Ses travaux portent sur la sociologie du risque et de la santé, la médicalisation de la gestion du risque VIH et la recomposition des normes individuelles et collectives de prévention.
Vincent Douris : Depuis la soutenance de ta thèse, en 2012, et la publication qui a suivi (Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, paru aux Presses universitaires de Rennes), tu as poursuivi ton travail sur la structuration individuelle et collective du rapport aux risques chez les hommes homosexuels dans le contexte de l’émergence de la PrEP. Identifies-tu cette période comme un moment de rupture ?
Gabriel Girard : Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Il est évident que la PrEP contribue à transformer la prévention en profondeur, et on n’en mesure certainement pas encore complètement tous les effets ! La PrEP renouvèle en effet la manière même de penser la prévention, car elle affecte les rapports au risque et à la sexualité. En ce sens, on peut dire que la biomédicalisation de la prévention pose les bases d’une nouvelle approche de la santé sexuelle et du plaisir, dans laquelle le préservatif ne définit plus la norme de protection absolue. Mais à l’inverse, il serait illusoire d’analyser la PrEP comme une réponse « magique » aux enjeux et difficultés dans le domaine de la prévention du VIH. Car la PrEP, comme le préservatif, s’inscrit dans des relations sociales, et donc aussi dans des rapports de pouvoir. On peut les analyser à un niveau structurel : comment l’accès à la PrEP (et à la prévention en général) s’organise-t-il à l’échelle d’une ville, d’une région ou d’un pays ? Avec toutes les questions soulevées par la prise en charge des coûts par la société, mais aussi celles des barrières à l’accès aux services de santé ou de l’acceptabilité sociale des différentes stratégies de prévention. On observe également ces enjeux de pouvoir au niveau médical. Demander la PrEP, se la faire prescrire, ces démarches relèvent d’une discussion avec un médecin, à partir d’un dialogue ouvert sur la sexualité et les risques : une situation face à laquelle nous ne sommes pas tous égaux. Dernière dimension, et pas la moindre, la prévention est au cœur de négociations interpersonnelles complexes. Le préservatif ou la PrEP ne fonctionnent que s’ils sont utilisés. Or, lorsqu’on est en confiance – dans une relation amoureuse, par exemple – la prévention peut vite devenir de « trop », malgré les risques de santé potentiels. Sur un versant plus sombre, les relations sexuelles et affectives peuvent aussi être marquées par des rapports de force, de la violence et/ou de la contrainte. Bref, sans nier la nouveauté et le potentiel de la PrEP, on voit bien qu’indépendamment des outils, certaines questions continuent de se poser dans le champ de la prévention.
Entretien à l’occasion de la journée Homosexualité et VIH : rapport aux risques et prévention médicalisée organisée par Sidaction le 7 décembre 2016.
VD : Tu as pu travailler sur cette situation au Canada et en France. Est-ce que les questions d’ordre structurel et médical se posent de la même façon dans ces deux pays ?
GG : Les situations sont assez comparables en termes épidémiologiques : les hommes gais/bisexuels sont le groupe dans lequel les nouvelles infections du VIH restent très élevées, et ne baissent pas, au fil des années. Face à cette urgence sanitaire, la différence se joue avant tout au niveau de la réaction associative et de la réponse des autorités de santé. La France est caractérisée par une tradition militante dans la lutte contre le sida : les associations occupent une place importante dans la négociation avec les pouvoirs publics. Même si ce rapport de force est fragilisé par la recomposition du paysage associatif, il reste un puissant levier. La rapidité avec laquelle la PrEP a été homologuée par le Ministère de la santé, en 2015, est en l’une des illustrations. Mais la France, ce sont aussi les controverses : autour de la PrEP, par exemple, les débats associatifs ont été très vifs – et le restent dans une certaine mesure. Au Québec, l’héritage est celui de la santé communautaire, avec ses forces – l’auto-organisation des populations concernées – et ses faiblesses : la dépendance vis-à-vis des financements publics. Au Québec, certains médecins ont commencé à prescrire la PrEP dès 2012, et ils en avaient la possibilité légale, malgré l’absence d’homologation du Truvada en prévention. Plus généralement, la PrEP n’a pas vraiment fait l’objet d’un débat public. L’essai Ipergay, qui comportait un site au Québec, a fait l’objet de critiques d’ordre éthique, en particulier de la part de Warning-Montréal et de groupes queer. Mais en dehors de ces débats relativement confinés, la PrEP n’a pas été contestée publiquement. Sans être trop caricatural, on peut dire que les québécois sont plus pragmatiques que les français dans leur approche de la prévention : un outil supplémentaire est toujours bon à prendre. Dernier élément de contexte qui diffère fortement : la criminalisation du VIH. Au Canada, une personne séropositive peut être poursuivie en justice si elle ne dévoile pas son statut sérologique à son partenaire. En d’autres termes, l’exposition au VIH est criminalisée, indépendamment de la transmission. Cette législation s’accompagne donc d’une injonction au dévoilement du statut, nuisible aux personnes concernées, et en décalage totale avec l’état des connaissances en prévention.
VD : Au niveau des individus et des communautés, quelles sont les réactions et les adaptations à cette approche médicalisée de la prévention ?
GG : C’est sans doute LA question que tout le monde se pose. Ce qu’on constate, c’est que la prévention biomédicale se diffuse progressivement, en partant des « adopteurs précoces ». À Montréal, ont estime que près de 1 500 personnes auront bientôt eu accès à la PrEP. Mais toutes les options préventives n’ont pas le même succès. Par exemple, la prise en compte de la charge virale, une approche à l’efficacité établie et dont on parle depuis longtemps, reste encore mal connue et mal perçue parmi les gais, comme l’a montré l’enquête « Mobilise ! », pilotée par Ken Monteith (COCQ-sida) et Joanne Otis (UQÀM). Les transformations normatives à l’œuvre actuellement prennent du temps, car elles se heurtent à des préjugés ancrés, comme la sérophobie : beaucoup de séronégatifs refusent encore tout simplement les contacts sexuels avec des personnes vivant avec le VIH. Mais la prévention combinée est aussi prise au piège de sa propre technicité : charge virale, PrEP, TPE, TasP… La multiplication des acronymes et des variables biomédicales à prendre en compte représente un obstacle pour un certain nombre de gens. Au niveau canadien, l’enquête « Résonance », dirigée par Barry Adam (Windsor University) et Ed Jackson (CATIE), a bien montré que l’appréciation des nouvelles stratégies de prévention est très diversifiée dans les communautés gaies. Certains répondants sont très informés et très sensibilisés, ils correspondent typiquement à ce profil d’adopteurs précoces, à l’affût des nouvelles tendances. À l’inverse, un nombre non négligeable des participants à l’enquête se disent méfiants vis-à-vis des stratégies associées au monde médical et à l’industrie pharmaceutique. Cette position critique teinte fortement leur perception de la prévention biomédicale. On le voit, la question de la confiance reste centrale : la confiance vis-à-vis de l’émetteur du message de prévention, la confiance dans l’efficacité des stratégies, pour soi ou pour les autres ; mais aussi la confiance dans les propos du ou des partenaire(s) lorsqu’il(s) se disent indétectables, sous PrEP, ou séronégatifs. Les conclusions des différents projets de recherche menés au Canada convergent : les outils de prévention offrent des solutions de plus en plus individualisées et adaptées aux pratiques. Il reste maintenant à réduire les barrières d’accès : en rendant l’information la plus accessible possible, en offrant des services de santé LGBT-friendly, en mettant fin à la criminalisation, et en soutenant l’accès universel à la prévention et aux soins.