintenant sur l’appli, la consommation sexuelle directement sur le lieu ».
Homosexualité cachée, prévention méconnue
Toutefois, nombre d’hommes qui fréquentent encore les LRE sont des hommes mariés, âgés de plus de 40 ans, venus vivre une autre sexualité à l’abri du regard familial. Y affluent aussi des garçons issus de milieux où l’homosexualité demeure taboue : jeunes des cités, issus de milieux ruraux, migrants d’origine afghane ou irakienne en quête d’un contact sexuel, parfois en échange de quelques dizaines d’euros. Autant de publics qui recherchent la confidentialité, évitant les applis par peur de voir leur identité dévoilée au grand jour.
Chez ceux-ci, le travail préventif s’avère plus difficile que chez les gays revendiqués. A Orléans, l’association GAGL45 « distribue des préservatifs et du gel sur ces lieux. Nous expliquons ce qu’est un Trod et orientons vers notre local pour ‘troder’, nous expliquons ce qu’est le TPE [i], mais nous parlons aussi de vie sentimentale. Nous rencontrons des personnes du monde agricole, ou venant des cités, qui sont là pour éviter de se faire frapper. Ces gens ont un grand manque d’information quant aux prises de risque », explique Ralph Souchet, vice-président de l’association.
Idem pour les hommes mariés : selon Olivier Malengrez, « ils estiment souvent ne pas avoir à mettre de capote, ne pas avoir besoin de test. Ce public furtif n’a souvent pas de capotes sur lui, ne connaît pas les Trod. Et la PrEP, dont l’usage demeure communautaire, ne lui dit rien. Ces hommes fonctionnent encore avec le logiciel des années 80 : ‘je ne suis pas homo, je ne suis pas toxico, donc je ne suis pas concerné’. C’est un public qui prend des risques sans en avoir conscience ». Pour Sylvain Rouilhac, « le discours de prévention est plus difficile à amener avec ces personnes. Certains considèrent le mariage comme quelque chose qui les protège ».
Un retour en grâce des LRE ?
Si la fréquentation des LRE a diminué avec l’avènement des applis, leur sort n’est pas scellé pour autant. Leur cote pourrait même repartir à la hausse, avance Sylvain Rouilhac : « la période Covid-19 a tout bouleversé. Récemment, on observe une augmentation de la fréquentation de ces lieux, notamment par un public plus jeune. Les gens ont besoin de rencontrer du monde ». Quant aux applis, elles pourraient, du moins chez certains gays, avoir trouvé leurs limites : « les gens en ont marre des applis, qui biaisent les rapports humains. Sur les LRE, on apprend d’abord à se connaître, c’est un contact plus humain, plus agréable, plus sécurisant. Contrairement aux applis, dont l’usage est très consumériste, hypersexualisé », ajoute-t-il.
Pour Sylvain Rouilhac, le travail préventif de terrain demeure « indispensable, car on touche des personnes qu’on ne verrait pas ailleurs. Tant que des gens iront sur ces lieux, il y aura nécessité d’y intervenir. Il ne faut pas tomber dans le travers du tout-numérique ». Pourtant, il est plus facile pour les associations de s’adresser à un plus grand nombre de personnes lorsqu’elles travaillent sur appli. « On voit certes beaucoup moins de gens sur le terrain, mais l’approche y est plus qualitative », explique Sylvain Rouilhac, qui souligne la « profondeur » des échanges en face à face.
Du fait de modes de contact et de publics différents, les sujets abordés ne sont en effet pas les mêmes : « sur les applis, on parle beaucoup de stratégie de prévention, de dépistage. Sur les LRE, on observe beaucoup de détresse, de mal-être », explique Olivier Malengrez. « Quand on discute avec les gens sur les LRE, on parle aussi bien de santé sexuelle que de violences, de santé mentale, ou de la façon dont ils vivent leur homosexualité », renchérit Sylvain Rouilhac. D’où la nécessité de continuer à arpenter les LRE : « si les associations n’y vont pas, rien n’y sera fait », conclut Ralph Souchet.
Située près de Saint-Leu, sur la côte ouest de La Réunion, la plage de la Souris Chaude est le LRE le mieux identifié de l’île. L’association ARPS y mène des actions de prévention quatre fois par mois, de jour comme de nuit. Identifiée comme plage naturiste, accueillant homos et hétéros, la Souris Chaude connaît « une fréquentation assez stable », estime Gérard Grondin, animateur de prévention à l’ARPS. Au-delà des conseils préventifs, l’association veille à la sécurité des personnes : « on fait attention à ce que certains ne viennent pas casser du pédé », indique Gérard Grondin. « Sporadiques », ces violences émanent souvent « de gens qui viennent alcoolisées, se disent hétéros, mais ont du mal à assumer ». Autre LRE réunionnais, le quartier de La Jamaïque, à Saint-Denis, a été déserté des gays suite à des violences homophobes survenues en 2015.
La Souris Chaude, spot réunionnais
[i] Trod : test rapide d’orientation diagnostique ; TPE : traitement post-exposition ; PrEP : prophylaxie pré-exposition